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Texte de la brochure :
Aurore Koechlin est une militante féministe et chercheuse en sociologie ; ses travaux portent sur la gynécologie médicale en France. Dans son ouvrage La révolution féministe, publié aux éditions Amsterdam, elle retrace l’histoire du féminisme de la deuxième vague et revient sur les débats contemporains qui traversent les féminismes, à partir de quoi elle pose les principes d’une stratégie féministe, pour un féminisme révolutionnaire. Nous publions ici un extrait du chapitre consacré à ces enjeux stratégiques.
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Les limites de la stratégie intersectionnelle n’impliquent pas qu’il ne faut rien en conserver. Au contraire : ses critiques systématiques de l’instrumentalisation du féminisme à des fins islamophobes, racistes et impérialistes, sa déconstruction du genre, sa réflexion sur le croisement des dominations, constituent des acquis précieux pour nous. Mais c’est sur les questions stratégiques que réside un désaccord, qui recoupe d’ailleurs en grande partie des divergences quant à l’analyse des dominations.
Il s’agit donc de commencer à élaborer une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire, entreprise ardue car elle implique de se situer en opposition aux deux grandes stratégies majoritaires contemporaines, d’une part, et, d’autre part, à une certaine vision marxiste qui considère le féminisme comme un combat contre une oppression « secondaire », créée par le capitalisme pour diviser la classe des travailleurs[1]. Ma volonté d’articuler le féminisme au marxisme ne vient pas de l’idée d’une subordination du premier au second, mais bien de l’idée que seule une démarche matérialiste parviendra à surmonter les contradictions de la stratégie intersectionnelle. En outre, il me semble important d’articuler une véritable politique féministe à la meilleure analyse de la classe, de l’exploitation et du capitalisme jamais fournie pour le moment. Pour cela, il faut donc renouveler avec Marx, malgré – et peut-être contre – ceux qui se revendiquent de son héritage.
Par ailleurs, il serait préjudiciable de se priver des réflexions stratégiques si riches des XIXe et XXe siècles, de même que des expériences politiques qui y ont été faites : c’est l’héritage du mouvement ouvrier, cela doit être celui du mouvement féministe également. Enfin, la libération des femmes et des minorités de genre ne peut se faire qu’avec la libération de tou·te·s les exploité·e·s. Et les travailleurs·ses sont aussi des femmes et minorités de genre…
À l’opposé de la vision intersectionnelle, qui divise la société en une multitude de systèmes de domination parallèles et définissant des positions symétriques et essentialisées dominant·e·s/dominé·e·s, on doit défendre l’idée d’un système intégré et combiné des différents rapports de domination ancrés dans l’histoire et les sociétés considérées (classe, race, genre), produits et reproduits par des structures économiques, sociales et politiques (État, justice, police). Ce système intégré a pour base matérielle un mode de production et un mode de reproduction qui sont corrélés.
Dès lors, pour s’attaquer à ce système, il faut remonter à sa base matérielle, donc économique, et postuler la centralité stratégique du travail productif et reproductif. Ce qui ne veut pas dire que d’autres domaines (comme l’idéologie) ne sont pas des lieux d’affrontement centraux ; cela veut dire que le sujet révolutionnaire n’est pas la classe ouvrière présentée comme un ensemble d’hommes blancs prolétaires de la grande industrie. Car la classe est tout autant le genre que la race : elle est composée majoritairement et organiquement de femmes, de minorités de genre, de personnes queer, de personnes racisées, immigrées, migrantes. Ce sont tout autant elles et eux le sujet révolutionnaire.
Qu’est-ce que cela implique quant à nos tâches ? Qu’il n’est pas possible de s’implanter seulement dans les lieux de la production, pour y développer une conscience de classe, une lutte des classes, etc. On doit aussi être capable de développer des luttes, des consciences et des mots d’ordre féministes et antiracistes, en montrant que loin de s’opposer aux questions de classe, ils leur sont intimement liés. Nous devons être en capacité de développer des revendications spécifiques sur le travail reproductif. Cela implique, entre autres choses, de dépasser les positionnements théoriques sur ces questions pour repartir des conditions d’existence réelles des personnes concernées, notamment des femmes au foyer ou travailleur·se·s du sexe.
Nous devons également développer des moyens de lutte spécifiques autour du travail reproductif, comme la grève du travail reproductif. Celui-ci est, on l’a vu, un secteur central du maintien du système capitaliste : il doit donc aussi occuper une place centrale dans notre stratégie. Comme toute grève classique, la grève du travail reproductif permet de dégager du temps pour la politique, de paralyser la reproduction et de commencer à poser la question d’une autre gestion de la reproduction (notamment via la socialisation de cette dernière).
Nous devons lutter contre la tendance contemporaine à l’éclatement des luttes et des mots d’ordre politiques pour réaffirmer sans cesse le lien organique entre classe, genre et race. Nous combattons tou·te·s le même système qui s’appuie sur ces différents rapports de domination pour se perpétuer. Nous ne sommes pas des « allié·e·s » aux « privilèges » différents, nous sommes une majorité d’exploité·e·s et d’opprimé·e·s face à une minorité qui détient le pouvoir économique et politique, et qui fait usage de l’État pour perpétuer sa domination. Bien que nos intérêts matériels immédiats divergent parfois, notre tâche doit être de les dépasser parce que nos intérêts matériels et politiques globaux sont largement convergents.
Dès lors, même si à l’heure actuelle, les mouvements de lutte contre les oppressions (féministe, LGBTI+, anti- raciste, anti-impérialiste, contre les oppressions nationales, etc.) sont autonomes vis-à-vis des luttes du travail, nous devons œuvrer à leur réunification. Cela passe par une action sur deux terrains : militer au sein du mouvement autonome sur les oppressions pour y défendre une politique marxiste et révolutionnaire, et militer au sein des luttes ouvrières pour y développer une politique relative aux oppressions. Et sur chacun de ces deux terrains, porter le mot d’ordre fondamental de la convergence des luttes. La convergence des luttes, ce n’est pas la convergence d’un mouvement vers l’autre ; c’est la convergence de ces deux mouvements ensemble, vers un même but, le renversement du système. Ce n’est qu’en frappant ensemble de toutes nos forces au même endroit que nous y parviendrons.
À présent, il me semble important de souligner le lien entre féminisme et antiracisme, car pour les raisons historiques que j’ai exposées, ces deux luttes tendent à devenir dans l’imaginaire militant et social de plus en plus antinomiques. En effet, entre un certain féminisme qui cible ou est poussé à cibler essentiellement une catégorie spécifique de la population comme antiféministe et sexiste, en particulier les hommes des classes populaires et/ou racisés, et un certain antiracisme politique qui considère de plus en plus le féminisme et les féministes comme son ennemi (les positions ne sont bien sûr pas équivalentes), la rupture est en partie consommée. Et il semblerait qu’au grand divorce du 20e siècle entre marxisme et féminisme soit en train de se substituer un nouvel antagonisme, entre féminisme et antiracisme. Or, puisque je fais une analyse unitaire du système des dominations, j’estime que ces mouvements doivent s’allier, mais c’est surtout, à mes yeux, une question de survie.
À quel point le féminisme est-il entaché par le racisme, l’impérialisme et le néocolonialisme ? Quelle responsabilité portent la théorie et le mouvement féministe dans l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes ? Il est tout d’abord évident que le féminisme français n’a pas suffisamment pensé la question antiraciste. C’est ce qui explique in fine son ralliement aux politiques racistes du gouvernement, depuis la colonisation jusqu’à notre époque de montée de l’islamophobie, de néocolonialisme et de guerres impérialistes. Toute analyse des dominations qui n’est pas unitaire risque de sous-estimer ou de méconnaître une domination au profit d’une autre. Néanmoins, bien que cette première réponse contienne une part de vérité, elle a le défaut de traiter le féminisme français comme un ensemble homogène. Or, je l’ai dit, celui-ci est traversé par différentes stratégies qui définissent différents féminismes, incommensurables les uns aux autres. Actuellement, c’est non pas le féminisme dans son entier qu’il faut dénoncer, mais une stratégie précise, le fémonationalisme. Il s’est révélé en France avec l’« affaire du foulard » de 2004, où l’on a vu une partie du gouvernement justifier cette loi au nom d’une rhétorique féministe et une partie des féministes la soutenir activement. Mais, il faut y insister, ces soutiens venaient d’un féminisme d’État ou aspirant à le devenir, comme Yvette Roudy. À l’opposé, un secteur important du féminisme s’est prononcé contre la loi, notamment le collectif Une École pour toutes, où militaient Christine Delphy et Houria Bouteldja, ainsi qu’une partie du NPA. Et même les féministes occupant une position intermédiaire, « ni loi ni voile », ont condamné cette loi (le CNDF, le Planning familial et une autre partie du NPA). Il n’y a donc pas eu de trahison du féminisme dans son ensemble. Mais – c’était dans l’ordre des choses – une logique d’État s’est manifestée du côté du féminisme d’État. Cela n’a pas empêché toute une partie du féminisme institutionnel de se faire leurrer par le féminisme d’État. Et là, en effet, une partie des féministes ont effectivement été instrumentalisées par le féminisme d’État, selon une logique du reste antérieure à cette montée du fémonationalisme, du fait des interactions fortes entre féminisme institutionnel et féminisme d’État[2].
Une question demeure : pourquoi le féminisme ? Pourquoi le gouvernement a-t-il utilisé cette rhétorique précise pour justifier sa politique ? Une première raison est que cela permettait de désactiver le potentiel révolutionnaire du féminisme. Cela s’appelle la cooptation, qui n’est malheureusement pas un phénomène nouveau – le mouvement ouvrier le connaît bien. Il est évident qu’un grand mouvement finit toujours par faire l’objet d’une politique spécifique d’État. Le féminisme ne déroge pas à la règle. Une deuxième raison est de nature économique. Cette rhétorique permet, comme on l’a vu, de renforcer l’assignation et l’exploitation des femmes racisées dans le travail reproductif.
Pour résumer, ce qui se joue dans la montée du fémonationalisme, c’est une alliance entre une partie du féminisme et le gouvernement sur l’utilisation du féminisme à des fins racistes, impérialistes et islamophobes. Cela ne doit pas discréditer le féminisme en soi, mais une stratégie féministe en particulier.
Le discrédit d’une stratégie précise ne suffit pas à invalider le mouvement féministe tout entier. Par contre, cet écueil permet de définir des tâches pour notre féminisme. D’une part, celui-ci se doit de reprendre l’héritage des afro-féministes, de l’antiracisme politique, des luttes d’indépendance et anti-impérialistes pour affiner l’articulation du féminisme et de l’antiracisme, pour promouvoir cet héritage et le visibiliser. D’autre part, il doit se démarquer nettement du féminisme d’État et du féminisme institutionnel. Cela veut également dire pousser, dans la mesure du possible, une partie du féminisme institutionnel à rompre avec le féminisme d’État ou le fémonationalisme (parfois en dialoguant avec des parties du féminisme institutionnel). Enfin, il faut œuvrer au rapprochement des mouvements féministes et antiracistes : participer aux luttes importantes du mouvement antiraciste en y défendant notre stratégie révolutionnaire (par exemple, la Marche des solidarités, la lutte contre les violences et les crimes policiers, la lutte des sans-papiers, etc.), élaborer des revendications et des mots d’ordre qui mêlent les enjeux féministes et antiracistes.
La question de la convergence des luttes est trop souvent mal comprise par l’extrême-gauche : il s’agit de faire en sorte que tous les secteurs et mouvements éventuellement autonomes du mouvement ouvrier convergent vers le mouvement ouvrier. Mais une telle convergence ne peut être à sens unique : pour qu’elle ait lieu, de toute manière, il faut d’abord que le mouvement ouvrier soit en mesure de prendre en charge les revendications extérieures à lui-même, et cela ne sera possible que par un travail de longue haleine. De plus, cela implique qu’il les défende dès maintenant au côté de ses revendications traditionnelles. Cela nécessite que le mouvement ouvrier devienne progressivement le mouvement ouvrier féministe, LGBTI+, anti-raciste. Il est donc tout à la fois décisif de développer une ligne lutte de classe, c’est-à-dire en lien avec la lutte des classes, dans les mouvements féministes, LGBTI+, antiracistes, etc., et d’intervenir dans le mouvement ouvrier de façon féministe, LGBTI+, antiraciste, etc., pour y développer une conscience, des mots d’ordre et des revendications portant directement sur ces questions. Et c’est ainsi qu’à terme on pourra espérer réunifier en un seul et même mouvement ces luttes séparées (ce qui ne veut pas dire gommer leurs spécificités).
[1] Le terme n’est pas féminisé à dessein. Cette thèse est encore soutenue dans certains secteurs et certaines organisations d’extrême-gauche.
[2] Le féminisme institutionnel a en quelque sorte émergé sous la pression du féminisme d’État, puis il est devenu son meilleur appui. Il est en grande partie dépendant de lui, puisqu’il dépend de ses financements. Et rien n’empêche que ses actrices puissent circuler entre ces deux cercles, au gré de l’alternance de la gauche et de la droite à des postes de pouvoir, par exemple.