Petite historie de l’anarchisme chinois – 4/4 – Agathe Senna

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Le texte sur lundi.am

Cet article fait suite à trois articles de présentation de l’anarchisme chinois que nous avions publiés il y a quelques mois [disponibles sur tarage.noblogs.org – nde].

Dans ce dernier article, on s’est promis de revenir sur le volet « censures et réécritures », qui semblait indispensable au vu du traitement historiographique de la pensée et du mouvement anarchiste chinois.

Allant au-delà de certains clichés faisant du régime chinois après 1949 un « pouvoir omniscient », qui écraserait des intellectuels, réduits au silence, à l’état de simples « pions », comme l’écrit Christine Vidal[1], il s’agit de s’éloigner des conceptions d’un face-à-face entre le régime d’un côté et les intellectuels critiques de l’autre.

Il est important de voir comment s’est faite la réécriture historique de figures comme celles de Ba Jin, de voir comment les intellectuels sont devenus ces figures utiles et indispensables pour le régime chinois dans son processus de légitimation historique et le processus de construction du récit national. Prendre ici l’exemple de Ba Jin, dans la continuité de l’article précédent, permettra peut-être de mieux comprendre les enjeux politiques d’une histoire des intellectuels anarchistes chinois.

Au moment de l’arrivée au pouvoir de Mao en 1949, les intellectuels s’interrogent sur le degré d’autonomie que le parti leur accordera, dans l’objectif de négocier – renégocier – leur place au sein de la société et avec le pouvoir. Ils comprennent rapidement – et souvent à leurs dépens – que Mao entend bien conserver une « conception instrumentale de l’intellectuel, difficilement conciliable avec l’autonomie intrinsèque à la fonction d’intellectuel et avec son rôle critique »[2]. Les intellectuels restés en Chine en 1949, dont une partie des intellectuels anarchistes de première et seconde génération, ne sont donc pas tant éliminés, qu’en grande partie recomposés, intégrés, mobilisés autour du pouvoir, tout comme les élites urbaines avec eux.

Pour Ba Jin (voir l’article précédent pour les développements biographiques et théoriques), il s’agit aujourd’hui de voir comment il a été inséré dans ce récit national chinois. Dans cette démarche, c’est Jean-Jacques Gandini qui a le premier développé le problème du traitement historiographique réservé à Ba Jin[3]. On va donc prendre quelques exemples pour observer comment les idées de Ba Jin ont pu être effacées, sinon occultées, disqualifiées ou transformées, et voir quel est l’usage politique qui a pu être fait de ses écrits et de son nom.

Une biographie relue et corrigée

L’écrivain humaniste

Ba Jin était un auteur anarchiste tout en étant également romancier. Son succès de romancier en Chine, et ce rôle même, peut peut-être expliquer pourquoi il n’a pas complètement été écarté par le pouvoir. L’historiographie maoïste, dans le cadre de la minimisation de l’importance du mouvement anarchiste dans la formulation du discours révolutionnaire, a donc privilégié l’image de l’écrivain au détriment de celle du penseur politique, en occultant, ou en disqualifiant, ses idées politiques.

Dans un certain nombre d’ouvrages publiés en Chine comme ailleurs, on ne trouve pas toujours mention du mot « anarchisme » à son sujet, tout comme on ne trouve pas mention de ses écrits politiques, qu’il plaçait pourtant au-dessus de ses écrits de fiction[4]. Il est ainsi par exemple difficile de se procurer une liste exhaustive de ses écrits politiques, et ceux-ci ne sont souvent pas mentionnés dans les bibliographies.

En Chine, les ouvrages consacrés à Ba Jin, s’ils évoquent parfois « son passé anarchiste »[5], font le portrait de Ba Jin comme celui du Ba Jin écrivain, romancier, avant tout[6]. Non seulement que l’anarchisme disparait de l’histoire, ses écrits et activités militantes avec, mais Ba Jin devient même, au fil des réécritures biographiques, un écrivain « communiste », au sens de communiste du parti, c’est-à-dire un allié du parti.

A ce titre, l’analyse de Jean-Jacques Gandini sur la réception et la traduction de la littérature de Ba Jin en France est convaincante : c’est un romancier « lavé de ses idées anarchistes » que l’on rencontre dans les ouvrages, traductions et études. Cela reflète, selon Gandini, une offensive du pouvoir contre l’histoire : « Pa Kin va devenir de plus en plus, volens nolens, une figure officielle du régime qui cherche à donner de lui-même à l’étranger une image de marque plus libérale »[7]. Cette offensive va se traduire par un regain d’intérêt porté à Ba Jin en France, avec de nombreuses traductions, à partir de 1978, et, de là, par son enfermement dans la figure de l’écrivain.

C’est aussi son « humanisme » qui est retenu dans plusieurs présentations biographiques[8], donnant, par l’emploi de ce terme, une version consensuelle, quasi-apolitique, de ses écrits. Or, le mot « humanisme » a, en Chine, une connotation très particulière. L’« humanisme » est en effet particulièrement visé pendant la Révolution culturelle. C’est le discours de Mao, qui, après la révolution en Hongrie, initiait une critique radicale des tendances « humanistes » du communisme : « les révisionnistes et bourgeois décrivent le marxisme comme un humanisme »[9], des « déviations » inquiétantes de la pensée socialiste. Il est donc aussi très problématique de le présenter comme « humaniste », car c’est reprendre, involontairement ou non, des critiques formulées dans un contexte historique et politique particulier.

Un autre exemple. L’ouvrage d’Olga Lang, Pa Chin and his writings: Chinese youth between two revolutions, est celui qui compile, à ce jour, le plus de précisions biographiques. Mais publié en 1967, il n’a que très peu de recul historique, et surtout, n’a pas le recul de la Révolution culturelle, qui est un moment important et révélateur de la réécriture de l’histoire entamée et pensée par le régime chinois.

L’engagement politique de Ba Jin y est abordé sous l’angle de la jeunesse, de cette « génération de jeunes Chinois », et toute l’analyse est basée sur cet angle. Ba Jin ferait partie de cette tendance appelée « jeunesse chinoise » ; le contenu de l’ouvrage part également du principe que cette jeunesse, dans un mouvement quasi-téléologique, a été influencée par la « première » révolution (mouvement du 4 mai 1919), et a participé, ou en tout cas mené à, la « seconde » révolution (révolution communiste), ce qui est une lecture très contestable de l’histoire, surtout dans le cas des anarchistes et de Ba Jin. Or, l’histoire individuelle de Ba Jin ne peut pas être ramenée toute entière à l’histoire d’une génération, même si ce contexte est nécessaire, il demeure une part de singularité et d’individualité dans les parcours, qui est le seul moyen de conserver la pluralité des récits historiques.

Dans les mots d’Olga Lang, Ba Jin devient un « révolutionnaire romantique et jeune rebelle de Chengdu »[10], ou encore un « jeune rêveur ». Olga Lang déconstruit, par ce procédé de disqualification, la signification et l’importance historique et politique du mouvement anarchiste chinois.

Fermant définitivement la page de l’anarchisme de Ba Jin en 1930 (?), Olga Lang écrit, « c’était l’heure pour lui de découvrir sa vraie vocation. Ses idées anarchistes, sa dispute avec sa famille, ses activités politiques, ses lectures, n’étaient que la préparation de son travail d’écrivain »[11]. Cette lecture imposée à la biographie tend à confiner une fois de plus l’anarchisme de Ba Jin à quelques années d’exaltation.

Ce procédé de réécriture biographique ne concerne pas uniquement Ba Jin ou la Chine ; on pense notamment à Tolstoï. Aujourd’hui connu comme romancier, « un des plus grands écrivains russes », il a « aussi » été un penseur socialiste et anarchiste, auteur de nombreux articles et essais, que l’historiographie récente tente de sortir de l’ombre[12]. On retrouve dans de nombreux travaux sur Tolstoï la mise au ban de ses idées anarchistes – parce qu’ils portent sur le Tolstoï des romans, et l’idée récurrente que si anarchisme il y avait, c’était avant tout le fait d’un « écrivain humaniste », et de surcroît, « spirituel ».

La critique maoïste

En filigrane de ces déformations historiques, il est une autre critique, plus violente, celle des communistes marxistes après 1949 – bien que cette critique n’est pas nouvelle, puisque dès 1930 Ba Jin est attaqué par les communistes, et réplique – la seule différence étant ici que le rapport de force a changé.

Son cas attire la critique des maoïstes, et en premier lieu de Yao Wenyuan, pour qui l’anarchisme ne serait qu’une « idéologie bourgeoise », « une idéologie anticommuniste au service de la bourgeoisie »[13]. Ironiquement, Yao Wenyuan reconnaît par là le caractère politique de l’anarchisme, même s’il formule sa critique en termes moraux, comme une déviation et une erreur. Hu Wanchun et Tang Kexin écrivent encore, à propos de Ba Jin, en 1968, « il saisit l’arme usée de l’anarchisme dans l’armoire de la bourgeoisie et commença ainsi sa carrière contrerévolutionnaire ». Ces critiques pourront d’ailleurs se faire ressentir dans un certain nombre d’autocritiques ajoutées dans les années 50 à ses textes autobiographiques antérieurs.

On trouve cependant toujours trace de ces formulations aujourd’hui dans le traitement historiographique de Ba Jin en Chine. Un des ouvrages majeurs en langue chinoise sur Ba Jin est l’ouvrage Manuel Ba Jin (Ba Jin shou ce), de Zhou Limin, publié en mars 2004. Ba Jin y est présenté comme un écrivain, et l’anarchisme n’y est évoqué que dans une section, avec mention de trois de ses articles politiques. On trouve, accompagnant la première occurrence du mot « anarchisme », l’élaboration par l’auteur de la définition suivante : « l’anarchisme est un courant politique socialiste de la petite bourgeoisie (…) qui vise une égalité absolue, à établir une société sans Etat, égalitaire et libre. Lénine dit que l’anarchisme est une idéologie capitaliste individualiste, une idéologie superficielle, et derrière ce rideau, cette idéologie cherche à faire obéir la classe ouvrière à la politique capitaliste ».

Dans l’ouvrage d’Ai Xiaoming, un des ouvrages de référence sur Ba Jin en Chine aux côtés de Recherches sur Ba Jin et A propos de Ba Jin[14], ouvrage qui s’intitule Le jeune Ba Jin et la littérature, réédité en 2009, la ligne directrice est celle du « renoncement » de Ba Jin à l’anarchisme, comme l’évoquent les différents titres de chapitres, ainsi que l’analyse de l’anarchisme qui, lit-on, aurait joué un rôle très « néfaste » dans l’histoire de la Chine ; elle repère une série d’« erreurs idéologiques » sans directement citer les textes de Ba Jin, en se focalisant sur les contours d’une « pensée contradictoire et fausse »[15].

Un bien meilleur traitement est cependant réservé à Ba Jin dans Le monde de Ba Jin (Ba Jin de Shijie), de Sakai Yamaguchi (2004) qui, bien que consacré d’abord à « l’univers littéraire » de Ba Jin, ne fait pas l’impasse de son engagement politique, avec un ensemble de détails précieux concernant ses correspondances et liaisons avec d’autres anarchistes.

Au-delà du problème des approximations historiques souvent voulues et utilisées pour transformer la réalité historique, qui font de ces ouvrages de véritables réquisitoires politiques, les jugements moraux et le vocabulaire de critique maoïste hantent ces récits.

Une des caractéristiques de ces travaux semble être qu’ils ne donnent pas directement la parole à Ba Jin, ne citent pas ses textes politiques, ne font pas un exposé de ses idées. Ces sources minimisent grandement la portée subversive et critique de l’anarcho-communisme de Ba Jin, l’anarcho-communisme n’étant peut-être pas un courant du communisme, comme certains l’ont interprété, mais avant tout un courant de l’anarchisme et critique, au nom de l’anti-autoritarisme, du communisme d’Etat incarné par le parti communiste chinois. Cela expliquerait peut-être aussi la grande absence du terme « anarcho-communisme » dans les analyses citées précédemment, alors que la plupart des penseurs de ce courant se définissent comme tels. Peut-être ce terme est-il plus tabou encore que le mot « anarchisme », car témoin d’une époque où le communisme n’était pas le monopole d’un parti, et où le communisme non-marxiste et libertaire trouvait des adeptes et s’organisait en mouvement autonome.

L’anarchisme et le politique
à l’épreuve de la censure

Ba Jin n’est pas seulement censuré par le pouvoir communiste, mais bien avant cela, par le pouvoir nationaliste. Ses écrits de fiction et ses écrits politiques gênent autant les uns que les autres. En 1933, en effet, il se voit notifié que son roman Eclair ne peut être publié à cause de « raisons spéciales ». En 1929, 1930 et 1931, nombre de ses livres et articles sont interdits, dont Du capitalisme à l’anarchisme et L’anarchisme et la question pratique, étant jugés trop subversifs et « favorables à l’opposition communiste » (!).

Le pouvoir communiste revoit et « corrige » donc les écrits de Ba Jin. Ses œuvres complètes sont publiées sans mention de l’anarchisme ; tous les noms propres d’anarchistes, pourtant nombreux, sont retirés, de Goldman à Vanzetti en passant par ses amis de Paris, et ses articles sur la révolution espagnole sont tous retirés. En 1951, il n’est plus question de Malatesta dans Amour, et dans Printemps, en 1958, les personnages par exemple ne correspondent plus avec « des organisations anarchistes et socialistes à Shanghai » mais seulement avec « des organisations socialistes à Shanghai ». Une phrase de Bakounine disparaît de Pluie.

Les lecteurs de cette nouvelle édition n’auront plus aucune idée de la participation active et du membre proéminent qu’était Ba Jin dans le mouvement anarchiste chinois. Tous les articles sur la théorie et l’histoire de l’anarchisme sont absents des œuvres complètes et des bibliographies.

Le terme « réhabilitation », que l’on a souvent entendu à propos des intellectuels chinois après la Révolution culturelle, et à propos de Ba Jin, signifie, concrètement, réécriture.

Jing Zhao remarque, examinant les rééditions et les transformations subies par les textes de Ba Jin après 1949 :

« Pour les œuvres anarchistes, leur seul intérêt pour la publication chinoise semble résider dans le fait qu’elles fournissent du matériau à la critique (gong pipanyong). Par exemple, les œuvres complètes de Ba Jin publiées par la maison d’éditions Renmin Wenxue en 1993 ne contiennent pas l’ouvrage Du capitalisme à l’anarchisme, publié en 1930 par la Maison d’Edition Libertaire de Shanghai, mais ce n’est pas le seul à manquer. De même dans Ma Jeunesse, qui, lui, avait été inclus, le nom de Chen Duxiu avait été effacé, et tout le paragraphe concernant Emma Goldman avait également disparu. C’est cela qui m’a poussé à constituer cette anthologie de textes sur l’anarchisme, afin que nous puissions nous-mêmes présenter notre pensée et notre histoire. En réalité, depuis Confucius, la compilation de textes historiques sert à ouvrir l’Histoire ».

Du capitalisme à l’anarchisme reste absent des œuvres complètes tout au long du XXe siècle, et l’est encore aujourd’hui. Au moment de rassembler ses œuvres complètes, au milieu des années 1980, Ba Jin avait pensé y inclure ce livre, mais se rangeant à la décision de son éditeur, Kang Zhou, il renonce à ce projet. Chen Sihe, soutenant Ba Jin dans le projet d’en faire une pièce dans un volume dédié à ses écrits anarchistes, se confronte alors à Wang Yangchen, des éditions Renmin wenxue, qui décide que ces « œuvres de propagande » ne doivent pas être publiées, recueil ou hors recueil. Ba Jin aurait alors dit à Chen Sihe, avec ironie, « lui, il a de l’expérience, nous, nous étions trop naïfs »[16].

S’agissant de ses correspondances, qui sont aussi un témoignage autobiographique important, la plupart des lettres d’avant 1949 sont retirées lors des publications officielles en librairie, ou certains passages tronqués. Dans le recueil de lettres et correspondances paru en Chine en 2003, par exemple, plus de la moitié des lettres choisies par l’éditeur sont postérieures à 1960.

Au-delà de ces exemples de disparition et de passages ou mentions retirées, la littérature de Ba Jin offre aussi des exemples de transformation, à des fins de récupération par le pouvoir communiste. L’intérêt pour les communistes de censurer et « corriger » ses œuvres de littérature est d’abord celui de « créer » de la littérature communiste, dans le panthéon du récit national, faire de ces écrits des écrits exemplaires de littérature révolutionnaire, lus et connus avant 1949, donc preuve de la venue au pouvoir des communistes comme continuité ou achèvement d’un processus historique entamé auparavant. « Ses œuvres de fiction constituaient une bonne lecture et les versions purgées étaient un ajout bienvenu dans le canon de la littérature communiste », écrit Olga Lang dans son épilogue.

Taciana Fisac s’est intéressée par exemple aux modifications dans le roman Famille[17], publié en série entre avril 1931 et mai 1932, et republié en 1958, dans le volume 4 des œuvres complètes. Elle compte environ 14 000 modifications dans le texte, la plupart de nature idéologique[18].

Elle note cinq angles fondamentaux dans la réécriture de l’ouvrage : mise en valeur de l’importance historique des révolutionnaires communistes, modification des références littéraires étrangères, transformation des personnages du roman des porte-paroles les idées socialistes et de lutte révolutionnaire uniquement – les personnages se divisent selon des jugements positifs ou négatifs, selon les appréciations manichéennes des directives à l’ordre du jour – et modification de la langue selon les politiques linguistiques qui commencèrent dans les années 1950. Elle conclut donc que le texte a été réécrit pour reconnaître et souligner l’importance du Parti Communiste pendant la période historique du roman.

Tout défaut des servants ou subalternes est supprimé : après 1958 par exemple, on ne trouve plus trace d’opium ou des jeux de cartes. De nouveaux personnages de servants ont été ajoutés. Ainsi, Ba Jin est devenu un « écrivain passionné » du monde des domestiques et des servants, image qu’il conserve dans les récentes études[19]. Les mentions d’histoires d’amour populaires disparaissent.

Olga Lang précise également que Ba Jin a dû rendre ses écrits « optimistes » pour satisfaire à la ligne officielle du Parti ; il a réécrit la fin des histoires, et a dû revoir les descriptions laudatives des étudiants et intellectuels « petits bourgeois », accusé une fois de plus d’« humanisme petit bourgeois ». Ainsi Ba Jin est-il devenu le « révolutionnaire exalté » que l’on nous peint aujourd’hui.

En juin 1955, un de ses éditeurs lui écrit, « certains de ces éléments sont petits bourgeois, je crains que cela ne doive être modifié. (…) Pour éviter des problèmes et éviter de renvoyer les textes d’un côté, de l’autre, nous n’allons pas vous l’envoyer tout de suite. Nous aimerions prendre quelques libertés pour changer certaines choses, et vous envoyer le manuscrit revu avant publication finale »[20]. En mai 1962, dans son discours, Ba Jin reconnaît qu’il n’a pas publié davantage de peur d’avoir des ennuis[21].

Ainsi les œuvres complètes de Ba Jin ne sont-elles pas « complètes », mais amputées, et elles ne sont pas complètes, comme le montrent Taciana Fisac ou Zhu Jinshun[22], pour des raisons politiques. L’étendue du travail de réécriture entrepris dans la première décennie de la République Populaire de Chine semble avoir été sous-estimé et peu étudié, privant ainsi la littérature chinoise d’une partie de sa mémoire, et l’anarchisme de sa mémoire historique.

Le silence ?

Dès les premières années du pouvoir communiste, on trouve des traces de la pression politique que ressent Ba Jin. Dans une lettre du 19 février 1949 à Boris Yelensky, il écrit, « je ne peux t’envoyer l’article que tu m’as demandé pour le Grand Forum Libertaire, à cause de la situation actuelle dans ce pays. (…) Nous vivons sous la Loi Martiale, et nous ne savons pas ce qui nous attend : la guerre, la paix ? La situation est si compliquée que je ne peux écrire dessus, du moins pour l’instant. ».

En français, dans une lettre de mars 1949 à la Commission de Relations Internationales Anarchistes, il ajoute : « Je reçois régulièrement le journal japonais et ai reçu la proposition d’organiser un congrès pour l’Extrême-Orient. Mais je ne crois pas que le congrès est possible sous les conditions d’aujourd’hui en Asie. D’abord, on ne peut pas partir d’ici pour l’étranger sans permission du gouvernement et la correspondance destinée au Japon doit passer à la censure ici comme là-bas. »

En 1949, dans ses correspondances, il mentionne très peu la situation, parlant souvent de sa mauvaise santé, et parlant peu des communistes en tant que tels ; dans une lettre à Agnès Inglis, il parle en une courte phrase, presque anecdotiquement, de la « libération » de la Chine par les communistes, en utilisant ces guillemets. Peu à peu, ses correspondances se tarissent, et il n’écrit plus ni d’articles ni de fiction. Qu’advient-il de lui ?

Pendant les premières années de Mao et la politique de la « main tendue », Ba Jin critique le « mouvement des cent fleurs » ; mais une fois que Mao reprend bien en main le pouvoir, les choses changent. Il est forcé à l’autocritique, à reconnaître ses fautes – ses idées anarchistes – dues à « ses origines féodales-bourgeoises ». Néanmoins, Ba Jin profite d’une nouvelle période de détente en 1962 pour rédiger un discours ayant pour titre Courage et responsabilité des écrivains, « protestation véhémente contre les bureaucrates de la littérature et avertissement donné aux écrivains de dire la vérité et de donner leur vision de la réalité »[23]. Il est pris à parti par les Gardes Rouges pendant la Révolution culturelle et violemment critiqué, ce discours trahissant selon eux « son passé d’anarchiste » et ses « tendances bourgeoises ». L’ensemble des attaques subies a été développé par Jean-Jacques Gandini dans son petit ouvrage.

Autorisé à reprendre ses traductions par la suite, mais seulement ses traductions à partir du russe – décision symbolique – il lui est impossible d’écrire lui-même : il est placé sous surveillance constante ; « un homme de confiance de la Bande des Quatre venait souvent chez moi pour vérifier que je n’écrivais pas d’histoires, pour les démasquer », écrit-il[24]. Il ne peut donc pas écrire de fiction, et pour ce qui est des textes politiques, c’est évidemment hors de question.

Mais ce n’est pas sur la base des autocritiques et des autobiographies réécrites que l’on peut conclure qu’il ait « renoncé à ses idées anarchistes ». Il est vain d’essayer de démontrer cette hypothèse – il a renoncé à l’anarchisme par conviction – ou l’hypothèse inverse – il est resté anarchiste mais ne pouvait l’exprimer à cause de la pression politique. La réalité est toujours plus complexe. Il n’y a pas d’un côté, le pouvoir communiste, en un bloc monolithique, qui exerce la pression sur les intellectuels, et de l’autre, les intellectuels, désarmés face à celui-ci, victimes et passifs. C’est un rapport dynamique entre le pouvoir et les intellectuels qui se traduit de manière plurielle.

Une chose est certaine, à la vue des fonds d’archives du CIRA de Lausanne (Centre International de Recherches sur l’Anarchisme de Lausanne) : Ba Jin conserve toutes les brochures, lectures et articles, en rapport avec l’anarchisme, dont l’important fond traduit par Zhen Ying – qui va des manifestes aux articles en passant par les tracts et les pamphlets – et dans les années 1960, il envoie à Carlo Frigerio une grande quantité de documents, aujourd’hui conservés au CIRA.

Les notes manuscrites de Ba Jin sur certains documents témoignent de la grande valeur qu’il accorde à ces documents. Dans une note manuscrite en anglais, à l’intérieur de la brochure La nouvelle morale de la jeunesse, traduction du texte La Moralité Anarchiste de Kropotkine, Ba Jin écrit, « ce pamphlet a circulé et eu beaucoup d’influence en Chine dans les années 20 » ; au dos de la brochure, un portrait de femme, sur un tas de livre, le bras levé avec une torche, semble avoir été collé par Ba Jin, qui a usé de la même technique pour ajouter de nombreuses images et de nombreux portraits – notamment de Kropotkine mais aussi de martyrs révolutionnaires – dans les brochures de Zhen Ying. Il fait d’autres commentaires dans les brochures : dans une brochure de nouvelles de Tolstoï et Tourgueniev traduites par Zhen Ying il écrit : « ce livre était dans les possessions de Zhen Ying lui-même (…) C’est un livre considéré comme radical et révolutionnaire à cette époque », ou alors il précise, dans une brochure sur Herzen, « ce livre a été écrit du point de vue communiste ». Ces commentaires manuscrits sont d’une grande valeur pour comprendre le sens et le rapport de Ba Jin à ces documents, son regard personnel sur ceux-ci.

A la lecture de ses correspondances, il est assez clair que ces envois ont pour objectif de conserver ces documents et de « faire connaître » l’anarchisme chinois, ou de moins faire découvrir ces documents, ce qui nous permet de relativiser quelque peu « la grande coupure » qu’aurait été 1949 pour lui. Huang Lingshuang, dans un article de 1920, analysant le rôle de l’Etat face à la liberté d’expression, écrit, reprenant une citation de Rousseau : « céder à la force est un acte de nécessité et non de volonté »[25]. Les intellectuels, bien sûr, ont eu très tôt conscience du danger que représentait l’Etat et le communisme d’Etat pour la liberté d’expression politique – cela est d’ailleurs, pour la plupart d’entre eux, le fondement de leur critique du marxisme-léninisme.

En mettant en avant ses activités et pratiques anarchistes en Chine et en Europe, on peut attester clairement de l’engagement de Ba Jin dans le mouvement. Approcher son engagement dans le contexte d’un mouvement anarchiste transnational, dans le contexte des échanges et liens entre intellectuels, permet d’échapper au portrait de « la figure nationale », figure résolument construite par l’historiographie communiste et maoïste dans la constitution de son récit national. Restituer et analyser sa théorisation politique permet de contrecarrer l’image de l’écrivain et de remettre au goût du jour la pensée politique de Ba Jin. Ces trois angles esquissent en quelque sorte une approche historiographique critique de Ba Jin, et par là, des intellectuels anarchistes chinois après 1949, en proposant des hypothèses de lecture qui esquivent les situations d’affrontement à « deux voies ».

La pratique de l’histoire a été, par définition, la propriété du Parti Communiste Chinois. En Chine comme ailleurs, l’histoire de l’anarchisme a souvent été l’objet d’un traitement problématique.

Le contrôle et la réécriture de l’histoire chinoise se sont portés plus encore sur l’histoire de la révolution, et les conflits qui ont marqué l’histoire du Parti Communiste ont été réinterprétés. Comme l’écrit Jean-Luc Domenach, il y a eu une double tendance, une tendance à la politisation de l’histoire et une tendance à l’historicisation du politique. L’histoire est devenue un prétexte et un levier pour les affrontements et agendas politiques[26] : c’est dans l’histoire que l’on cherchait des preuves pour compromettre les contre-révolutionnaires, « ennemis de classe » et autres révisionnistes, et dans l’histoire que l’on cherchait à édifier la légitimité du pouvoir.

L’histoire s’est alors centralisée autour d’un seul discours, et la trame historiographique, à partir de là, comme on l’a vu avec les manuels et ouvrages même publiés récemment, est politique, et vice-versa. Dans ce contexte, toute histoire personnelle et biographique est insérée et trouve sa place dans le récit totalisé. Puisque l’écriture de l’histoire est l’outil de renforcement, d’enracinement et de légitimation du pouvoir politique maoïste comme seul alternative politique viable et réalisée, il s’agit aussi de réévaluer les discours politiques comme l’anarchisme. En dehors des considérations sur la « faisabilité » de leur programme politique et autres questions, les anarchistes chinois ont su organiser une pensée politique qui répondait aux besoins et aux urgences d’une époque et construisaient un discours révolutionnaire en dehors, et souvent dirigés contre, les canons marxistes, en fournissant un appareil critique contre l’autoritarisme naissant.

Peut-être l’intérêt d’avoir pris ici l’exemple de Ba Jin est qu’ayant rédigé lui-même des travaux d’histoire sur les mouvements socialistes et anarchistes, ayant été confronté lui-même à la relecture de certaines figures anarchistes du début du XXe siècle à l’aune de la censure et de l’historiographie sélective, il était peut-être plus que nul autre sensible aux ruses et retournements cocasses mais souvent dramatiques de l’Histoire.

[1] Christine Vidal. D’un régime à l’autre : les intellectuels ralliés au pouvoir communiste, 1948-1952. Études Chinoises, Association française d’études chinoises, 2008.

[2] Ibid.

[3] Gandini, Jean-Jacques. (1985). Pa Kin, Le Coq Qui Chantait Dans La Nuit. Lyon : Atelier de création libertaire.

[4] Ba Jin, jusque l’avènement du régime communiste en 1949, peine pourtant à se dire écrivain ou romancier, et relègue souvent l’écrivain après le penseur politique. Dans sa préface à la Trilogie de l’Amour, en octobre 1935, il écrit : « Je n’ai jamais été satisfait de mes propres œuvres. Si on tient absolument à ce que choisisse une ou deux choses acceptables, je me résignerai à la rigueur à citer Du Capitalisme à XXXXX » – il est important aussi de constater la censure du dernier mot. Dans Cris du cœur, il écrit aussi, « je voudrais arrêter d’écrire. Etre écrivain ne sert à rien, puisque l’écrivain n’est pas un combattant, c’est son travail seulement qui est l’arme d’un combattant. (…) L’écriture n’est qu’une partie de ma vie », l’autre étant l’anarchisme, qui est une route de plus en plus difficile à suivre : le mouvement anarchiste chinois se délite et les communistes occupent de plus en plus de terrain. Après 1949, il n’écrit presque aucun roman – et pourtant, c’est l’image de l’écrivain qui est répétée et exploitée dans les biographies.

[5] On pense ici aux travaux, cités plus loin et précisés dans la bibliographie, des bajinologues « reconnus » en Chine que sont Ai Xiaoming, Li Cunguang ou encore Chen Sihe.

[6] Dans l’imposant manuel « 128 personnalités chinoises », publié en 2006, l’entrée « Ba Jin », on y lit : « Ba Jin (1904-2005) est un grand maître de la littérature contemporaine chinoise, et qu’il s’agisse de ses romans, essais et traductions, il a réalisé de grandes choses ». Sur les trois pages consacrées à sa biographie, nous ne trouvons pas le mot « anarchisme » ; c’est un étudiant en langue anglaise, participant, brièvement dans sa jeunesse, au « mouvement contre le féodalisme », qui part étudier à Paris où il écrit son roman Destruction, premier d’une longue série ; un écrivain qui participe à l’effort de guerre dès 1937 et qui siège à l’Assemblée des Lettres et des Arts dès l’avènement du pouvoir communiste en 1949.

[7] Gandini, Jean-Jacques. (1985). Pa Kin, Le Coq Qui Chantait Dans La Nuit. Lyon : Atelier de création libertaire p. 28.

[8] Ba Jin au pays de Jean de la Fontaine, dont le titre en dit déjà long. Important ouvrage illustré consacré à Ba Jin, et plus précisément à son séjour en France.

[9] Voir à ce sujet : Mao’s China and the « Proletarian Cultural Revoluion, Raya Dunayevskaya. Détroit : News and Letters. Décembre 1968.

[10] Lang, Olga. (1967). Pa Chin and His Writings : Chinese Youth between the Two Revolutions. Havard University Press, p. 101.

[11] Ibid. p. 132

[12] Il écrivit une centaine d’essais politiques, dont On anarchy (1900). Tolstoï est lecteur et commentateur de Kropotkine, dont il relut les manuscrits avant publication, et Proudhon. Voir l’introduction de Tolstoy’s political thought, Alexandre Christoyannopoulos, ouvrage prévu à la publication en 2018, ou encore, The contemporary relevance of Tolstoy’s late political thought, du même auteur, dont on tire la citation suivante : « Après sa mort en 1910, des décennies de répression en Russie, les passions nationalistes (…) tout a contribué à écarter et marginaliser, peu à peu, sa pensée politique. En conséquence, ses écrits politiques sont très peu connus aujourd’hui ». C’est aussi le même contexte de marxisme autoritaire au pouvoir qui tend à la marginalisation de sa pensée derrière la façade de l’écrivain, que préfèrent les dirigeants soviétiques.

[13] Yao Wenyuan, 1958. Consulté en traduction, Rapp (2015). « On the anarchist ideas in Ba Jin’s novel Destruction »

[14] Recherches sur Ba Jin《 巴金研究稿》 ba jin yan jiu lun gao (2009) par思和 Chen Sihe et 李 Li Hui, Fu dan da xue chubanshe. A propos de Ba Jin《巴金》 ba jin lun (1985) Wang Yingguo, Shanghai Wenyi chubanshe.

[15] « Cet ensemble d’idées erronées, montre que l’anarchisme, bien qu’ayant eu un rôle dans le progrès de la lutte contre le féodalisme en Chine, est fondamentalement l’ennemi du marxisme. Parce que la force principale de progression de la nouvelle révolution démocratique en Chine a été le Parti du Marxisme Léninisme prolétaire, l’anarchisme a eu un rôle très néfaste, encourageant la lutte des petits bourgeois contre le Marxisme Léninisme, luttant contre la souveraineté du prolétariat, et faisant obstacle à la diffusion du Marxisme Léninisme. Ba Jin, tout comme ces jeunes passionnés par la révolution, ne reconnut les limites de l’anarchisme que du point de vue de sa réalisation, lorsqu’il s’agit de faire de l’idéal une réalité » – Ai Xiaoming, Le jeune Ba Jin et la littérature (2009), p. 28-29.

[16] « Ba Jin et Berkman », Angel Pino, 2013.

[17] Disponible à la Bibliothèque Anarcha-Féministe de Toulouse, nde

[18] Fisac, Taciana. (2012). Anything at variance with it must be revised accordingly: rewriting modern Chinese literature during the 1950s, The China Journal, N°67.

[19] Mao, Nathan. (1978). Pa Chin. New York: Twayne Publishers.

[20] Lettre d’un de ses éditeurs, Kang Zhou, juin 1955.

[21] Discours prononcé en mai 1962, “Sens de la responsabilité et du courage des écrivains”, 作家的勇气任心 zuo jia de yong qi he ze ren xin.

[22] Zhu Jinshun (2004), Research on Modern Chinese Literature, Vol.3, p.741: “Why complete works are not complete”.

[23] Gandini (1985), p.26.

[24] Gandini (1985).

[25] Article de février 1920, Bei jing da xue xue sheng shou kan, sous le nom de Jian Sheng 兼

[26] Domenach, Jean-Luc. (2004). Chine : les balbutiements de l’histoire, Critique internationale, 2004/3, n°24, 81-103.