Penser depuis l’oiseau – Roméo Bondon

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Pourquoi l’oiseau ? Voilà une question que l’on peut poser au temps présent, lorsque celui-ci demande d’observer, compter et inventorier les espèces des champs et jardins, alors que les populations de ces mêmes espèces déclinent irrémédiablement. Cependant, qu’une virgule se glisse entre les deux termes et le sens change soudainement : d’abstraite, la demande se précise, et s’adresse à cet oiseau-là, que l’on regarde comme le faisait l’augure qui cherchait un sens dans son vol, sens qui en excédait les battements. S’il est toujours affaire de courbes, ce ne sont désormais plus les trajectoires de l’animal qui donnent une idée de l’avenir, mais les tendances délivrées par les modèles mathématiques et les données qui y sont insérées. L’interrogation est avancée ainsi selon deux modes, et c’est comme tels que s’en emparent, chacun à leur manière, trois essais parus récemment.

Pourquoi les oiseaux, donc (le pluriel importe), et ces ouvrages de répondre en chœur, et tout à la fois : parce que terriblement concernés par l’érosion de la biodiversité ; parce que source de réflexion inépuisable et puissance iconographique indépassable ; parce qu’intégrés à tous les aspects d’une mondialisation de l’information et des pratiques — surveillance, suivi, abattage, soin, réintroduction, protection, etc. Les raisons se bousculent mais aucune ne semble circonscrire la question. Les oiseaux mobilisent depuis peu des sciences humaines et sociales engagées dans une partielle déshumanisation — au risque, parfois, du paradoxe. Trois ouvrages illustrent cette inflexion : Les Sentinelles des pandémies[1], de Frédéric Keck, étude d’anthropologie sociale appliquée à une santé globalisée, qui articule perspective historique, étude de terrain et analyse de controverses sur les désormais communes et connues zoonoses. Habiter en oiseau[2], de Vinciane Despret, se veut enquête philosophique et philologique parmi les écrits territoriaux des ornithologues. Territoire, espace, milieu, autant de notions géographiques appliquées ici à un raisonnement écologique, et interrogées en philosophe. Enfin, Politiques du flamant rose[3], de Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, entend discuter le « problème de géographie animale et politique[4] » que pose la présence du flamant rose en Camargue. Mêlant histoire naturelle, écologie de la conservation et géopolitique locale, les flamants roses sont donnés à voir comme des acteurs de la construction de la Camargue.

Trois livres issus d’horizons différents, mais dont les lignes de fuite convergent. Non seulement tous sont attentifs à « ce que disent et nous disent les oiseaux », comme le notait Marielle Macé prêtant l’oreille aux poètes qui prêtent la leur aux oiseaux[5]. Mais des thèmes communs sont également convoqués, et ce sont eux que nous allons discuter : quelle attention accorder aux oiseaux ? pourquoi persister dans la recherche d’une illusoire identification à soi ? pourquoi le territoire (lequel ? à qui ? selon quelles échelles ? son acception devra être précisée) est-il la forme spatiale privilégiée de l’observation et du suivi ? quelles politiques et géopolitiques émergent des rencontres interspécifiques, entre humains et autres animaux ? Rien d’affirmatif ne sera proposé. Seulement, une invitation à penser avec celles et ceux qui parlent des oiseaux et proposent de prendre au sérieux leurs gestes.

De différents points de vue

Perspectives

Battements feutrés et vifs, toiles légères tendues puis repliées puis tendues encore et ce à l’infini dans le ciel profond d’un soir d’été. Pelote fragile pendue au grenier, le jour, parmi les restes de vie qui s’entassent. Existence nocturne de la chauve-souris, au sonar.

« What is like to be a bat? » questionnait voici presque 50 ans le philosophe étasunien Thomas Nagel[6]. Il s’agissait alors de démontrer que le réductionnisme philosophique s’appuyant sur les sciences cognitives ne pouvait rendre compte de la conscience, comprise comme le « caractère subjectif de l’expérience ». Nagel convoquait alors les chiroptères pour appuyer son propos : s’il est possible d’imaginer ce que pourrait être une vie de chauve-souris depuis notre point de vue, il n’est pas possible de le faire depuis le sien. C’est pourtant de telles propositions qui sont avancées récemment par des philosophes empreints de biologie, d’écologie scientifique et d’éthologie. Parmi eux, Vinciane Despret et Baptiste Morizot en sont les représentants les plus en vue, ce dernier allant jusqu’à proposer comme mode d’appréhension des animaux une « éthologie perspectiviste[7] » aux prémisses méthodologiques discutables, mais à l’indéniable pouvoir évocateur. Cette proposition s’appuie sur les travaux de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, et rappelle à quel point éthologie et anthropologie sont mobilisées, conjointement, pour aborder des points de vue « autres », jusqu’à brouiller une nécessaire précision épistémologique. « Être pierre, être fleuve, être machine, être bête : autant de modes d’être désormais rassemblés sur une même scène ontologique et politique[8] » affirme ainsi en un seul élan Marielle Macé — et nous de rétorquer que l’évocation est belle, mais reste vaine dès lors que le politique est imprécis et l’ontologie un mot-clé vidé de sa substance. Mettre toute vie sur une même surface plane bat en brèche les hiérarchies, certes, mais les différences, aussi, et la rigueur du raisonnement en perd. Despret commente ainsi cette collusion disciplinaire : « L’éthologie et l’ornithologie ont, à mes yeux, la même fonction que l’anthropologie : montrer la diversité des façons d’être, de faire, d’habiter, bousculer ce que l’on tenait pour évident, en un mot, complexifier le rapport au monde[9]. » En somme, conjuguer l’étude des comportements animaux et des sociétés humaines pour se porter au-delà d’un quotidien par trop remâché. Mais, si l’éthologie et l’anthropologie nous bouleversent, il convient de respecter le propos des sujets concernés[10] — les mots des peuples interrogés, les chants et les gestes des oiseaux observés. Le point de vue partagé ne peut être mis en équivalence avec celui de l’observateur⋅ice, même si l’envie de « se mettre à la place de » est forte : « Il s’agit de multiplier les mondes, pas de les réduire aux nôtres[11]. »

Les Sentinelles des pandémies évoque le partage de perspectives, et ce à double titre. Le parti pris de Frédéric Keck est non seulement méthodologique — côtoyer et adopter le jugement de virologues, épidémiologistes, éleveurs et ornithologues amateurs — mais tient également, en deçà, des objets que ces derniers sont amenés à étudier — les oiseaux, les virus. Il s’agit en effet de prendre au sérieux l’expression « chasseurs de virus », pour étudier ce que cette posture cynégétique a de pertinent chez les acteurs concernés, et, en dernier lieu, de comprendre « comment les techniques de préparation en vue d’une pandémie de grippe ont transformé nos relations aux oiseaux[12] » — la préparation étant une pratique gestionnaire reposant sur l’imagination de catastrophes à venir, à partir d’expérimentations sur des souches virales, succédant ou se couplant avec les techniques de prévention et de précaution. Le travail de l’auteur porte, comme l’énoncent également Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, sur « ce que cet oiseau nous fait faire[13] » — le flamant rose pour leur part, les « réservoirs aviaires » (poulets, oiseaux migrateurs, objets d’études épidémiologiques) pour le compte de Keck. Si de prime abord il semblait que les trois textes mentionnés ici entendaient prendre la perspective des oiseaux, il n’en est que partiellement question : c’est le point de vue de celles et ceux s’y identifiant qui est recherché. Qu’arrive-t-il au birdwatcher observant un oiseau infecté par un virus transmissible aux humains, se demande Keck ? Et qu’en est-il des virologues qui étudient ce même virus par la lentille de son microscope ? Que pensaient les ornithologues du siècle passé qui observaient des jours durant les oiseaux de leurs jardins, se questionne Despret ? Et en quoi les conditions de l’observation, le contexte social dans lequel évoluaient les observateur⋅ices, les oiseaux concernés eux-mêmes ont-ils influencé les discours portant sur ces oiseaux-là ? Enfin, qu’ont en tête ces acteur⋅ices si divers⋅es (gestionnaires d’espaces naturels, riziculteur⋅ices, professionnel⋅les du tourisme, naturalistes, ornithologues amateur⋅ices) qui tous sont mobilisé⋅es, de diverses manières, par le flamant rose en Camargue ? L’intensité du questionnement est variable, mais celui-ci porte toujours sur ce que vivent et expérimentent celles et ceux qui pensent et agissent sur les oiseaux, voire tentent de penser et agir à leur place. Ainsi que l’exprime l’anthropologue Vanessa Manceron, l’attention aiguisée, passionnée, « trouble les intentions[14] » de celles et ceux souhaitant faire place au pouvoir d’action, ou à l’» agentivité » (agency) des animaux.

Individualisation et récit

Cette confusion tient pour beaucoup d’une volonté de reconnaître l’être singulier d’oiseaux particuliers, que l’on retrouve dans les récits de celles et ceux les ayant observés. Ainsi, la vie des ornithologues élu⋅es par Despret a été souvent transformée par leurs observations prolongées. C’est le cas d’Eliot Howard, ornithologue amateur, adepte d’une observation méthodique, qui a consigné les moindres faits et gestes des bruants des roseaux de son voisinage. Il est l’un des premiers à donner une valeur scientifique à l’individualité d’un groupe d’oiseaux. De même, Margareth Nice, longuement citée par Despret, découvre, « avec l’identification de chaque oiseau, […] que les relations personnelles pourraient compter[15] ». Cette dernière systématise la pratique du baguage au-delà du suivi migratoire, afin « d’accorder aux oiseaux des biographies qui permettent de mieux comprendre ce qui compte pour eux lorsqu’ils établissent un territoire ». Les bagues, dès lors, sont autant de « dispositifs d’attention, c’est-à-dire des dispositifs qui rendent perceptibles des choses que jusqu’alors on ne remarquait pas. » Une manière de complexifier la vie des oiseaux observés. Despret le note à plusieurs reprises : si, pour nombre d’ornithologues, le territoire des oiseaux est à ce point régi par l’agressivité, la parade, les comportements alimentaires, c’est que ce sont là les manières d’être les plus faciles à observer. Les bagues, conjuguées au suivi minutieux d’oiseaux individuels, conduit à ce que Stéphanie Chanvallon a proposé d’appeler une « éthologie de l’invisible », afin de « faire une autre lecture de ce qui fait événement dans la relation au « monde » animal, aux frontières de ce que nous pouvons en percevoir, de considérer en conséquence l’animal comme agissant selon des intentions et des désirs qui ne sont pas que des nécessités comportementales mais aussi ouvertures et curiosités sur le monde[16] ». Éthosophie plus qu’éthologie, reconnaît l’anthropozoologue. Mais, dès l’instant où l’on soutient qu’une observation est toujours située et dépend du point de vue de celui ou qui la mène, faire place à la subjectivité de l’observateur⋅ice peut défaire les attendus et laisser les oiseaux transformer celui ou celle les regardant. Ce fut ainsi le cas de l’ornithologue (et eugéniste) Julian Huxley, rendant visite à son collègue Eliot Howard un hiver du siècle passé. Despret conte la manière dont leur observation commune de foulques macroules, sur un étang proche, les a amenés à échanger au-delà de leurs certitudes. Cette anecdote témoigne selon elle « du fait que les oiseaux socialisent les humains[17] ».

Les formes de vie personnalisées — individu, groupe, espèce — sont néanmoins amenées à varier. Dans Politiques du flamant rose, c’est l’espèce Phoenicopterus roseus à qui l’on reconnaît une histoire : celle, sur le temps long, de son évolution ; celle, plus courte, de ses rapports avec le littoral nord de la Méditerranée ; celle, récente, politique et géopolitique, de son sauvetage dans le territoire camarguais. Géographe et écologue se concertent pour « montrer que les flamants roses ont une histoire et un rôle actif, au même titre que les humains, dans les dynamiques territoriales[18] ». Comme l’affirment de nombreux travaux, la géographie[19], de même que l’anthropologie[20] et la sociologie[21] s’ouvrent à l’étude des animaux, et ouvrent dans un même élan leur cadre conceptuel à l’action des autres qu’humains. Politiques du flamant rose présente des oiseaux acteurs de l’évolution d’un territoire donné, au même titre que des institutions ou des usager⋅es. C’est d’ailleurs l’espèce, comme individualité historique, qui occupe les premières pages de l’ouvrage, reprenant ainsi les codes de l’histoire naturelle pour donner du relief à la controverse qui occupe les chapitres suivants. Car les comportements territoriaux, nuptiaux, migratoires et alimentaires des flamants roses définissent en grande partie les réactions suscitées parmi les sociétés humaines vivant à son contact. Un récit commun se dessine, et c’est en ce sens que les auteurs entendent délivrer les « leçons du sauvetage du flamant rose », son « épopée », « aventure » et « histoire »[22].

Enfin, les échelles spatiales, mais aussi les collectifs de différentes natures concernés, se confrontent et sont amenés à se superposer, malgré leurs tailles et contenus variables. Ainsi Keck mêle-t-il récits ethnographiques, généalogie des rapports de l’anthropologie aux épidémies et histoire des relations humaines aux animaux, en particulier aux oiseaux. Le compte-rendu d’une réunion stratégique d’une autorité sanitaire précède l’histoire de la pratique ornithologique depuis le XVIIIe siècle, auquel fait suite le retour sur le parcours singulier d’un virologue officiant à Honk-Kong, Taïwan ou Singapour. De même que les événements, les espaces considérés sont abordés parfois pêle-mêle. C’est le cas de la notion de « sentinelle », clé de l’ouvrage, tour à tour accolée à des cellules infectées par un virus, aux espèces d’oiseaux compris comme des « réservoirs aviaires », qu’ils soient sauvages ou domestiques, aux territoires politiques frontaliers à la Chine ou encore aux observateur⋅ices d’oiseaux eux-mêmes. L’auteur s’en explique : bien qu’elles soient hétérogènes, toutes ces entités « sont aptes […] à envoyer des signaux d’alerte précoces[23] » aux dispositifs de surveillance et de suivi associés. Par analogie se dessine alors « une ontologie commune aux dispositifs sentinelles ». Quel que soit le mode d’approche privilégié, il apparaît qu’une approche spatiale est déterminante pour chacune des trois réflexions présentées. Que l’angle adopté soit écologique, gestionnaire, sanitaire ou philosophique, le territoire, dès lors, joue un rôle central. On peine toutefois à s’accorder sur une acception unique de celui-ci — et les animaux viennent un peu plus complexifier son appréhension.

Des territoires à géométrie variable

Imposante propriété

Au nom d’un amphibien on dresse des barricades de pneus, d’immondices et de branchages. Le triton crêté, lui, ne sait que la zone défendue est la sienne et pourtant : c’est bien d’un territoire qu’il habite, lui aussi, dont il s’agit. Corps liquide dans une eau boueuse, il soutient la lutte, on le sait ou le souhaite, en battant sa mare de ses pattes aux doigts reliés. Des zones partagées à défendre.

Alors que son histoire est assez récente, la notion de territoire s’emploie désormais pour désigner maladroitement l’ancienne « province », les espaces ruraux qu’on ne souhaite nommer ainsi, ou, plus adéquatement, un espace approprié par un pouvoir — pouvoir bureaucratique, pouvoir d’agir —, le plus souvent étatique. Ainsi le territoire étudié par Mathevet et Béchet correspond-il à une zone géographique revendiquant une culture commune, aussi récente soit-elle, et est l’objet d’appropriations diverses. Les acteur⋅ices économiques, mais aussi les usager⋅es (habitant⋅es, naturalistes, chasseur⋅esses) revendiquent tous⋅tes une parcelle plus ou moins continue et étendue du territoire pour qu’y soient reconnues leurs pratiques. Les appropriations et les usages correspondent parfois, mais changent dans le temps — et les titres de propriété, par ailleurs, s’échangent. C’est une telle situation qu’entendent exploiter les auteurs : l’acquisition d’anciens salins par le Conservatoire du littoral ouvre sur un projet de restauration écologique sans commune mesure en Europe, avec pour principaux acteurs les flamants roses. Des considérations foncières sont ainsi définies, en partie, par les territoires des animaux.

Despret, elle, met à distance une conception restreinte du territoire, centrée sur son occupation. Si elle reconnaît que « le « territoire » est un terme qui n’a rien d’innocent et dont je ne dois pas oublier les violences appropriatives et les destructions qui ont configuré certaines de ses significations actuelles[24] », elle note également que l’acception qu’en ont bon nombre d’ornithologues est bien plus complexe. Si quelques pionnier·es font du territoire un enjeu aviaire de premier ordre, les conditions de l’observation, et plus encore lorsque cette dernière est systématisée en laboratoire, font que les explications comportementales sont peu originales. Des propositions méthodologiques, souvent laissées de côté, sont toutefois fécondes. Ainsi Romain Bertrand a‑t-il lui aussi souligné le changement de perspective issu des observations situées qu’Eliot Howard a mis en œuvre : « [I]l ne s’agit plus de penser à propos des oiseaux, donc à leur place, mais avec eux ; non plus de les regarder mais de voir le monde tel qu’ils le voient ; d’écrire comme ils éprouvent et ainsi d’abolir toute distance, tout dénivelé entre le langage de la description et celui de l’expérience[25]. » Les naturalistes amateur⋅ices d’aujourd’hui, massivement mobilisé⋅es pour contribuer aux inventaires participatifs, en sont les direct⋅es héritier⋅es. Territoires humains et animaux tendent à se confondre dans la pratique du suivi, de la collecte, de l’inventaire. Vanessa Manceron le note à propos des birdwatchers anglais : « Au niveau spatial, le recording consiste à explorer, dans ses moindres recoins, un territoire de vie partagé avec d’autres vivants[26]. » Si les générations suivantes d’ornithologues livrent des modélisations mathématiques qui se généralisent par ailleurs dans de nombreuses sciences, quelques profils singuliers persistent, plaçant la mobilité, plus que l’occupation, au cœur de leur raisonnement territorial.

Des différentes formes de la mobilité animale

Ainsi de Margaret Morse Nice, Charles Moffat ou Frank Fraser Darling. Ce dernier avance audacieusement que ça n’est pas la défense d’un territoire, contenu dans des frontières, qui préoccupe les oiseaux, mais ces frontières mêmes, conçues comme des périphéries où se tissent des relations de voisinage. Entrer et sortir d’un territoire donné devient plus intéressant que de l’occuper. Despret renchérit : « Il y a territoire dès qu’il y a expressivité du rythme[27]. » C’est ce rythme, faisant des territoires des interfaces vivants, qui anime également le raisonnement géographique de Mathevet et Béchet. Ils s’en expliquent au début de leur ouvrage : « Par leur mobilité, les flamants et d’autres espèces d’oiseaux emblématiques de ce territoire, qu’ils soient migrateurs, hivernants ou reproducteurs, participeront, que nous le voulions ou non, à cette recomposition. [L]a mobilité animale […] remet en question le partage de l’espace. Comment — ou que — faire du sauvage dans le territoire des humains ? La mobilité du flamant rose reconfigure les lieux et fait de lui une espèce précieuse pour interroger le grand partage[28]. » Les auteurs entendent comprendre et respecter la « souveraineté territoriale » des flamants, plaider, dans un contexte où le « ré-ensauvagement de nos territoires s’impose aujourd’hui à la fois comme un constat et comme un projet », pour une souveraineté animale reconnue. Celle-ci est néanmoins paradoxale dans le contexte camarguais[29]. Les activités productives dominantes, parmi lesquelles la riziculture et les salins fixent les populations sur des sites qui ne leur sont pas dédiés, mais qui leur sont néanmoins favorables. Dans le même temps, les gestionnaires locaux des espaces naturels — Parc naturel régional, Tour du Valat — pilotent des projets de restauration écologique ou proposent des infrastructures aptes à recevoir les populations de flamants roses. Or, « la géographie des animaux n’est pas sur la carte[30] » : les planifications sont amenées à échouer, pour des raisons météorologiques, humaines, ou en raison de la présence d’autres espèces.

Au temps prospectif de l’aménagement s’oppose le temps réactif des enjeux sanitaires, tels qu’étudiés par Frédéric Keck. Les médiations se superposent, et territoires, oiseaux et humains, on l’a vu, se confondent sous la notion de sentinelle. Aux mobilités humaines et animales s’ajoutent celles des virus, qui passent les frontières nationales ainsi que les limites d’espèces. Les mesures sanitaires, dès lors, s’en trouvent bouleversées. La pratique que l’anthropologue qualifie de « pastorale », consistant à prévenir l’épidémie, puis à la traiter — abattages, quarantaine, vaccination —, est en partie partagée par différentes espèces d’oiseaux, de mammifères et les humains. Les observateur⋅ices d’oiseaux, mobilisé⋅es pour traquer dans les individus suivis les traces laissées par de potentiels virus, vivent une double vie de chasseur⋅esse : d’oiseaux, d’abord — les reconnaître, reporter leur observation, les comparer — et de virus, désormais. Les usages politiques de la chasse et du pastoralisme sont mobilisés par Keck pour repenser, par-delà les barrières d’espèce et d’espace, les modalités de la santé mondiale contemporaine. S’ajoutent à ces questionnements les enjeux redéfinis, mais toujours pertinents, de la cohabitation de souverainetés hétérogènes — étatiques, d’espèces — parmi lesquels les animaux autres qu’humain prennent également part.

Géopolitiques animales

Si l’on a vu, avec Despret, que le baguage des oiseaux, et la personnalisation de leurs parcours qui y est associée, permet de leur porter une attention renouvelée, il convient de prendre en compte la matérialité de cette pratique. La massification des suivis à distance — oiseaux et autres animaux bagués, équipés de balises GPS, voire de puces — et l’imposition de pratiques sanitaires jusqu’alors réservées aux humains, telles la vaccination ou la stérilisation d’animaux sauvages[31], font peu à peu disparaître la part d’invisibilité dont jouissaient pour leur survie ou leur confort nombre d’entre eux. S’ils s’appuient en partie sur les données rendues disponibles par ce type de dispositifs, Mathevet et Béchet n’en sont pas moins critiques sur leurs différentes utilisations, notamment biopolitiques, consistant à « contrôler le sauvage pour mieux le conserver[32] ». Le sauvage — soit, pour les auteurs, suivant la philosophe Virginie Maris, la part d’altérité autonome du vivant — est en effet inséré dans des modèles informatiques, sous forme de données, afin de prévoir les évolutions démographiques de populations animales, les déplacements de ces dernières ou encore leurs perspectives d’évolution génétique, en fonction d’un ensemble de facteurs modifiables à l’envi. À ces dispositifs, et, surtout, leur utilisation à des fins de pilotage[33], les auteurs préfèrent une « variabilité naturelle des conditions de milieux[34] » restaurée. Ils introduisent en sus la notion d’intendance (stewardship), censée désamorcer tout contrôle, mais non dénuée de paradoxes[35]. Insérer dans un écosystème donné une instabilité considérée comme naturelle — crues, prédateurs, variabilité climatique — témoigne d’une intention : celle de restaurer un territoire, avec des travaux parfois lourds, afin, à terme, de se défaire de toute gestion. Aussi faut-il choisir entre la destruction d’aménagements humains pour « renaturer » un milieu, ou s’appuyer sur les aménagements existants, dans le but les détourner de leurs usages premiers.

Pour ce qui est du flamant rose, Mathevet et Béchet ont fait leur choix : « Il s’agit de rendre la population autochtone de flamants moins dépendante d’une gestion basée sur les interventions humaines et de la rapprocher d’une dynamique hydrologique méditerranéenne, riche en aléas et variabilité[36]. » L’approche reste gestionnaire, dépendante d’une vision écosystémique, mais celle-ci s’inspire des instabilités inhérentes au milieu, plutôt qu’elle ne postule un illusoire équilibre. « C’est ainsi qu’en pratique on préserverait le potentiel évolutif de l’espèce tout en évitant que ses effectifs croissent au point où ils pourraient également avoir des effets négatifs sur les écosystèmes. » En agissant sur un territoire reconnu comme commun avec d’autres espèces, les gestionnaires d’espaces naturels tels ceux présents en Camargue œuvrent pour une géopolitique locale intégrant des enjeux non-humains. L’intendance — ou, dans certains cas et presque malgré eux, l’ingérence — promue par les auteurs trace une ligne qu’il est difficile de tenir, entre actions restauratrices et laisser-faire[37].

À rebours de l’imposition, quoique nuancée et réduite, d’une souveraineté humaine sur les spatialités propres aux autres animaux, Vinciane Despret s’efforce de faire émerger du corpus ornithologique ce qui échappe à toute tentative de contrôle. Les jeux territoriaux privilégiés par l’autrice sont les plus créatifs, les plus éloignés des conceptions humaines du partage de l’espace. Se joint à une approche individualisante des oiseaux un désir de fabriquer du sens à partir de ces derniers. Ainsi, l’inventivité des oiseaux a permis de « créer des histoires qui déjouent la tentation des modèles », deux approches opposées qui, ensemble, produisent « une tension constante entre la volonté d’unifier les faits par une théorie, et la reconnaissance d’une variabilité telle que toute théorie ne pourra jamais être que locale[38]. » Dans une géopolitique animale interrogée à nouveaux frais, la théorie naît de la pratique autant que l’inverse : c’est dans le contexte historique camarguais que Mathevet et Béchet font émerger leur appréhension singulière de l’ensauvagement de ce territoire ; c’est, de même, depuis les récits les plus détaillés et atypiques — mais non sans lieu donné — que Despret puise son inspiration pour rejoindre les conclusions diplomatiques de Baptiste Morizot[39]. Les échelles spatiales des interactions et de la création qui en découlent sont fines. Le travail de Keck offre à cet égard un contrepoint qui tient de sa discipline de formation, foncièrement comparative, ainsi que du parti pris territorial dans lequel il s’est engagé. En plus d’échelles spatiales multiples et imbriquées, les territoires humains, animaux et viraux se superposent. La géopolitique de l’Asie du Sud-Est suit les trajectoires des oiseaux migrateurs ; les réponses des États proches de la Chine aux zoonoses dépendent, en partie, de leur histoire nationale ; la gestion des oiseaux d’élevage et sauvages, de leurs traditions multiples. Ainsi, les virus apparaissent comme « une clé d’entrée au sein des relations entre humains et oiseaux dans le contexte géopolitique liant la Chine, Hong Kong et Singapour[40] ». Si les oiseaux participent des relations de pouvoir entre humains, ils sont également impliqués dans de complexes interactions avec des espèces aussi diverses qu’inattendues.

Relations interspécifiques

En Camargue, le sauvetage des flamants roses — interventions d’associations et de naturalistes lors d’hivers difficiles, création de sites de nidification, protection réglementaire — s’est fait, parfois, au détriment d’autres espèces. À la surveillance et au gardiennage des flamants s’ajoutent un contrôle des prédateurs — aux premiers desquels le goéland leucophée, adepte des œufs d’autres oiseaux — et des asymétries réglementaires criantes entre espèces[41]. Des dérangements ponctuels ont également eu lieu, conduisant à l’échec des mesures mises en œuvre par les gestionnaires. C’est le cas répété de l’effarouchement des flamants roses sur une partie du littoral camarguais par des hiboux grands-ducs, ces derniers mettant à mal les efforts des structures locales pour relocaliser les sites de nidification sur des sites naturels. D’un effarouchement à l’autre, ce sont ces mêmes structures locales, associées aux riziculteur⋅ices qui essayent — en vain — de faire fuir les flamants roses des cultures « à l’aide de pistolets à fusée éclairante et de cartouches détonantes[42] », dont les tirs sourds s’entendent à intervalles réguliers dans la campagne. Les mêmes effets, à des degrés divers, sont produits par des humains aménageurs et par certains prédateurs, pour convenir à des intérêts divergents selon les espaces concernés. Dans ce contexte, une géopolitique interspécifique paraît plus que jamais nécessaire. Peut-on dès lors la joindre à une poétique du vivant déjà affirmée par nombre d’auteur⋅ices, sans désamorcer dans le même temps toute critique ?

Avec perte, sans fracas

Le rapace plane, drapeau brun tendu sur la campagne, loin au-dessus des champs. Il a quitté pylône, piquet de clôture vermoulu ou cime mise à nue par l’hiver pour ouvrir ses ailes au vol. Mais fondent sur lui deux cousins, drapés de noir, croassements criards sortant du bec. Scène familière, les corbeaux harcèlent une buse qui, impassible, poursuit sa trajectoire. D’entre les blés, un épouvantail perd ses derniers haillons ; un canon canonne, sans incidence aucune. Les oiseaux n’ont pas besoin des humains pour engager des tractations — mais les humains n’ont guère l’intention de rester en retrait. L’épouvantail et les canons témoignent.

Une rhétorique de la perte habite essayistes, militant⋅es écologistes, naturalistes amateur⋅ices et personnes de tous bords habitées par l’urgence d’une situation qui leur échappe. Celle-ci s’en tient trop souvent à une critique éplorée, ou à un inventaire frénétique de ce qui disparaît, pour en garder numériquement la trace. L’oiseau, dès lors, joue ce rôle de sentinelle d’un monde qui s’étiole, de flammèche échappée d’un feu rougeoyant ou bien des braises de ce même feu, que l’on presse par notre inaction de s’éteindre. L’oiseau est aussi moins que ça, et bien plus.

Pourquoi donc, continuons-nous de nous demander ? Les trois essais cités se révèlent importants pour leur discipline respective, mais aussi pour toute personne convaincue qu’il est nécessaire de penser avec les oiseaux, depuis leurs territoires et ceux qui les côtoient, en un temps où habitats et espèces disparaissent. Certaines — la poétesse et éditrice Fabienne Raphoz, et après elle Marielle Macé — répondent en chœur, et simplement, « parce que[43] ». Aussi jubilatoire que soit cette évidence, nous ne pouvons nous en tenir à la réponse formulée ainsi — d’autres en ont d’ailleurs justement critiqué le manque de pertinence dès lors qu’y est jointe une rhétorique politique. Ainsi Frédéric Lordon raille-t-il sans retenue les propos de Marielle Macé, qui dans Nos cabanes écrit : « De cette façon un oiseau répond, en donnant ses raisons, même si on ne lui à rien demandé […]. Il répond en particulier à cette question aujourd’hui ineffaçable : pourquoi vivre autrement ? Parce que l’oiseau […]. Pourquoi lutter ? Parce que l’oiseau. » Et Lordon de répondre : « [É]chantillon de philosophie des cabanes. À coup sûr, Bolloré et Niel sont décomposés. Expérience de pensée : imaginer un Lénine lisant ça[44]. » Enfin reste-t-il à trouver les pratiques qui protègent ce qu’on ne peut définir, ce qu’on peine et peinera toujours à comprendre. Et dans cette opacité, peut-être, réside ce qui motive et empêche tout autant : un mystère qu’on se doit de maintenir, malgré tout, et qui justifie bien des actes.

[1] Les Sentinelles des pandémies, Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Frédéric Keck, Zones Sensibles, 2020

[2] Habiter en oiseau, Vinciane Despret, Actes Sud, 2019

[3] Politiques du flamant rose, Vers une écologie du sauvage, Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, Wildproject, 2020

[4] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, Politiques du flamant rose, Wildproject, 2020, p. 14.

[5] Marielle Macé, « Comment les oiseaux se sont tus », Critique, 2019/1, n° 860–861, p. 17.

[6] Thomas Nagel, « What it is like to be a bat? », The Philosophical Review, n° 83 (4), 1974.

[7] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020, p. 95. La méthode proposée par l’auteur est détaillée dans Les Diplomates, Wildproject, 2016.

[8] Marielle Macé, art. cit., p. 25.

[9] Confinement : le point de vue des oiseaux », entretien avec Vinciane Despret, Le Point, 17 mai 2020.

[10] Pour ce qui est de l’anthropologie, voir notre entretien avec Pierre Déléage, « Si l’anthropologie a une vertu, c’est sa méfiance vis-à-vis de l’universalité des lois », Ballast, 4 juin 2020.

[11] Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019, p. 41.

[12] Frédéric Keck, Les Sentinelles des pandémies, Zones Sensibles, 2020, p. 14

[13] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 14.

[14] Vanessa Manceron, « Exil ou agentivité ? Ce que l’anthropologie fabrique avec les animaux », L’Année sociologique, 2016/2, vol. 66, p. 287.

[15] Vinciane Despret, op. cit., p. 49.

[16] Stéphanie Chanvallon, « Pour une éthologie de l’invisible », Terrestres, n° 4, 5 mars 2019.

[17] Vinciane Despret, op. cit., p. 118.

[18] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 18–19.

[19] Farid Benhammou, « Une histoire contemporaine de la géographie française de l’animal », Denis Chartier et Estienne Rodary, Manifeste pour une géographie environnementale, Presses de Sciences Po, 2016, p. 141–164.

[20] Vincent Leblan et Mélanie Roustan, « Introduction. Les animaux en anthropologie : enjeux épistémologiques », Lectures anthropologiques, n° 2, 2017.

[21] Jérôme Michalon, Antoine Doré et Chloé Mondémé, « Une sociologie avec les animaux : faut-il changer de sociologie pour étudier les relations humains/animaux ? », SociologieS, 2016. Sur ces questions, voir également la dernière livraison de la revue Zilsel.

[22] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 85 ; 119.

[23] Frédéric Keck, op. cit., p. 126.

[24] Vinciane Despret, op. cit., p. 26.

[25] Romain Bertrand, Le Détail du monde, Seuil, 2019, p.183.

[26] Vanessa Manceron, « Avant que nature meure… inventorier », Ethnologie française, 2015, vol. 45, n° 1, p. 35.

[27] Vinciane Despret, op. cit., p. 109.

[28] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 18–19.

[29] Elle l’est également dans des contextes socio-politiques où la souveraineté animale dessert les populations humaines locales, animaux et humains entrant en confrontation pour satisfaire des objectifs conservationnistes et/ou ségrégationnistes. Voir pour le cas de l’Afrique australe Estienne Rodary, L’Apartheid et l’animal, Wildproject, 2019.

[30] Baptiste Morizot, op. cit., p. 91.

[31] Isabelle Mauz et Céline Granjou, « Une expérimentation contestée de contraception de marmottes », Natures sciences sociétés, vol. 16, n° 3, 2008.

[32] Mathevet et Béchet, op. cit., p. 99.

[33] Patrick Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Éditions Quæ, 2009.

[34] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 101

[35] D’origine biblique, cette notion prête à débat. Elle traverse le spectre politique, d’un pilotage techno-scientifique à l’échelle de la Terre (earth stewardship) à une gestion du milieu local où l’intention humaine est réduite à son minimum. Pour une présentation synthétique, voir Raphaël Mathevet, François Bousquet, et Christopher M. Raymond, « The concept of stewardship in sustainability science and conservation biology », Biological Conservation, n° 217, 2018.

[36] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 73.

[37] Ce dernier point est mis en œuvre par ailleurs par le Conservatoire du littoral ou des associations comme l’ASPAS, grâce à l’appropriation de foncier pour rendre à un territoire une perspective d’évolution autonome. Lionel Morel, « La Propriété privée au secours des forêts ? », Terrestres, n° 15, 26 juin 2020.

[38] Vinciane Despret, op. cit., p. 155.

[39] Baptiste Morizot, Les Diplomates, Wildproject, 2016.

[40] Frédéric Keck, op. cit., p. 15.

[41] Raphaël Mathevet, Anthony Olivier et Arnaud Béchet, « Nuisibles d’hier et d’aujourd’hui. Le lapin, le sanglier et le flamant dans la réserve de biosphère de Camargue », Rémi Luglia (dir.), Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! « Nuisible », une notion en débat, PUR, 2018.

[42] Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 63.

[43] Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, José Corti, 2018.

[44] Frédéric Lordon, Vivre sans ?, La Fabrique, 2020, p. 217.