Microentreprise, une machine à fabriquer des pauvres – Jean-Philippe Martin

Lien vers la brochure en pdf : Microentreprise, une machine à fabriquer des pauvres

Lire le texte sur le site du Monde Diplomatique

Texte de la brochure :

Quand, en 2008, est créé le statut d’autoentrepreneur, les reportages enthousiastes fleurissent un peu partout. Neuf ans plus tard, les forçats du vélo font grève pour être payés correctement, les chauffeurs Uber sont en procès avec la plate-forme, les « indépendants » se mobilisent. En moyenne, les microentrepreneurs gagnent… 410 euros par mois, moins que le revenu de solidarité active (RSA).

u cœur de l’été 2017, le 11 août, en début de soirée, de gros sacs isothermes vert et gris s’entassent au pied de la statue de la République à Paris. À côté de leur barricade improvisée, plusieurs dizaines de livreurs de repas à vélo, travaillant en tant qu’autoentrepreneurs sous les couleurs de la multinationale britannique Deliveroo, s’accoudent à leurs guidons. Juridiquement parlant, comme ils sont travailleurs indépendants et non salariés, ils ne sont pas en grève : ils sont « déconnectés ». « C’est qui, les patrons ? » M. Jérôme Pimot, cofondateur du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), retourne le stigmate, hilare. « On est des patrons, oui. On doit entreprendre ? Allons-y ! Mais nous, c’est quand on fait masse qu’on a une chance de commander ! »

Partie de Bordeaux avant de s’étendre à Nantes, Lyon et Paris, la fronde a pour carburant la décision unilatérale de Deliveroo d’harmoniser par le bas le système de rémunération de ses « partenaires » — dans le lexique maison, on ne parle pas d’« employés » ; les nouveaux livreurs ne sont pas « embauchés », mais participent à des sessions d’« embarquement » ; ils ne sont pas accueillis par un directeur des ressources humaines (DRH) ou par des cadres, mais par des pairs qui ont le titre d’« ambassadeurs ». À la fin août dernier, la direction a donc décidé de payer à la course (5 euros, et 5,75 euros dans la capitale), remplaçant l’ancien système de tarif à l’heure (7,50 euros, auxquels s’ajoutent, selon les critères de rendement, entre 2 et 4 euros par livraison), encore en vigueur pour les contrats datant d’avant septembre 2016. Comme elle l’avait fait un an plus tôt au Royaume-Uni, provoquant là aussi la révolte de ses bikers, la multinationale n’offre pas en France d’autre choix à ses soutiers que d’accepter le travail à la tâche ou d’aller voir ailleurs, sans autre forme de procès. « 5,75 euros par course, c’est de la provocation, dénonce M. Pimot. Nous voulons des garanties horaires sur des bases qui sont un peu celles des salariés : 15 euros l’heure et 20 dans les créneaux les plus chargés, entre midi et 14 heures et de 19 heures à 21 heures. »

« Deliveroo, tu vas manger ! »

Rassemblés un peu plus tard devant la terrasse d’un restaurant couru du 10e arrondissement, au nez et à la barbe des hipsters, les coursiers scandent en chœur : « On ne veut pas pédaler sans être payés ! Deliveroo, tu vas manger ! » Livreur depuis l’année dernière une dizaine d’heures par semaine, et membre du CLAP, Adrien, 23 ans, décrit un modèle social et économique reposant sur l’existence d’une masse de précaires toujours plus nombreux. Inscrits en deux temps, trois mouvements sur la plate-forme, ils sont mis en concurrence sur fond de pénurie de travail. « En fait, le système est saturé par ceux qui veulent bosser et se disputent les créneaux. On a un mal fou à en obtenir : chaque semaine, ils sont disponibles le mercredi à 8 heures du matin, et deux minutes plus tard tout est complet. Payer les coursiers uniquement à la tâche, ça permet à Deliveroo de recruter tant qu’ils veulent, puisqu’un livreur qui attend une commande, dans la rue, puis au resto, ne lui coûte rien du tout ! »

Alors que les silhouettes à deux roues ployant sous le poids de leurs sacs continuent de filer dans les rues adjacentes pendant la manifestation, « Harry JMG » raconte sa vie de coursier sur sa chaîne YouTube. Au passage, le jeune homme, qui a mis au point une application payante pour « garantir » les précieux créneaux de travail sur les plates-formes de livraison, propose de parrainer de nouveaux forçats du bitume. Il se charge d’ensevelir sous les sarcasmes un mouvement de grève qui va finir par s’étioler fin août : « Mais les gars, si maintenant que vous n’êtes plus payés à ne rien foutre, c’est la souffrance, et que ça ne vous plaît pas, barrez-vous ! Vous êtes autoentrepreneurs, vous avez signé, c’est comme ça ! Si je bossais dans une boîte, jamais de la vie je ne ferais une grève si un truc ne me convient pas. Juste, je me casse. »

Sous couvert d’innovation et, plus chic encore, de « disruption » (rupture) resurgit à l’horizon le travail indépendant à la tâche qui date d’avant la construction politique et juridique du salariat. Dans la foulée de la révolution de février 1848, Adolphe Thiers, montant au front contre les périls de l’« association ouvrière » et du droit du travail, n’écrivait-il pas : « Je désire que l’ouvrier qui n’a que ses bras puisse aussi (…) devenir capitaliste à son tour, et s’élever à la fortune. Je ne crois pas qu’il le puisse en se mettant à la place de son maître, en s’associant avec ses camarades pour former avec eux une entreprise collective, qui manquera de capital, de direction, de tout ce qui fait réussir ; mais voici, pour l’ouvrier de mérite, un moyen certain d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective : ce moyen est celui du travail à la tâche que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli[1] »

Un texte que ne renierait pas M. Denis Pennel, auteur d’un rapport sur le « droit du travail dans une société postsalariale » publié par le think tank libertarien Génération libre : « Et si le futur ressemblait au passé ? », interroge-t-il sans fard ni ironie. Sa référence absolue ? Les contrats de « louage » d’ouvrage et de service introduits par le code civil en 1804 par lesquels les travailleurs à la pièce sont considérés comme « entrepreneurs en ce qu’ils font » dans une relation strictement commerciale avec un donneur d’ordre. Une très bonne base pour l’avenir aux yeux de ce directeur général de World Employment Confederation (un nom un brin pompeux pour un lobby des entreprises de travail temporaire) qui prédit la fin de la « parenthèse du salariat », appelé à disparaître au profit du « libertariat »[2].

Les régimes d’autoemploi (self-employment), bâtis sur la commercialisation d’une tâche ou d’une pièce réalisée par un individu, se développent dans toute l’Europe. En 2003, l’ancien directeur du personnel de Volkswagen Peter Hartz a inventé le statut Ich-AG (littéralement, « moi-société anonyme ») en Allemagne. L’Italie a, la même année, ajouté aux contrats de collaboration coordonnée et continue (co.co.co), qui existent depuis 1973, un autre contrat de travail dit « de collaboration de projet » (co.co.pro), faisant exploser le nombre de travailleurs indépendants, passé de 2,3 millions à 3,9 millions en un an. Depuis 2007, l’Espagne dispose de trabajadores autónomos (« travailleurs autonomes »), avec une déclinaison particulière pour ceux qui sont « économiquement dépendants », désignés par l’acronyme Trade (qui signifie aussi « commerce » en anglais).

En France, la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 a instauré le régime de l’entrepreneur individuel. Popularisé sous le nom d’autoentrepreneur, le statut, entré en vigueur le 1er janvier 2009, est présenté comme extrêmement simple — on peut s’inscrire « en trois clics » — et ouvert à tous les types d’activité, ou presque. La communication gouvernementale est synthétisée dans le slogan « Faites fructifier vos talents », accompagné d’un logo représentant un ballon qui s’envole en souriant. Dans les discours officiels, il s’agit de permettre aux chômeurs de cumuler une activité professionnelle indépendante avec leurs allocations, et aux salariés de compléter leurs revenus par le biais d’une autre activité. Avec, en prime, une promesse de protection sociale équivalente à celle des salariés… aux mailles néanmoins plus lâches, car les accidents du travail ou les maladies professionnelles ne sont pas pris en charge. Cela s’accompagne d’une série de facilités comptables et d’incitations fiscales : franchise de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), allégements de cotisations sociales et, dans certains cas, acquittement forfaitaire sur la base d’un pourcentage du chiffre d’affaires, exemption de la cotisation foncière lors de la première année d’exercice.

Cette sous-traitance déclinée à l’échelle des individus permet au « client » — bien souvent une entreprise donneuse d’ordre — de se désintéresser des questions de salaire minimum, d’horaires de travail, de droit au chômage et aux congés payés, de formation, de conditions préalables au licenciement, de lutte contre les discriminations et de partage de la valeur ajoutée à travers les mécanismes d’intéressement et de participation. Pour l’État lui-même, le bénéfice n’est pas négligeable en termes d’affichage : en endossant le statut de microentrepreneur — c’est désormais le titre officiel —, et donc en pouvant exercer une activité, même réduite, les chômeurs quittent la catégorie A (« sans emploi »), la seule qui entre en ligne de compte pour la présentation officielle des chiffres du chômage. Dans la même veine prestidigitatrice, les administrations, soumises à la « rigueur » budgétaire, voire à l’austérité, peuvent utiliser de faux indépendants en imputant les coûts en « dépenses de fonctionnement », et non de personnel, comme l’explique la sociologue Sarah Abdelnour[3].

Grossier mirage économique

Dans les faits, ce régime s’inscrit à la fois dans les logiques d’« activation » des politiques sociales à destination des demandeurs d’emploi soupçonnés de ne pas chercher de travail, de modération salariale, d’exaltation de l’« esprit d’entreprise » et de brouillage des frontières de classe. Rien d’étonnant car tous ses concepteurs, sans exception, sont à rechercher dans le cercle le plus libéral de la droite française. Secrétaire d’État chargé des petites et moyennes entreprises (PME) et ordonnateur de la réforme au sein du gouvernement Fillon (2007-2012), M. Hervé Novelli a lâché le morceau dans un livre d’entretiens paru en 2009 (L’Auto-entrepreneur : les clés du succès, Éditions du Rocher, Paris). « Désormais, pour s’en sortir, les Français ne se tournent plus vers la collectivité, ils se tournent vers… eux-mêmes. Quelle plus belle réponse donner à tous ceux qui croient encore que, face à la crise, la seule réponse, c’est l’assistanat ? » Avant de fanfaronner : « Cela abolit, d’une certaine manière, la lutte des classes. Il n’y a plus d’exploiteurs et d’exploités. Seulement des entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe. »

En dépit de cette origine très marquée, le statut d’autoentrepreneur est pérennisé sans barguigner par M. François Hollande. Le régime franchit la barre du million d’inscrits en 2015, pendant son quinquennat. M. Emmanuel Macron entend le renforcer, en supprimant les cotisations sociales la première année et en doublant les plafonds annuels de chiffre d’affaires (portés à 170 000 euros pour le commerce et à 70 000 pour les services). Cette dernière mesure apparaît largement symbolique : selon les services de Bercy, seuls 5 900 microentrepreneurs sont concernés par le relèvement des plafonds[4], soit 0,55 % du total…

Derrière la propagande gouvernementale apparaît vite un grossier mirage économique. D’après l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), le million d’inscrits au régime de la microentreprise réalise un chiffre d’affaires global de 8,75 milliards d’euros. Une somme non négligeable, peut-être, mais à rapprocher du résultat des 2,2 millions d’entreprises de moins de dix salariés qui, elles, cumulent 760 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Au-delà de ce poids dérisoire dans la création de richesses, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) précise que les autoentrepreneurs économiquement actifs ont retiré en moyenne 410 euros mensuels de leur activité en 2013, soit près d’une centaine d’euros de moins que le revenu de solidarité active (RSA). Et encore ce chiffre est-il gonflé par la poignée (10 %) qui est gratifiée de plus de 1 100 euros par mois, l’équivalent du smic net. En vérité, plus d’un sur quatre touche moins de 70 euros par mois et la moitié, moins de 240 euros[5].

« Le travail indépendant exclusif se situe essentiellement parmi les travailleurs les moins qualifiés et les moins protégés, tandis que le cumul des revenus est plus important parmi les salariés du privé comme du public, décrit Sarah Abdelnour[6]Les plus qualifiés, déjà protégés, en tirent des revenus supplémentaires, et même une protection sociale inutilement dédoublée, tandis que les plus fragiles, souvent des jeunes ou des femmes, semblent accumuler des bouts de ficelle d’une société du travail de laquelle ils peuplent les marges. » L’exemple typique en France est celui des chauffeurs Uber de Seine-Saint-Denis, qui utilisent le système pour sortir d’un marché du travail hautement discriminatoire[7]. L’économiste américaine Juliet Schor constate que, loin de combler les inégalités, ce type d’emploi les accroît : aux États-Unis, sur fond de « raréfaction de l’emploi et du revenu », les tâcherons les mieux formés, issus des couches moyennes, s’emparent désormais des emplois peu qualifiés, jusque-là réservés aux travailleurs des classes populaires[8].

Cela n’empêche pas les marchands du « Tous entrepreneurs ! » de multiplier les injonctions aux accents libertaires : l’autoemploi serait l’avènement du travail pour soi, enfin. Mais la joie qu’expriment parfois certains des travailleurs laisse vite la place aux impératifs de la débrouille et des petits arrangements. Correcteur à temps partiel dans la presse, rémunéré à la pige, M. Jacques L. s’est inscrit après que sa conseillère de Pôle emploi lui a vanté les « avantages » du régime pour ses autres travaux. « Certes, il y a des abattements fiscaux et sociaux, mais cela ne dure pas. Je n’utilise plus ce statut, et quand je dois réviser un travail universitaire, par exemple, je le fais au noir. »

Avant même l’émergence de l’économie du partage — selon l’expression en vogue dans les médias dominants —, la fiction de l’autoentrepreneuriat librement décidé avait volé en éclats. Nombre de professions y ont eu recours — et souvent l’ont imposé — dès 2009. Dans le domaine de l’édition, « près d’un tiers (31,4 %) des travailleurs à domicile [lecteurs, éditeurs, correcteurs, iconographes…] indiquent que leur employeur leur a suggéré de changer de statut et de devenir autoentrepreneur », et « dans 81,5 % des cas ces pressions se sont répétées », mentionne une étude menée pour Force ouvrière (FO)[9], qui conclut : « Le régime de l’autoentrepreneur a entraîné la substitution du statut d’indépendant à celui de salarié », qui était plus favorable. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) dénonce le même type de pression dans les groupes de médias tels qu’Altice, Le Figaro, Mondadori, Prisma et TF1, notamment lors du lancement de journaux, suppléments ou programmes, où les journalistes sont payés comme de simples prestataires extérieurs, malgré la « présomption de contrat de travail » que prévoit le statut de journaliste professionnel.

Un capitalisme des plates-formes

Les opérateurs touristiques recrutent des guides sous ce statut et sans carte professionnelle, tout comme les clubs de sport avec leurs entraîneurs… Diplômée d’une école d’architecture, Mme Mathilde C. a dû passer trois ans sous ce statut dans un cabinet d’urbanisme avant d’être embauchée. « C’était une forme de période d’essai à rallonge, quasi systématique dans le secteur, témoigne-t-elle. J’étais présente comme tout le monde dans l’équipe, avec un bureau et tout… Mais quand j’étais malade, je devais aller travailler, sinon je n’étais pas payée. J’étais libre de fixer mes horaires de travail, mais c’était très théorique car il valait mieux être là, évidemment : se donner sans compter pour espérer rester. »

Pas un secteur n’y échappe. À Saint-Michel (Aisne), plusieurs dizaines de salariés se sont mis en grève, fin septembre, pour contester le projet du nouveau patron de leur entreprise d’ambulances. « Le gérant a pris un bout de papier et il a fait un cercle autour du nom de la boîte, raconte un des salariés, non syndiqué, en contrat à durée indéterminée (CDI) depuis quelques années. Puis il l’a barré et a fait partir des tas de flèches vers chacun de nous qui devenions des autoentrepreneurs. Enfin il a sorti un tableau avec les avantages en termes de rémunération. On n’en revenait pas. Lui-même autoentrepreneur, il nous a dit qu’il gagnait plus de 4 000 euros par mois avec ce système. On ne touchait plus terre, puis on est rentrés chez nous et on a regardé ce que c’était : il fallait qu’on loue le véhicule, qu’on paie toute notre protection sociale, on pouvait se faire jeter du jour au lendemain. Et on s’est mis en grève ! » Quelques semaines plus tard, selon son collègue, M. Stéphane Denimal, délégué du personnel CFDT (Confédération française démocratique du travail), le patron revient pour rassurer tout le monde. « Il ne parle plus d’autoentrepreneurs, mais d’indépendants, rapporte le syndicaliste sans déceler qu’il n’y a guère de différences. On se serait mal compris… Mais, si le chiffre d’affaires ne se redresse pas, il remettra le sujet sur le tapis. »

Dans l’ère du capitalisme des plates-formes, le statut d’autoentrepreneur constitue un vecteur de subordination supplémentaire pour ces salariés déguisés. L’emploi devient une marchandise hautement périssable, au gré des performances mesurées en temps réel, des notations effectuées par les clients, de critères de « fiabilité » établis par de très opaques algorithmes : en cas de résultats médiocres, les travailleurs sont éliminés purement et simplement. Ils sont surveillés en permanence par la géolocalisation ou la connexion à la plate-forme. Le contrôle devient toujours plus étroit, au point que certains parlent désormais de « sur-subordination ».

Déjà, le Mouvement des entreprises de France (Medef) s’active face aux contentieux médiatisés devant les prud’hommes. Au moment où les procès se multiplient en Europe et aux États-Unis — au Royaume-Uni, Uber a été condamné le 10 novembre dernier à verser à ses chauffeurs un salaire minimum et à leur octroyer des congés payés —, il s’agit d’écarter tout risque de requalification en CDI de ces prestataires externalisés. Dans sa première version, début 2016, le projet de loi El Khomri avait accédé à cette demande, avec l’appui des deux rapporteurs socialistes à l’Assemblée, MM. Christophe Caresche et Yves Blein : « Il convient d’éviter que la reconnaissance d’une responsabilité sociale des plates-formes envers les travailleurs qui utilisent leurs services ne conduise à un “quasi-salariat” de fait, au détriment du modèle économique de ces plates-formes[10] » En vain : la disposition a finalement été retirée. Mais, à chaque occasion, le patronat revient à la charge.

Ainsi, M. Oussama Ammar, cofondateur du fonds d’investissement The Family, qui organise un cycle régulier de conférences baptisé « Les barbares attaquent » en partenariat avec l’Institut Montaigne, prophétise l’avènement d’une économie où le « cachet » remplacerait le salaire ; les qualifications, les compétences ou l’expérience ne pèseraient plus rien à côté des missions acceptées avec « juste de l’envie »[11]. Son compère Nicolas Colin, inspecteur des finances en disponibilité et éditorialiste invité à L’Obs, promet un « monde d’intermittence généralisée du travail ». Car, avec « l’économie numérique, les entreprises disposent maintenant d’un puits sans fond, débordant de travailleurs, dans lequel elles peuvent se servir pour remplacer ceux qui voudraient s’organiser et exiger de meilleures conditions de travail[12]  ». Le même, flanqué cette fois de l’économiste ultralibéral Augustin Landier, « commissionné » par Uber quelques mois plus tard pour rendre une « étude » à sa gloire[13], a rédigé un rapport sur l’économie numérique pour le Conseil d’analyse économique[14].

Les auteurs décrivent un marché du travail très polarisé, avec au sommet de la pyramide des « emplois bien rémunérés à dimension managériale ou créative », et à la base des « emplois peu qualifiés qui sont peu rémunérés, car leur productivité reste faible ». Ils consacrent l’essentiel de leur propos à plaider pour l’« emploi non salarié », le régime de l’autoentrepreneur devenant la norme pour le travail peu qualifié. Aux nouveaux prolétaires, ils recommandent un système s’appuyant sur des notations. « Au lieu d’un diplôme ou d’un examen, il est possible de faire valoir la satisfaction des utilisateurs », écrivent-ils, appelant à mettre en avant sa « réputation » dans les « parcours ultérieurs professionnels (accès à d’autres emplois) ou non professionnels (accès au crédit et au logement) ».

Ouvrir des chemins d’émancipation

Pour pallier l’absence de protection sociale, ils encouragent l’État à les « informer de la nécessité d’épargner ». Car, privés d’outils de travail ou de fonds de commerce, ces travailleurs ne pourront rien revendre pour survivre une fois à la retraite. Ils invitent alors à créer un dispositif d’épargne microentrepreneuriale « sur le modèle de l’épargne salariale » — à cette différence près que, dans le salariat, l’épargne éventuelle ne se substitue pas aux droits acquis à la retraite, au chômage, à la santé ou à la formation…

Malgré l’éparpillement des microentrepreneurs et la domination des plates-formes, certains cherchent à ouvrir des chemins d’émancipation. Des mutuelles de travailleurs indépendants ont été créées, telle SMart en Belgique, ou des coopératives d’activité et d’emploi (CAE), comme Coopaname en France (850 membres), où chacun mène son activité de manière autonome tout en bénéficiant des filets de protection collectifs. Dans la foulée du mouvement Nuit debout du printemps 2016, le collectif CoopCycle s’est constitué pour mettre à la disposition de coopératives de coursiers un code et des algorithmes capables de concurrencer les multinationales du secteur.

Avec une ambition plus affirmée encore, des syndicats allemands (Ver.di et IG Metall) et suédois (Unionen) travaillent en partenariat avec des organisations nord-américaines comme la Freelancers Union à élaborer un « coopérativisme de plates-formes », susceptible de donner tout son sens à l’économie du partage[15]« La propriété et la gouvernance de l’Internet peuvent être changées, écrivent-ils dans leur manifeste[16]Les expériences déjà à l’œuvre démontrent qu’un écosystème mondial de coopératives et de syndicats peut, en collaboration avec des mouvements tels que ceux du logiciel libre et de l’open source, faire obstacle à la concentration des richesses et à la précarité des travailleurs résultant de l’idéologie du “gagnant emporte tout” prônée par la Silicon Valley. »

Et si, au fond, l’avenir ressemblait au passé ? Et si ces expériences, encore embryonnaires, ouvraient de nouveaux droits ? Reste à faire repérer cette bifurcation au plus grand nombre.

Luttes et victoires
Postface des bibliothécaires

Bien que ce statut soit aujourd’hui très largement utilisé, il existe des structures de lutte afin de le requalifier, voire de le supprimer, et d’aider à la reconnaissance et au regroupement des personnes ayant des contrats à ce titre. On peut citer le CLAP[17] (Collectif de Livreurs Autonomes de Paris), le plus connu, mais des groupements d’avocats permettent des attaques collectives.

Des précédents juridiques ont permis de mettre en défaut les grandes structures ayant recours à ce type de main d’œuvre, avec notamment l’arrêté de la cour de cassation du 28 novembre 2018, où elle déclare que :

« L’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni par la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ; que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. »

La victoire légale face à Deliveroo en février 2020 d’un coursier demandant la requalification d’un contrat de prestataire de service en contrat de travail crée aussi un précédent important. La plateforme britannique a été condamnée pour «travail dissimulé », ainsi qu’un dédommagement à hauteur de 30 000 euros.

Ce n’est qu’un début, la lutte continue !

 

[1] Adolphe Thiers, De la propriété, Paulin, Lheureux et Cie, Paris, 1848.

[2] Denis Pennel, Travail, la soif de liberté, Eyrolles, Paris, 2017.

[3] Sarah Abdelnour, « Administration publique recrute auto-entrepreneurs », Cadres, no 447, Paris, décembre 2011. https://www.larevuecadres.fr/articles/administration-publique-recrute-auto-entrepreneurs/5598

[4] Marie Bellan, « Microentrepreneurs : le faible impact du relèvement des seuils », Les Échos, Paris, 5 octobre 2017. https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/auto-entrepreneur/030659311185-micro-entrepreneurs-le-faible-impact-du-relevement-des-seuils-314143.php

[5]

[6] Sarah Abdelnour, Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Presses universitaires de France, Paris, 2017.

[7] Lire Hacène Belmessous, « En banlieue, autoentrepreneur faute de mieux », Le Monde diplomatique, mars 2017. https://www.monde-diplomatique.fr/2017/03/BELMESSOUS/57232

[8] Juliet Schor, « Does the sharing economy increase inequality within the eighty percent ? » (PDF), Boston College, 2017. https://www.bc.edu/content/dam/files/schools/cas_sites/sociology/pdf/SharingEconomyInequality.pdf

[9] Christophe Gautier, Antoine Remond et Yoan Robin, « Conditions et formes d’emploi des journalistes et travailleurs de l’édition : Quelle sécurisation ? » (PDF), Groupe Alpha, janvier 2015. http://www.correcteurs.com/images/files/EtudeCGT_FO_conditions_formes_emploi_securisation_journalistes_edition_2015.pdf

[10] Assemblée nationale, 29 avril 2016.

[11] « Les barbares attaquent les politiques de l’emploi », décembre 2014, vidéo consultable en ligne. https://www.youtube.com/watch?v=3xJoIeWc97k

[12] Nicolas Colin, « Reinventing labor : The sharing economy as professional leverage », 9 décembre 2016. https://salon.thefamily.co/reinventing-labor-the-sharing-economy-as-professional-leverage-dea175f27c10

[13] Augustin Landier, David Thesmar et Daniel Szomoru, « Travailler sur une plateforme Internet : une analyse des chauffeurs Uber en France », mars 2016. https://drive.google.com/file/d/0B1s08BdVqCgrTEZieTloQnRlazQ/view

[14] Nicolas Colin, Augustin Landier, Pierre Mohnen et Anne Perrot, « Économie numérique » (PDF), Les Notes du Conseil d’analyse économique, no 26, octobre 2015. http://www.cae-eco.fr/IMG/pdf/cae-note026.pdf

[15] Cf., par exemple, Trebor Scholz, « Platform cooperativism : Challenging the corporate sharing economy » (PDF), Fondation Rosa Luxembourg (bureau de New York), janvier 2016. http://www.rosalux-nyc.org/wp-content/files_mf/scholz_platformcoop_5.9.2016.pdf

[16] Sur le site de Platform Cooperativism Consortium, http://platform.coop

[17] https://www.jefklak.org/prends-le-cool/ et https://www.jefklak.org/le-travail-moderne-cest-un-retour-au-tacheronnage-du-xixe-siecle/