Lien vers la brochure en pdf : L’humour oppressif
Texte de la brochure :
La mécanique du rire des complicités
masculines
Par Eléonore Lépinard, paru sur Libération – Mars 2020
Les blagues sexistes, si répandues, nous en apprennent beaucoup sur la façon dont les hommes soutiennent et perpétuent le patriarcat.
Beaucoup d’auditeurs et d’auditrices de France Inter sont fâché·e·s : le Masque et la Plume, ce phare de la culture sur la radio publique, ne les fait plus rire, et iels le font savoir, comme l’a rapporté Mediapart dans une enquête récente sur l’émission. Pourtant, sur le plateau de l’émission on rit beaucoup. Les jugements sont à l’emporte-pièce, la subjectivité est assumée. Un des principaux ressorts de ce spectacle ce sont des blagues sexistes, misogynes, racistes et homophobes. Il ne s’agit pas ici de se demander s’il faudrait censurer ces propos ni de stigmatiser en particulier cette émission, car elle ressemble à beaucoup d’autres moments médiatiques. Il s’agit de comprendre ce que ce rire-là, si répandu, nous apprend sur la façon dont les hommes soutiennent et perpétuent le patriarcat.
A quoi sert ce rire ? Réaction somatique, pulsionnelle, ce rire est une belle illustration de la complicité au cœur du patriarcat. Il est complice car il crée un cercle magique qui protège chacun des conséquences de ses paroles sexistes. Qu’on me comprenne bien, ce rire n’est pas une entreprise masculiniste pour dénoncer les acquis récents obtenus par les femmes. Ce n’est pas l’appel sidérant d’Alain Finkielkraut à « violer les femmes », lancé en guise d’analyse sur un plateau. Pour autant, il n’est pas anodin puisqu’il dévalorise, objectifie, exploite celles et ceux qui ont moins ou pas du tout de privilèges dans notre société, tout en protégeant les complices – c’est de l’humour après tout, impunité garantie.
Les études critiques sur les masculinités décrivent les multiples façons dont l’apprentissage de la masculinité socialement légitime soutient le patriarcat : les hommes sont éduqués à mépriser les femmes et ce qui est féminin, à repousser l’homosexualité, à valoriser la force physique, l’absence d’émotions, et le contrôle de soi[1]. Mais tous les hommes ne peuvent pas incarner les exigences de ce modèle viril : le racisme, le classisme, l’homophobie sont autant de rapports sociaux qui traversent le patriarcat, et le renforcent au profit de certains hommes seulement. D’autres hommes se trouvent ainsi marginalisés ou complices selon les termes utilisés par la sociologue Raewyn Connell. Selon elle, les complices profitent des dividendes du patriarcat en respectant et promouvant les valeurs de la masculinité dominante tout en n’étant pas forcément capables de l’incarner ou d’en tirer des bénéfices directs.
La complicité serait donc une affaire de profits liés à la masculinité, un calcul des bénéfices qu’on peut tirer d’un système qui vous place en situation de privilège, absolu ou relatif. Et en effet ces bénéfices sont nombreux pour les hommes : de plus grandes chances d’accès aux postes de pouvoir, un meilleur salaire, une décharge du travail domestique gratuit, etc.
Cependant, le patriarcat a aussi un coût non négligeable pour les hommes : la prévalence des violences, comme auteurs et victimes, les prises de risque physique, les addictions, la sous-performance scolaire, un taux de suicide plus élevé, et les maladies mentales y compris la dépression. Comment le patriarcat parvient-il à se maintenir dans ces conditions où la masculinité dominante ne profite pas réellement à tous les hommes ?
Le problème d’une analyse de la complicité centrée sur les coûts et les bénéfices, c’est qu’elle fait de l’adhésion au patriarcat principalement une question d’intérêts : les bénéfices des hommes tirés de la complicité seraient toujours plus élevés que les coûts. Dès lors, nos stratégies féministes sont simples : il faut que les coûts induits par la complicité soient massifs (c’est l’option du féminisme dit «carcéral»), ou que les bénéfices tirés du féminisme par les hommes augmentent massivement. Dans cette veine, des hommes féministes tels que le sociologue Michael Kimmel vantent les bienfaits du féminisme pour les hommes et égrènent les coûts exorbitants de la masculinité dominante[2].
Mais une réalité, dérangeante, résiste ici : en matière de patriarcat la vérité – son coût pour les femmes et pour les hommes – ne libère pas les hommes. Beaucoup de #MeToo, et très peu de #WeToo… Les femmes restent par exemple les principales promotrices d’un congé paternité étendu dont les hommes seraient pourtant les premiers bénéficiaires. Est-ce parce qu’ils y voient un coût en matière de travail éducatif ? Peut-être, mais il est simpliste de s’arrêter à cette explication et de ne comprendre la complicité qu’en termes d’intérêts bien compris.
En laissant de côté les explications qui nous disent que les hommes ont intérêt à être complices du maintien du patriarcat, nous entrons, comme féministes, dans des eaux qu’on peut trouver troubles. Et pourtant, il faut plonger. Plonger, c’est s’interroger sur l’expérience de la masculinité comme source de plaisir et de gratification. Le rire sur le plateau du Masque et la Plume c’est aussi une satisfaction émotionnelle liée aux relations entre hommes. Ce plaisir de l’entre-soi masculin et blanc peut-il ne pas être pervers ? Et à quelles conditions ? Plonger, c’est s’interroger sur les mécanismes de développement psychologiques et affectifs qui soutiennent l’adhésion à un ordre de genre qui écrase et dévalorise certaines catégories de personnes et sur la façon, forcément politique mais aussi émotionnelle et affective dont nous pouvons les transformer[3]. Car l’empathie, l’apprentissage du care jouent ici un rôle central.
La complicité, le rire interrogent nos politiques féministes : nous devons urgemment penser la place des hommes dans notre projet de transformation sociale. Que leur proposons-nous puisque la vérité ne leur suffit pas ? Peut-être, tout simplement, le bien. Et des relations, bonnes elles aussi. Mais cela suffira-t-il ? Il semble qu’en tous les cas des auditeur·ice·s de France Inter aient envie de tenter ce pari. Ecoutons-les.
L’humour est une chose trop sérieuse…
Par Denis Colombi – Août 2012
Lui : Wah, hé, faut que je te montre un truc, tu vas trop te marrer. C’est un test dans le dernier Consoles +, c’est trop bon.
Moi : …
Lui : Tu ris pas ?
Moi : Désolé, le sexisme, ça me fait pas franchement rire.
Lui : Wah, c’est bon, c’est de l’humour quoi. C’est pas sérieux.
Moi : C’est de l’humour, et alors ? C’est un prétexte pour diffuser des préjugés sans que l’on dise rien ?
Lui : ‘Tain, t’es chiant. Hé, c’est Desproges qui avait raison : on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui !
Moi : Ah ? Donc tu assumes le fait que ton humour est un mécanisme d’exclusion sociale ?
Lui : Quoi ?
Moi : Bon, assieds-toi, ça va être long.
Lui : Pffff, avec des mecs comme toi, on peut rien dire de toutes façons.
Moi : C’est marrant ça quand même : tu me dis qu’on peut rire de tout, mais si visiblement, si on t’enlève une de tes cibles, on ne peut plus rire de rien. Pourtant, si on retire un élément à l’infini, ça ne fait pas rien. Même Chuck Norris sait ça.
Lui : Non, mais si on commence par un truc…
Moi : D’ailleurs, ce qui est aussi rigolo, c’est que alors que tu peux rire de tout et, je suppose, de tout le monde, tu choisis de rire précisément de certains groupes. Dans le cas présent, ce sont les femmes, mais plein de gens adoptent la même défense que la tienne pour bien d’autres minorités.
Lui : Mais tout le monde le fait, ça permet de se comprendre ! On le prend pas au sérieux. C’est de l’humour, c’est ça que tu veux pas comprendre.
Moi : Mais l’humour, c’est terriblement puissant. Dans leur livre Logiques de l’exclusion, Norbert Elias et John Scotson montrent par exemple que l’un des mécanismes les plus efficaces dont dispose une communauté pour tenir à l’écart les nouveaux venus, ce sont les ragots.
Lui : Ah ! Ça n’a rien à voir : les ragots et l’humour, c’est pas la même chose.
Moi : Et pourtant… Les deux fonctionnent sur le mode de l’anecdote : ils essayent de donner une image très concentrée du monde et, finalement, de dire une vérité. D’ailleurs, il n’est pas rare d’entendre dire « c’est drôle parce que c’est vrai ! ».
Lui : Ah oui ? Et qui dit ça ?
Moi : Homer Simpson par exemple, généralement après qu’un comique ait fait de subtiles blagues sur les différences entre les Blancs et les Noirs. Un bel exemple de conscience des mécanismes du stand-up et de beaucoup d’autres formes d’humour, et en même leur dénonciation.
Lui : C’est une référence scientifique ça ?
Moi : Au moins un exemple d’humour intelligent, qui dévoile les ressorts de cet humour qui vise certaines catégories. Pour que cet humour fonctionne, il est essentiel que l’on puisse diviser le monde entre eux et nous.
Lui : Mais arrête ! On fait aussi des blagues sur les mecs !
Moi : Oui, donc on divise bien le monde entre eux et nous, femmes et hommes, l’essentiel étant de savoir où on se place. On peut le faire avec d’autres catégories. Dans tous les cas, on suppose l’étrangeté de l’autre. Quand tu dis qu’on ne peut pas rire avec n’importe qui, c’est ça que tu dis finalement : tu choisis avec qui tu veux rire, et tu exclus les autres.
Lui : Oui, les gens qui ont pas d’humour. Il y a des femmes qui trouvent ça drôle.
Moi : Et donc tu t’autorises à dire aux autres qu’elles ne devraient pas se sentir blessées par ton humour ?
Lui : Bah oui, il faut pas se braquer.
Moi : Imagine que tu sois pauvre, tu vis dans la misère, et là, débarque un mec riche, un héritier, qui t’explique que, bon, quand même, faut pas commencer à te plaindre.
Lui : Je vois pas le rapport.
Moi : Et imagine maintenant qu’il t’amène à une fête avec tous ses copains aristocrates, tous nés avec une cuillère d’argent dans la bouche et des pampers en or. Et là, ils se mettent tous à se moquer de ces ouvriers qui sont vraiment trop cons quand même, et paresseux quand même. Toi, tu as vu ton père se lever tous les matins à l’aube pour aller trimer à l’usine, sans jamais se plaindre. Tu te sentirais bien ?
Lui : Mais c’est pas pareil…
Moi : Et pourquoi ? Si tous ces gens t’expliquaient que c’est de l’humour et que tu n’as pas à te sentir mal, tu le prendrais sûrement mal. Quand un dominant explique à un dominé comment il doit ressentir les choses, il ne fait qu’exercer sa domination. Dans le cas des hommes qui expliquent aux femmes ce que c’est que d’être une femme, on appelle ça du « mansplaining ».
Lui : Et c’est pas ce que tu es en train de faire là ?
Moi : Humm… Non, je n’explique pas aux femmes comment elles doivent se sentir. Je te dis juste, à toi, que tu n’as pas à le faire. Et vu que je ne te dis pas comment vivre ta condition d’homme ou de classe sociale, non, décidément non.
Lui : Et les femmes qui rient, ce sont pas des femmes, c’est ça ?
Moi : Pas plus que celles qui ne rient pas. Alors pourquoi écouter les unes et pas les autres ? Surtout qu’il peut être assez difficile de ne pas rire justement : ne pas rire, c’est être sanctionné comme étant dépourvue d’humour, et finalement exclues…
Lui : Bon d’accord, mais c’est pas ça le problème au fond. Je t’ai dit : de toutes façons, on y croit pas à ces trucs, c’est de l’humour.
Moi : Tu crois que ça fait une différence ? Ce n’est pas moins blessant pour ceux que tu vises.
Lui : Mais là, on est entre mecs, ça ne blesse personne.
Moi : Donc revoilà l’exclusion sociale…
Lui : Mais c’est pas comme si j’allais discriminer les femmes après.
Moi : Tu crées juste les conditions pour.
Lui : Arrête un peu, c’est pas parce que tu fais des blagues sur les blondes que tu vas violer une nana en sortant.
Moi : Oh, au niveau individuel peut-être pas, mais tu entretiens et tu diffuses l’idée que les femmes sont fondamentalement différentes des hommes, sont comme ceci ou comme cela, et finalement sont inférieures aux hommes sur bien des plans.
Lui : Tu sais, quand on rit, on sait que c’est pas sérieux.
Moi : Tu crois ? Récemment, l’anthropologue Robert Lynch a fait une expérience amusante. Il a fait passer un questionnaire au public d’un spectacle de stand-up pour connaître leurs opinions politiques. Et puis il a mesuré à quelles blagues ils riaient, et s’ils riaient forts.
Lui : Il y a des gens qui ont rien à faire de leur vie…
Moi : Pourtant, les résultats sont intéressants, notamment face à une blague sexiste comme celles que tu affectionnes tant. Les gens qui ont les vues les plus traditionnalistes des rapports hommes-femmes, qui pensent que les hommes sont fait pour bosser pendant que bobonne reste à la maison, sont ceux qui rient le plus aux blagues sexistes.
Lui : Non, mais attends, c’est ça les trucs sur lesquels tu bosses toi ? Le mec découvre que les gens rient à des trucs où ils se retrouvent ? Mais c’est ça qu’est trop drôle en fait ! Putain de découverte !
Moi : Tu as raisons : on dit parfois que les sciences sociales se contentent de « stating the obvious », de constater ce qui est évident. Mais tu sais quoi ? Ce truc évident, ça fait cinq bonnes minutes que tu me dis que c’est faux…
Lui : Hein ?
Moi : Tu me dis que les gens ne croient pas à ce dont ils rient. Là, je te donne un élément qui va dans le sens contraire, et ça te semble évident. En fait, comme tout le monde, ça ne te semble évident qu’après coup. Comme quoi, « stating the obvious », c’est pas complètement inutile. Il y a même des super-héros pour ça.
Lui : Bon, si tu veux, mais moi, j’y crois pas à ces trucs.
Moi : Peut-être. Mais tu devrais alors te poser la question des gens avec qui tu rigoles… Et d’ailleurs, c’était ça que voulait dire Desproges à la base : il disait qu’il n’avait pas envie de rire avec quelqu’un comme Jean-Marie Le Pen…
C’est ça le sens du « on ne peut pas rire avec n’importe qui » (tu noteras d’ailleurs qu’il commence par « stating the obvious » lui-aussi). Tu as envie de rire avec Marine Le Pen ?
Lui : Moyennement.
Moi : Et ben voilà : en choisissant de qui ou quoi tu ris, tu choisis aussi avec qui tu ris. C’est pour cela que le choix est important : le rire, ça te situe socialement.
Lui : Tu veux dire que ça dit à quelle classe j’appartiens ?
Moi : Oui, mais pas seulement : ça dit aussi à quelles fractions de classes tu appartiens. Et ça dit surtout à quels groupes tu appartiens ou tu veux appartenir. Des groupes qui peuvent avoir des comportements politiques ou éthiques très précis. Et surtout, ça dit à quels groupes tu n’appartiens pas. Bourdieu disait « les goûts sont avant tout des dégoûts ». C’est aussi vrai du rire.
Lui : Et tout ça, c’est pas de l’exclusion sociale ?
Moi : Si bien sûr. Mais l’exclusion sociale est une sanction. Il faut juste savoir pour quoi et à qui on l’applique. L’humour a un grand pouvoir, et un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Tu peux rire de tout, ça ne veut pas dire que tu peux le faire n’importe comment.
Lui : Et donc il y a des groupes protégés ? Genre les femmes, on peut pas en rire ?
Moi : Tu n’écoutes pas. Si ta blague est une sanction, pour qu’elle soit drôle, il faut accepter la norme qu’il y a derrière. Ta blague, elle fait rire parce qu’il y a le sexisme derrière, parce que celui qui t’écoute accepte l’idée que oui, quand même, les femmes, elles sont un peu comme ça. Si ce n’était pas le cas, tu pourrais faire une blague du genre « hé, toutes les femmes sont bleues à pois verts », et ça serait drôle.
Lui : Ben tu vois, c’est bien pour ça que c’est drôle.
Moi : Non, c’est juste déprimant de voir des gens qui se croient au top de l’humour parce qu’ils recyclent des blagues dont même l’almanach Vermot ne voudrait plus. Si on peut rire de tout, on devrait pourvoir rire d’autres choses que de blagues qui n’étaient déjà plus drôles il y a cinquante ans non ?
Lui : Pffff… c’est chiant tout ça. T’es chiant comme mec.
Moi : Je sais, je suis payé pour ça. Mais qu’est-ce que tu veux, comme le disait un autre grand homme, « l’humour est une chose trop sérieuse pour être laissé à des rigolos ».
Lui : C’est qui qui dit ça ?
Moi : Marcel Gotlib
Lui : Qui ?
Moi : Ah, je crois que je viens de trouver la source de tous tes problèmes. Reste assis, on n’a pas fini…
Note : ce dialogue est évidemment fictif, bien qu’inspiré de nombreuses discussions réelles : personne n’est capable de m’écouter aussi longtemps.
[1] Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, de Raewyn Connell, Amsterdam Editions.
[2] Voir son TEDtalk
[3] Pourquoi le patriarcat ? de Carol Gilligan et Naomi Snider, Climats-Flammarion 2019.