La « période de transition » – Marie Isidine

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Texte de la brochure :

Dans les innombrables discussions que la révolution russe a fait naître dans les milieux socialistes et révolutionnaires, l’idée revient continuellement d’une « période de transition » succédant à la révolution victorieuse ; c’est peut-être l’idée dont on abuse le plus pour justifier des façons d’agir et des reniements indéfendables. On estime généralement que même les pays les plus avancés ne sont pas prêts pour une réalisation intégrale du socialisme (et, à plus forte raison, du socialisme anarchiste) ; en partant de là, les uns préconisent des blocs mi-socialistes, mi-radicaux, ou un « gouvernement ouvrier » qui, en fait de socialisme, ne réalisera que le programme minimum des congrès ; les autres visent à un coup de force qui donnera aux révolutionnaires un pouvoir dictatorial qu’ils feront servir aux intérêts de la classe ouvrière, surtout en terrorisant la bourgeoisie. Les bolcheviks, en particulier (et les anarchistes qui se sont laissés entraîner par eux), nous disent « Croyez-vous vraiment à la possibilité de faire régner dès maintenant le communisme anarchiste ? Les masses n’y sont pas préparées et le socialisme a encore trop d’ennemis ; tant qu’ils subsisteront, l’État restera nécessaire. Il faut vous résigner à une période transitoire de dictature. »

Tant que nous accepterons de discuter sur ce terrain et de faire dépendre notre opinion de notre appréciation – optimiste ou pessimiste – du degré de préparation du monde ouvrier, il nous sera impossible de donner à la question une solution nette et conforme à nos principes. Et cela se comprend : la question doit se poser pour nous tout autrement. Que notre idéal soit ou non réalisable « tout de suite » – cela ne peut aucunement influer sur notre action. Nous savons que seul l’historien, en considérant, après coup, les résultats acquis, établira un jour pour quelles réalisations notre époque était mûre ; quant aux contemporains, ils se trompent toujours à cet égard, en rapport chacun avec sa mentalité. Nous ne croyons pas à l’existence de phases prédéterminées de l’évolution, identique pour tous les peuples. Nous savons que la marche générale du développement humain conduit l’humanité à mieux utiliser les forces de la nature et à mieux assurer dans son sein la libération de l’individu et la solidarité sociale. Dans cette voie, il peut y avoir des arrêts, même des reculs, mais jamais de mouvement définitif en sens contraire. Et plus la communion entre différents peuples deviendra étroite, plus rapidement ceux qui se trouvent engagés plus loin dans cette voie entraîneront les retardataires. Le reste, la rapidité du mouvement, sa marche pacifique ou violente, les conquêtes réalisées à tel ou tel moment, tout cela dépend d’une quantité de facteurs et ne peut être prédit. Parmi ces facteurs, un des plus puissants a toujours été et sera toujours l’action des individus et de leurs groupements. Les idées qui inspireront l’action la plus énergique auront le plus de chances de triompher ; la vie suivra la résultante des forces appliquées. Par conséquent, plus nous emploierons d’efforts en vue de notre idéal dans toute son intransigeance, plus près de lui passera cette résultante.

Dans les discussions où l’on parle d’une « période de transition » on nage le plus souvent en pleine confusion et on se comprend mal, car il s’agit de deux notions bien différentes. D’une part, chaque époque est une époque de transition vers un stade d’évolution supérieur, car à mesure que certaines aspirations se réalisent, d’autres surgissent. Toujours, il existe certains problèmes dominants, qui préoccupent tous les hommes capables de penser, et d’autres problèmes, ceux de l’avenir, auxquels ne pense qu’une minorité avancée. Ainsi, le problème socialiste : l’abolition de l’exploitation capitaliste et l’organisation d’une société économique égalitaire, est à notre époque à l’ordre du jour de la réalisation immédiate ; mais donner à cette nouvelle société une forme libre et assurer un véritable développement à la personne humaine, reste encore l’idéal d’un petit nombre, des seuls anarchistes. À quel moment cet idéal passera-t-il au premier plan, à son tour, et entraînera-t-il la majorité ? Seul l’avenir le dira ; il est certain qu’avant qu’il ne soit réalisé tel que nous le concevons, nous traverserons une série de stades de transition.

Mais on comprend aussi autre chose sous le nom de période de transition : c’est le moment qui suit immédiatement une révolution, où les anciennes formes ne sont pas entièrement disparues, les ennemis, partisans du passé, sont encore à craindre et le nouvel ordre de choses naît au milieu de la lutte et des plus graves difficultés. Et alors, à ne considérer uniquement que ce seul moment, en dehors du passé et surtout de l’avenir, on en arrive, comme les bolcheviks, à justifier tous les moyens de fortune, même les plus dangereux, généralement empruntés au vieux monde, parmi lesquels la dictature figure au premier plan. Ou bien on propose, comme le fait Kautzky et les autres social-démocrates, un régime temporaire où les socialistes seront au pouvoir, mais remettront à un avenir indéterminé la réalisation de leur programme socialiste. Qu’il s’agisse des uns ou des autres, notre façon de voir est complètement différente : nous nous refusons à nous laisser hypnotiser par cette idée de transition. Que des progrès successifs, des réalisations partielles doivent précéder la réalisation totale de notre idéal, c’est fort possible et même probable, mais pour que ces stades successifs soient acceptés par nous comme souhaitables, encore faut-il qu’ils nous mènent, vers cet idéal et non vers quelque chose de diamétralement opposé. Le chemin vers une société exempte de toute contrainte par l’État et fondée sur le groupement libre des individus ne peut passer que par des formes sociales où la part de la libre initiative va en augmentant et la part de l’autorité en diminuant. Mais si, sous le couvert d’une époque de transition vers une communauté libre, on nous offre un anéantissement complet de toute liberté, nous répondons que ce n’est pas là une transition, mais un pas en arrière. Nous n’avons pas été élevés dans la dialectique hégelienne, qui envisage comme un phénomène naturel la transformation d’une chose en son contraire ; notre esprit est pénétré bien plutôt du principe de l’évolution, qui nous dit que chaque stade du développement non seulement n’est pas opposé au précédent, mais procède de lui. La société anarchiste ne découlera jamais d’une dictature ; elle ne naîtra que des éléments de liberté qui auront subsisté et se seront étendus en dépit de toute contrainte étatiste. Pour qu’une forme sociale puisse être considérée comme un pas en avant vers un idéal, elle doit contenir plus d’éléments de cet idéal et jamais moins ; sinon, c’est un recul et non un progrès.

La Commune de Paris, par exemple, ne se proposait pas pour but une société anarchiste ; mais les anarchistes de tous les pays l’apprécient hautement pour son large fédéralisme. De même, pendant la révolution russe, les anarchistes ont accueilli avec sympathie l’institution des soviets libres, bien entendu, tels qu’ils sont sortis de la pensée populaire, et non des organes officiels qui, actuellement, n’en offrent que la caricature ; ils y voyaient, une forme d’organisation politique préférable au parlementarisme classique, permettant davantage le développement de l’initiative et de l’action collective au sein du peuple.

Une attitude sympathique envers tout ce qui rapproche de notre idéal est une chose qui va de soi ; la notion d’une « période de transition » ne peut rien y ajouter. Elle ne sert qu’à obscurcir la discussion et à donner un prétexte à certains esprits pour « réviser » nos idées, ce qui signifie, en réalité, les abandonner dans ce qu’elles ont précisément d’essentiel. En réalité, le moment révolutionnaire est celui qui prête le moins à la prudence, à la crainte de l’utopie, de l’« irréalisable » ; il étend, au contraire, les limites de toutes les espérances. Ne nous laissons donc pas intimider par ces conseils de fausse sagesse historique, à laquelle toute l’expérience de l’histoire donne un démenti.