Le mouvement de liberation transgenre – Leslie Feinberg


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Préambule à l’édition de 2010 :

Lorsqu’iel a écrit « Le langage utilisé dans cette brochure pourrait bien devenir rapidement suranné, à mesure que la communauté de genres s’agrandit et s’organise – ce qui est un problème merveilleux », Feinberg avait vu juste.

Un certain nombre de termes employés dans ce texte sont aujourd’hui inexacts et inappropriés face aux réalités et définitions qui se sont dessinées et affirmées au cours des années 1990 et 2000. Il est donc nécessaire de lire ce texte en se rappelant bien qu’il date de 1992 !

Par exemple, lorsque Feinberg parle de « femme transgenre », iel fait référence aux personnes assignées femelles à la naissance et ayant une expression de genre butch ou king (entre autres) sans pour autant se définir comme homme trans. Ce qui aujourd’hui pourrait faire bondir puisque le terme de femme transgenre est plutôt attribué à des personnes assignées mâles à la naissance et ayant une expression de genre féminine sans pour autant se définir comme femme transexuelle.

De même iel utilise bien souvent les termes « femme » et « homme » comme synonymes de « femelle » et « mâle ». Ce qui est source de confusion quand on parle de personnes trans.

Bref, les termes utilisés par Feinberg posent problème et questions (d’autant plus dans le cadre d’interprétations historiques), tout comme les termes largement employés aujourd’hui. Peu importe ici ce qu’on en pense, l’important est de garder ça en tête pendant la lecture !Le mouvement de libération transgenre_livret Le mouvement de libération transgenre

Les notes sont de l’éditeur·ices et traducteur·ice de 2010.

Le genre : une définition de soi, pas une anatomie

On nous a dit toute notre vie que le sexe et le genre sont synonymes – les hommes biologiques sont « masculins », les femmes biologiques sont « féminines ». Rose pour les filles et bleu pour les garçons. C’est tout simplement « naturel », nous a-t’on dit. Mais au tournant du précédent siècle, dans ce pays même, le bleu était considéré comme une couleur de fille, et le rose comme garçon. Les codes de genre, rigides et simplistes, ne sont ni éternels, ni naturels.

Pour autant, il n’y a rien de mal à ce que des hommes biologiques soient considérés comme « masculin », non plus qu’à ce que l’auto-expression de femmes biologiques tombe dans la catégorie de ce qui est considéré comme « féminin ». Le problème, c’est que bien des gentes qui ne rentrent pas dans ces regroupements sociaux d’une stricte manière encourent toute une gamme de harcèlements et de violences.

Ce qui amène cette question : qui décide de ce que devrait être la « norme » ? Pourquoi des personnes sont-elles punies pour la manière dont elles se définissent ?

Bien des gentes d’aujourd’hui seraient surpris·es d’apprendre que d’anciennes sociétés communautaires ont tenu les personnes transgenre en haute estime. Il a fallu mener aux classes dirigeantes émergentes une drôle de campagne pour que ce qui avait été considéré comme naturel soit vu comme le contraire. Ce préjugé, implanté dans la société par ses élites de tête, continue à sévir aujourd’hui….

La plupart des termes dont on use pour nous caractériser sont des mots qui coupent et qui flétrissent.

Quand j’ai commencé à bosser dans les usines, à Buffalo, et que je n’étais qu’ado, les femmes comme moi étaient nommées « lui-elle ». Bien que les « lui-elle » de l’usine fussent le plus souvent des lesbiennes, nous n’étions pas désignées par nos préférences sexuelles, mais par la manière dont nous exprimions notre genre.

 

Il y a d’autres mots dont on use pour parler de la grande variété de « hors-la-loi » du genre : travesti·es, transsexuel·les, drag queens et drag kings, cross-dressers, « bulldykes », stone butchs[1], androgynes, camionneuses, ou encore berdaches[2] – qui est un mot d’origine colonialiste européenne.

Nous n’avons pas choisi ces mots. Ils ne nous résument pas. Il est dur de combattre une oppression sans avoir de nom qui évoque la fierté, un langage qui nous honore.

Depuis peu d’années a commencé d’émerger une communauté, dont on parle comme une communauté de genres, ou bien transgenre. Notre communauté consiste en un groupe hétéroclite de gentes, qui nous définissons de bien des manières différentes. Les personnes transgenre réclament le droit de choisir leurs propres définitions d’elles-mêmes. Le langage utilisé dans cette brochure pourrait bien devenir rapidement suranné, à mesure que la communauté de genres s’agrandit et s’organise – ce qui est un problème merveilleux.

Nous avons choisi dans cette brochure des mots que nous espérons compréhensibles à la grande majorité des gentes opprimé·es et travailleur·euses de ce pays, comme un outil pour combattre la brutalité et le fanatisme. Nous essayons de découvrir des mots, qui de toute façon seront trop limités, qui puissent nous relier, qui puisse appréhender ce qui est similaire dans les oppressions que nous endurons. Nous nous sommes aussi un peu cassé la tête dans le choix des pronoms, nous efforçant à la fois de faire preuve de clarté et de sensibilité, au milieu d’un langage qui ne reconnaît que deux sexes.

Les grands mouvements sociaux se donnent un langage commun – des outils pour avancer, et gagner une plus grande compréhension. Mais nous avons été largement tenu·es à l’écart du mouvement progressiste.

Ce furent des trangenres qui menèrent en 1969 la bataille à Stonewall, à New York, laquelle donna naissance au mouvement lesbien et gay moderne.

Pourtant, alors que le mouvement lesbien et gay a réussi à convaincre le mouvement progressiste que combattre ensemble épaule contre épaule créerait une force de changement plus grande, la communauté transgenre en est encore à lutter pour obtenir la même compréhension du mouvement lesbien et gay.

La plupart des gentes pensent que toutes les femmes biologiques « masculines » sont lesbiennes, et que tous les hommes biologiques « féminins » sont des pédés. Ce qui est un fourvoiement. Toutes les lesbiennes et tous les pédés ne sont pas « cross-gendered ». Et toustes les femmes et hommes biologiques transgenre ne sont pas lesbiennes ou pédés. En fait, ces deux grandes communautés sont des ensembles qui ne se recoupent que partiellement.

Bien que les oppressions subies dans ces deux puissantes communautés ne soient pas les mêmes, nous faisons face à un ennemi commun. La transphobie[3] – comme le racisme, le sexisme, le fanatisme contre les lesbiennes et les pédés – entend bien nous garder divisé·es. L’unité ne peut que nous renforcer.

La solidarité se construit sur la compréhension de comment et pourquoi il y a oppression, et de qui en profite. Et notre opinion, c’est que des changements révolutionnaires dans la société humaine peuvent se débarrasser de l’inégalité, du fanatisme et de l’intolérance.

Dans l’idée de la mise sur pied de ce mouvement de lutte, nous apportons ce regard sur des modèles qui se sont perpétués au long de l’histoire, la communauté des femmes et hommes biologiques qui ont choisi de devenir berdaches, la communauté transgenre – et qui ont suivi ce chemin, que nous soyons alors tenu·es en estime ou bien réprouvé·es.

La transidentité bouffe l’oppression

Le musicien de jazz Billy Tipton est mort en 1989 à l’âge de 74 ans. On s’en souviendra moins pour sa musique, que pour la révélation que Tipton était né femme biologique. Tipton a préféré mourir d’un ulcère perforé non soigné, que d’aller voir un médecin et de risquer d’être outé.

Après sa mort commença le débat : est-ce que Tipton avait vécu en homme social uniquement parce qu’il voulait travailler comme musicien, dans un secteur dominé par les mecs, ou bien à cause de l’oppression subie par les lesbiennes ?

C’est absolument vrai que l’oppression des femmes, tout particulièrement dans le capitalisme[4], a créé de fortes pressions économiques et sociales, qui obligent des femmes biologiques à passer pour des hommes, afin de survivre. Mais cet argument laisse de coté la question des femmes transgenres – des femmes qui sont considérées comme tellement « masculines » dans cette société de classes, qu’elle peuvent risquer de terribles harcèlements et dangers. Beaucoup de ces femmes sont obligées de « passer » pour survivre. Il va de soi que les femmes transgenre portent aussi le poids écrasant de l’inéquité économique et, dans bien des cas, de l’oppression des lesbiennes. Mais ces facteurs jouent aussi un rôle dans l’obligation faite aux femmes « masculines », tout autant qu’à des femmes non transgenre, de passer le pas entre les genres.

Et si ces femmes « masculines » viennent à être prises en compte, c’est sous-entendu qu’elles ne sont qu’un produit du capitalisme patriarcal décadent[5], et que lorsque la vraie égalité sera atteinte, elles disparaîtront tout simplement.

C’est le « passing » qui est nouveau

Les femmes et les hommes transgenre ont toujours été là. Elles, ils sont opprimé·es. Mais ce ne sont pas de simples produits de l’oppression. Et c’est aussi le passing qui est une nouveauté historique. Le passing veut dire se cacher. Le passing signifie l’invisibilité. Les personnes transgenre devraient pouvoir vivre et exprimer leur genre sans être critiquées, ni menacées, ni violentées. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Il y a des tas de femmes et d’hommes dont l’expression de soi, jugée à l’aune des stéréotypes d’Hollywood, ne « va pas » avec leur sexe. Certain·es sont obligé·es de ne pas paraître, ou alors de passer à l’autre genre, à cause de la répression, de l’ostracisme qu’illes endurent.

À ce jour, toute l’éducation à propos du genre enseigne que les femmes sont « féminines », que les hommes sont « masculins », et qu’une rivière impossible à traverser roule avec force entre ces rives. La réalité, c’est qu’il y a tout un éventail de manières aux femmes et aux hommes biologiques de s’exprimer.

La transidentité est une très ancienne forme d’expression humaine, qui dévore les oppressions. Il fut des temps où elle était considérée positivement. Un simple coup d’œil sur l’histoire humaine prouve que lorsque des sociétés n’ont pas été gouvernées par des classes exploitantes, qui basent leur pouvoir sur une tactique de « diviser et conquérir », les « cross-gendered », qu’illes soient des jeunes, des femmes ou des hommes, et ce sur tous les continents, étaient des membres respecté·es dans leurs communautés.

« Elle est un homme »

« Voilà bien un drôle de pays » – voici ce qu’un homme blanc écrivit à propos de la nation Crow, sur ce continent, en 1850 « où des hommes portent le costume et font les tâches des femmes, cependant que des femmes deviennent des hommes, et vivent avec des personnes de leur propre sexe ».

Randy Burns, une des personnes fondatrices du groupe contemporain Gay American Indians, écrit que le programme d’études historiques du GAI a relevé ces rôles alternatifs dans plus de 135 nations natives américaines.

La forte présence de femmes et d’hommes transgenre dans les sociétés originaires de ce continent fut remarquée par les colonialistes, qui les désignèrent sous le nom de berdaches.

Il se peut que la plus notable de toutes les femmes berdaches ait été Barcheeampe, la « Femme Chef » des Crows, la plus célèbre cheffe de guerre dans l’histoire des nations du Haut Missouri. Elle eut plusieurs épouses, et sa bravoure comme chasseresse et guerrière fut célébrée par des chants. Lorsque fut tenu le conseil de la nation Crow, elle prit place parmi les chefs, tenant le troisième rang sur 160.

Aujourd’hui, être transgenre est considéré comme un comportement « anti-social ». Mais dans la nation Klamath, les femmes transgenres recevaient une initiation spéciale au sein de leurs sociétés.

À propos des Cocopas, Edward Gifford a écrit : « Les femmes travesties étaient nommées war’hameh, laissaient pousser leurs cheveux, perçaient leur nez, à la manière des hommes, épousaient des femmes et allaient au combat avec les hommes. »

Wewha, une célèbre berdache Zuni qui était née homme biologique, vécut de 1849 à 1896. C’était une des plus grandes et plus fortes chez les Zunis. Quand on les interrogeait, ses compatriotes expliquaient : « Elle est un homme ». Wehwa fut mandatée par les Zunis à Washington. Pendant six mois, au cours desquels elle rencontra le président Grover Cleveland et d’autres politiques, ceux-ci ne se rendirent jamais compte qu’elle était berdache.

Osh-Tische, une berdache[6] Crow, qui elle aussi était née homme biologique, combattit à la bataille de Rosebud. Alors qu’un agent colonial essayait d’obliger Osh-Tische à mettre des habits d’homme, les autres américain·es originaires lui dirent que c’était aller contre sa nature, puis illes expulsèrent l’agent de leurs terres. Illes dirent que c’était une tragédie, que l’on essaie de changer la nature d’une berdache.

Un prêtre jésuite remarquait des berdaches dans les années 1670 : « Ils sont appelés au conseil, et rien ne peut être décidé sans leur avis ».

Mais les missionnaires et les militaires colonialistes réagirent aux berdaches natives de cet hémisphère avec une hostilité meurtrière. Bien des berdaches furent torturées et brûlées vives par leur conquérants chrétiens. D’autres armées coloniales les livraient à des chiens sauvages.

Pourquoi une telle haine ?

Pourquoi les colonialistes d’Europe furent-ils si hostiles aux femmes et aux hommes transgenre ? On peut trouver la réponse sur le continent européen dans les luttes qui se livrèrent entre les classes en formation de possédants et de prolétaires.

Les anciennes sociétés du continent européen étaient communautaires[7]. Des milliers d’objets ont été découverts, remontant jusqu’à 25.000 ans avant notre ère, qui prouvent que ces sociétés vénéraient des déesses et non des dieux. Certaines de ces déités étaient transgenre, de même que la plupart de leurs chamans ou de leurs personnages sacrés.

On nous a raconté qu’en gros, la manière dont sont les choses aujourd’hui correspond à celle dont elles ont toujours été – c’est à dire l’école d’anthropologie classique[8]. Le maître message en est : ne vous faites pas chier à essayer de changer les gentes. Mais un regard sur l’histoire prouve que les sociétés humaines ont suivi un développement et un changement perpétuels.

Il y a un grand débat, depuis 150 ans, sur le rôle des femmes dans les sociétés anciennes. À en croire James Helms et son discours à la noix, vous diriez que la famille nucléaire a toujours existé. Ce qui est faux.

Les anthropologistes du vingtième siècle ont reconnu que des sociétés communautaires matrilinéaires ont existé sur toute la planète à un moment très reculé du développement social. Les femmes étaient à la tête des lignées ou des clans, qui n’avaient pas grande ressemblance avec la « famille » d’aujourd’hui.

Beaucoup argumentent cependant que la matrilinéarité peut coexister avec la subjugation des femmes, et qu’il n’y a pas de témoignages confirmés de quelque culture dans l’histoire où les femmes aient eu de façon conséquente des positions de leadership. Cela fait l’impasse sur la relation entre la domination masculine et la propriété privée, et suppose que l’oppression des femmes ne serait qu’une suite de la « nature humaine ».

Cet argument idéologique est tout autant une arme de la guerre de classes que le sont les prisons. Rosalin Coward nous offre une perspective inestimable de ce débat dans son livre Patriarchal Precedents. Elle démontre que la plupart des universitaires du dix-neuvième siècle ont tenu la famille nucléaire patriarcale et la succession masculine comme universelle. Mais dans la dernière partie du siècle, les colonialistes européen·nes qui étudiaient les peuples de l’Inde méridionale et ceux de l’Asie du Sud-Ouest contestèrent ce point de vue.

En 1861, Johann Bachofen publia son célèbre ouvrage Le droit maternel – une étude scientifique de la famille comme institution sociale évolutive. Ce travail fut considéré comme une contribution fondamentale à l’anthropologie contemporaine.

Lewis Henry Morgan, le grand ethnologue, qui contribua à la fondation de l’anthropologie, écrivit en 1877 son travail décisif Les sociétés anciennes – une étude exhaustive des sociétés communautaires avec des systèmes de royauté basés sur les femmes. Il étudia les Haudenosaunee (de la Confédération Iroquoise) sur ce continent, et de nombreux peuples indigènes de l’Inde et de l’Australie. Ses recherches sur l’évolution sociale confirmèrent que la forme patriarcale de la famille n’était pas la plus ancienne forme de société humaine.

Les recherches de Bachofen, et tout particulièrement de Morgan, furent la base du grand classique de Friedrich Engels, paru en 1884, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Engels argumentait que les sociétés premières étaient fondées sur le travail collectif et la propriété communautaire. La coopération étant indispensable à la survie du groupe.

Engels, qui fut le principal collaborateur de Karl Marx dans le développement de la doctrine du socialisme scientifique, découvrit que ces sociétés anciennes ne présentaient aucun signe évident d’un appareil d’État ou de répression, d’états de guerre à grande échelle, d’esclavage, ni de famille nucléaire. Engels comme Marx virent les travaux de Morgan comme une preuve supplémentaire que l’oppression contemporaine des femmes prenait sa racine dans le clivage social entre classes, basé sur la propriété privée. Le fait que l’oppression n’était pas un caractère des anciennes sociétés communautaires les appuya puissamment dans leur hypothèse que transformer la propriété privée en propriété socialisée poserait les bases d’une révolution des relations humaines.

Comment le naturel cesse de l’être

Les religions anciennes, avant que la société ne se divise en classes, combinaient des croyances collectives avec des observations matérielles de la nature. Le christianisme, comme religion de masse, se développa dans les villes de l’empire Romain dans les classes pauvres, incorporant des éléments de collectivisme ainsi que la haine de la classe gouvernante. Mais sur plusieurs siècles, le christianisme fut transformé de mouvement révolutionnaire des pauvres urbain·es en une puissante religion d’État au service de l’élite fortunée.

La transidentité sous toutes ses formes en devint une cible. En fait ce furent l’essor de la propriété privée, le système familial dominé par les hommes et la division de classe qui conduisirent à l’écartement de ce qui avait été considéré comme une expression de soi acceptable. Ce qui avait été naturel fut déclaré comme le contraire.

À mesure que se désintégrait le système de production romain basé sur l’esclavage, le féodalisme le remplaçait. Les travailleur·euses qui étaient autrefois dans les chaînes se virent enchaîné·es à la terre. Le christianisme était une religion urbaine. Mais les classes dirigeantes n’étaient pas encore en mesure d’implanter leur nouveau système économique, ni la religion destinée à le défendre, dans la paysannerie. Le mot « païen » dérive du latin « paganus », qui désigne un rural ou un paysan. Ce devint bientôt un mot-clé dans une violente guerre de classe.

Même une fois acquis l’essor du féodalisme, des réminiscences de l’ancienne religion païenne ressortaient. Elle était joyeusement pro-sexe, lesbienne, pédée, bisexuelle et straight. Bien des femmes étaient dans son « clergé ». Bien des chamans aussi étaient des travesti·es. Et le transvestisme restait un élément de pratiquement tous les rituels et les fêtes rurales. Dans les fêtes des fous médiévales, tant les laïcs que les clercs s’habillaient en femmes. La faculté de théologie de l’Université de Paris rapporte que « des prêtres dansaient dans le chœur, habillés en femmes ».

Mais pour que l’église catholique, propriétaire terrienne, puisse régner, il lui fallait éradiquer les vieilles croyances qui persistaient depuis les sociétés communautaires pré-classistes, parce qu’elles étaient une menace pour le système de propriété privée de la terre.

L’antique respect pour les personnes transgenre s’enracinait encore dans la paysannerie. Les transgenres jouaient un rôle important dans la vie culturelle traditionnelle. Il n’y a donc aucune surprise à ce que l’église catholiques se soit mise à pourchasser les travesti·es hommes et femmes, les taxant d’hérésie, et qu’elle ait essayé de bannir et supprimer le travestissement de toutes les célébrations et de tous les rituels paysans.

Au cours du onzième siècle, l’église catholique – qui était devenue le plus grand propriétaire terrien en Europe de l’ouest – convainquit la force militaire et institutionnelle de devenir ses mercenaires dans la guerre contre celleux qui suivaient les vieilles croyances. La campagne se déroula sous la bannière de la religion – mais ce fut une guerre de classe contre les vestiges des vieilles sociétés communautaires.

Le calvaire des transgenres

Quand le vieil ordre féodal, basé sur le sol, fut remplacé par le capitalisme, l’essentiel de l’existence des travesti·es et des autres hommes et femmes transgenre était devenue clandestine. Beaucoup avaient été forcé·es de passer au sexe opposé pour survivre. Les femmes transgenre[9] devinrent des hommes et furent soldats, pirates, bandits de grand chemin. Et le travestisme ne continua pas moins de pointer culturellement un peu partout en Europe, à la faveur de jours sacrés, de rituels, de carnavals, de mascarades, ou encore du théâtre et de l’opéra.

Ces traditions transgenre persistent aujourd’hui encore dans le Mummer’s festival, à Mardi gras ou bien lors d’Halloween. Dans le Japon impérialiste contemporain, des rôles « cross-gendered » sont toujours au cœur du vieux théâtre No et Kabuki. Mais ce ne sont pas là que des vestiges d’une tradition. Les femmes et hommes transgenre existent toujours, quelque dur soit devenu leur combat pour la survie.

Les transgenres dans le monde

Nous nous sommes focalisé·es sur l’histoire européenne, et ce volontairement. La responsabilité des lois et attitudes anti-transgenre pèse lourdement sur les épaules des classes dirigeantes de ce continent. La saisie des terres et des biens des « accusé·es » lors des procès en sorcellerie, et sous l’Inquisition, aida ces classes à acquérir le capital nécessaire à l’expansion de leur domination sur l’Asie, l’Afrique et les Amériques. L’élite européenne essaya dès lors d’imposer son idéologie aux peuples qu’elle colonisa dans le monde entier.

Cependant, malgré les exactions racistes colonialistes et le génocide culturel, le transvestisme et les autres expressions transgenre peuvent être encore vues dans les rituels et les croyances des peuples opprimés. Et il est clair qu’ils tiennent des rôles publics respectés dans un grand nombre de sociétés, dans les cultures de tel ou tel continent.

Depuis le seizième siècle « on a signalé des chamans travestis chez les Araucans, une grande tribu qui vit au sud du Chili et dans des régions en Argentine […] Des chamans hommes travestis ont aussi été signalés chez les Guajiras, un peuple pastoral du nord-ouest du Venezuela et du nord de la Colombie, ou chez les Tehuelche, chasseur·esses-cueilleur·euses d’Argentine » (Greenberg, 1988).

Les chamans pratiquent aussi ordinairement le transvestisme dans la campagne Vietnamienne, en Birmanie, en Inde chez les Pardhis, un peuple chasseur, et aussi dans le sud-est du pays, chez les Loosais, ainsi qu’en Corée.

Des transgenres dans les cérémonies religieuses sont aussi signalé·es en Afrique occidentale[10]… Le cross-dressing est un élément des cérémonies Brésiliennes et Haïtiennes héritées des religions d’Afrique occidentale.

Les Chukchees, les Kamchadales, les Koryaks, et les Inuits, tous peuples originaires du Bassin Arctique, ont des chamans hommes qui s’habillent en femmes.

« En Inde, les membres de la secte des Vallabhas, dévots de Krishna, s’habillent en femmes. Des rapports des années 1870 et 1930 décrivent des prêtres (« bissu ») des Célèbes qui vivent et s’habillent comme des femmes. » (Ackroyd, 1979).

Le passing comme condition de survie

À l’époque où la révolution industrielle en Europe se mit à remplacer la charrue par les armes et les machines, les préjugés contre les femmes et hommes transgenre avait imprégné tous le réseau de l’exploitation.

Mais le marché et le premier capitalisme industriel créèrent des conditions favorisant l’anonymat qui n’existaient que rarement à l’époque féodale, lorsque les familles élargies des serfs, leurs enfants et leurs voisin·es vivaient et travaillaient côte à côte.

Le capitalisme libéra les paysan·nes de la terre[11] – mais les enchaîna aux machines, à des salaires d’esclaves, ou bien les expédia dans les armées et les flottes pour conquérir de nouveaux pays, des travailleur·euses et des ressources.

Il n’y eut alors pas que les femmes transgenre à pouvoir changer de genre, mais les hommes aussi. L’oppression des femmes sous le capitalisme obligea des milliers d’entre elles qui n’étaient pas transgenre à passer comme hommes pour échapper aux inégalités économiques et sociales dues à leur oppression.

Mais les conséquences du passing étaient dures. À la fin du dix-septième siècle, la peine encourue en Angleterre[12], était d’être exposé·e au pilori, puis traîné·e à travers les rues dans une charrette. En France, jusques vers 1760, les travesti·es étaient brûlé·es vif·ves.

Malgré ces châtiments, des femmes prirent le genre masculin partout en Europe – tout particulièrement aux Pays-Bas, en Angleterre et en Allemagne. Le passing était si répandu au XVIIème et XVIIIème siècles qu’on en fit le thème de romans…

Comme il est physiquement plus facile à une femme de passer pour un jeune homme qu’à un homme de passer pour une femme, beaucoup d’hommes transgenre ont réussi à vivre sans être décelés.

Une madame Nash, par exemple, épousa un soldat à Fort Meate, dans le Dakota. Après que son mari ait été déplacé, elle épousa un autre soldat. Après sa mort, on s’aperçut qu’elle était un homme biologique (Garber, 1992).

Comment le capitalisme se sert des vieux préjugés

Dans la première période de compétition capitaliste, alors que la nouvelle bourgeoisie en était encore à combattre le féodalisme et son bagage idéologique, elle appuya sa fierté sur les Lumières et sur une vue scientifique du monde et de la société.

Mais une fois au pouvoir, les capitalistes se servirent de bien des vieux préjugés, tout particulièrement ceux qui convenaient à leurs politiques de division et de conquête.

« Liberté, fraternité, égalité » devint bientôt lettre morte, à mesure que d’infernaux lieux de travail se répandaient au gré du système manufacturial. Les peuples colonisés furent vus comme des sujets à utiliser pour produire de la valeur. À mesure que la nouvelle classe dirigeante s’établissait, elle exigeait la conformation au système d’esclavage salarié, et se défaisait de son radicalisme.

Mais malgré qu’il ait été depuis longtemps taxé d’« illégal » et « antinaturel », et malgré qu’il encoure une peine de mort « informelle », le transvestisme fait toujours partie de l’expression humaine.

Des travesti·es et d’autres personnes transgenres furent à la tête du premier mouvement de libération gay qui débuta en Allemagne dans les années 1880. Ce mouvement reçut le soutien de beaucoup de membres des partis socialistes de masse.

Magnus Hirschfeld, un leader pédé juif de cette première vague de libération gay en Allemagne est aussi dit avoir été un travesti. Il écrivit un des premiers travaux modernes sur le sujet. La plus grande part de la documentation remarquable qu’avait rassemblé ce mouvement sur les transgenres dans l’histoire, en même temps qu’il menait ses recherches sur les lesbiennes et les pédés, fut brûlée sur un bûcher par les nazis.

Des vies rendues invisibles

Bien que, comme nous l’avons vu, l’expression transgenre ait toujours existé en occident, la nécessité du « passing » balaya tout cela avec l’arrivée du capitalisme. Beaucoup de femmes et d’hommes ont du s’y résoudre. Mais certains de leurs témoignages ont été conservés.

Deborah Sampson fut considérée comme un soldat homme au cours de la guerre d’indépendance américaine. Elle dut une fois extraire elle-même une balle de sa cuisse, pour ne pas être découverte. Plus tard, elle publia ses mémoires, intitulées The female review, et participa à une tournée de conférences en 1802.

Jack Bee Garland (Elvira Mugarrieta), qui était né fille d’un consul mexicain à San-Francisco, fut arrêté par la police à Stockton, en Californie, en 1897, et accusé de s’être « mascaradée avec des habits d’hommes ». Un mois plus tard, Garland, qui était vu comme ce qu’on nomme un « bon compagnon », fut fait membre honoraire du club universitaire de Stockton.

Lucy Ann Lobdell, née dans l’État de New York en 1829, était un chasseur et un trappeur renommé. Elle expliqua ainsi sa douloureuse décision d’abandonner sa petite fille avec ses parents et de se risquer dans le « monde des hommes », sous l’identité du Révérend Joseph Lobdell :

« J’ai fini par me décider à m’habiller en homme pour trouver du travail, parce que j’étais habituée à des travaux d’hommes. Et comme j’aurais pu être amenée à travailler encore plus dur à la maison, et à gagner seulement un dollar par semaine, alors que je suis capable de faire des travaux d’homme, et de gagner des salaires d’homme. J’ai senti, à voir les liens qui enserrent les femmes, qui ne peuvent qu’écouter la voix de l’habitude, puis ne se reposer que dans le sein de la mort, que je ne pouvais m’y soumettre. Je suis une mère ; j’aime mon enfant plus que les mots ne le peuvent dire. Je ne pourrais pas supporter de mourir, et de laisser cette petite se battre contre tout pour survivre, comme je suis forcée à le faire. »

Lobdell mourut dans un asile psychiatrique…

Cora Anderson vécut sous le nom de Ralph Kerwinieo pendant treize ans, avant qu’on ne l’accuse de « conduite indécente », en 1914, à Milkauwee, après que son sexe ait été découvert. Après avoir été enjoint par le tribunal d’endosser des habits de femme, Anderson, qui était un Indien d’Amérique du Sud, s’exprima ainsi : « Il est probable que, dans les siècles futurs, la femme sera la propriétaire de son propre corps, et la garde de sa propre âme. Mais jusqu’à ce que nous en arrivions là, vous pouvez compter que les statuts imposés aux femmes seront tous injustes. L’idéal laissé aux femmes est d’être des parasites, et celles qui doivent travailler sont esclaves. Le salaire minimum des femmes y aidera, mais il ne résoudra pas, ne pourra résoudre le mal. Il y a des gens qui peuvent penser que je suis très amer envers les hommes. Je suis seulement amer envers les conditions – ces conditions qui se sont développées dans ce monde fait par et pour les hommes. »

De Jeanne d’Arc[13] à Stonewall

Dans les dernières décennies, le développement technologique a rendu obsolètes la plupart des divisions dans le travail entre les hommes et les femmes. Celles-ci ont intégré la population dite active en masse, devenant membres de la classe travailleuse au sens le plus actif et immédiat. Ce qui a formé toute une nouvelle conscience.

La pilule contraceptive, qui fut produite à partir de 1952, a virtuellement révolutionné les relations sociales de bien des femmes biologiques, et leur a permis de prendre part à tous les secteurs de la vie avec la même liberté que les hommes par rapport aux grossesses indésirées.

 

Les frontières de genre, imposées avec rigueur, auraient du aussi se voir écornées. Mais la force motrice du capitalisme se sert toujours des préjugés et de l’injustice comme moyens de diviser. Il a déjà fallu des luttes monumentales – et d’énormes autres se profilent encore à l’horizon – pour corriger ces erreurs.

Depuis les soulèvements paysans contre le féodalisme à la rébellion de Stonewall au vingtième siècle, les travesti·es et les autres personnes transgenre ont figuré dans bien des luttes militantes, à la fois en défense des droits de l’expression personnelle et comme forme de rébellion politique.

Mais de la violence dans la rue à la brutalité policière, de la discrimination professionnelle au déni de la santé et du logement, survivre est toujours une bataille pour les transgenres.

Les personnes transgenres sont la cible de blagues cruelles à la télé et dans des films. Des œuvres comme Psycho, Eduqué à tuer, et Le silence des agneaux ont donné aux personnes transgenre une image de dangereuses psychopathes.

C’est ce point qui fut retourné à l’envoyeur par des activistes qui interrompirent la remise des prix de la National Film Society en 1992. Illes distribuèrent des tracts qui mettaient en lumière le vrai meurtre de la transsexuelle Vénus Xtravaganza, qui figura dans le documentaire Paris brûle. Xtravaganza fut assassinée avant même que le film, sur les bals de Harlem, ne fût terminé.

Le silence des agneaux remporta le prix. Paris brûle ne fut pas même nominé.

Combattre pour un monde meilleur

Le fanatisme institutionnalisé et la haine auxquels nous sommes confronté·es aujourd’hui n’ont pas toujours existé. Ils se sont développés avec la division de la société entre exploiteur·eues et exploité·es. Les tactiques de division et de conquête ont permis aux esclavagistes, aux seigneurs féodaux, et enfin à la classe dirigeante constituée de se garder la part du lion dans la richesse créée par les classes travailleuses.

Comme le racisme et toute forme de préjugé, le fanatisme envers les personnes transgenre est un cancer mortel. On nous jette les un·es contre les autres pour nous empêcher de nous voir comme allié.es.

Des liens sincères de solidarité peuvent se forger entre des gentes qui respectent leurs différences mutuelles, et ont la volonté de combattre ensemble leurs ennemi·es. Nous sommes la classe qui travaille dans ce monde, et nous pouvons le révolutionner. Nous pouvons obtenir une vraie libération.

Le combat mené contre des conditions de vie intolérables s’intensifie dans le monde entier. Et le rôle militant des femmes, des hommes et des jeunes transgenres dans le mouvement de lutte contemporain aide d’ores et déjà à mettre sur pied le futur.

[1] Encore un terme important, intraduit à ce jour. Le livre principal de Leslie Feinberg s’intitule d’ailleurs Stone butch blues.

[2] Mot désignant des américain·es originaires qui adoptaient le mode de vie du genre « opposé » à leur sexe biologique, dérivé du français « bardache », lui-même issu de l’italien, qui stigmatisait les homos mâles « passifs » ou « éfféminés » (par opposition au bougre ou bougaron, « actif » et « masculin ».)

[3] J’ai choisi cette fois de traduire « genderphobia » par transphobie, qui semble mieux exprimer, en l’état de la langue, le rapport, que le « panique de genre » que j’ai forgé plus haut sur la matrice de « panique sexuelle » de Gayle Rubin.

[4] Lequel est entre autres caractérisé, selon la critique sociale, par la nécessité de travailler ou de créer de la valeur, de quelque manière que ce soit, pour avoir le droit de survivre…

[5] En France, ce genre d’interprétation, après avoir longtemps été le propre des staliniens, des gauchistes, des anars travaillistes, connaît une nouvelle jeunesse dans le mouvement « anti-industriel » ou « antimoderniste », qui prétend voir dans l’industrialisation la cause primordiale de nos malheurs, avant même le capital qui en serait une conséquence. Ce qui bien sûr peut se discuter, mais en tous cas pas au prix de réhabiliter toutes les bonnes vieilles « évidences » de merde ! Du type « l’avenir, c’est une femme, un homme, un foyer ! ». En général, je trouve qu’il vaut mieux se méfier des systèmes qui désignent un seul mal, qui rendrait la discussion sur d’autres rapports d’oppression caduque…

[6] L. Feinberg rajoute ici à côté de Berdache le terme de « bade », qui semble désigner un rôle social similaire.

[7] Je traduis « communal » par « communautaire », ce qui est partiellement fautif en français (communautaire y ayant un sens également limitatif). J’aurais pu choisir tout simplement communiste, comme le fait Marx, ou encore communaliste – avec à chaque fois des problèmes de sens qui se chevauchent. Pour ma part, je tends à douter des constructions historiques projetées sur des périodes dont nous ne saurons sans doute jamais grand’chose, et qui me paraissent plus des projections de nos idéologies, normatives comme anti-normatives. De manière générale, je ne sais pas s’il est nécessaire de se trouver une histoire plongeant dans, comme on dit, la « nuit des temps », pour justifier notre existence. Quel mal y aurait-il au reste à ce que nous inventions quelque chose de nouveau, qui n’ait jamais existé ?!

[8] L. Feinberg qualifie en fait cette école de « flintstones », c’est à dire littéralement de « pierre à feu » ou de « silex », pour évoquer les fantasmes sociaux présents d’un univers dominé par la rudesse, la violence, l’arriération et le peu de sollicitude, je suppose.

[9] Le journal de Pierre de l’Estoile, à la fin du seizième siècle, parle en un endroit d’un « soldat hermaphrodite » qui, pendant la guerre Hispano-Hollandaise, eut une enfant avec un autre soldat. Il est singulier de noter que, d’après le mémorialiste, la chose aurait été acceptée dans le régiment (à une époque pourtant où se constitue la personne du soldat moderne, chair à canon et féroce), et que l’enfant fut même baptisée avec le concours de la musique militaire !

[10] Il est à noter que ces transgenres ne doivent pas être à la fête, l’Afrique contemporaine étant un terrain d’expansion intensif pour le christianisme aujourd’hui (qui lui permet de « dépasser » à nouveau l’islam) ; histoire que, puisque les Africain·es sont les premièr·es à être entièrement exterminé·es au sens propre du terme par le racisme, l’esclavagisme et l’économie, illes soient au moins « sauvé·es » avant de mourir !

[11] Je tiens à signaler que selon ce qu’on en sait, cela ne se fit pas tout seul, et qu’une période de dépossession massive des gentes de leurs propriétés communales, du quatorzième au dix-huitième siècle, força la plupart des paysan·nes, comme en Chine en ce moment même, à devenir des salarié·es dépendant·es, faisant dramatiquement chuter le niveau de vie, tout en constituant pour la classe privilégiée accapareuse l’essentiel de ce que Marx appelle l’accumulation primitive. Marx et d’autres affirment même que ce que nous appelons le travail s’est imposé comme norme sociale à ce moment-là. Ainsi que l’obsession de la production et de la richesse abstraite, que malheureusement partagent aussi souvent les critiques du capitalisme – utilisant des idéaux capitalistes pour essayer de briser celui-ci (cf A. Jappe, « les aventures de la marchandise », Denoël).

[12] Il peut être bon de se souvenir que ce pays avait connu, au milieu du siècle, un vaste soulèvement social dont les caractères étaient le refus de la privatisation des terres, et aussi une grande liberté de comportements relationnels ! Celui-ci, après avoir notamment abattu la royauté, fut maté par les élites politiques et économiques modernes, pour lesquelles il avait ainsi tiré les marrons du feu… Mais la peur en resta vive chez les dirigeant·es pendant des décennies. Le puritanisme fut entre autres un mouvement de réaction contre le libertinage qui s’était développé dans le peuple. Il fut transplanté aux Etats-Unis, où il forme encore le substrat des fanatismes que subit et dénonce L. Feinberg.

[13] Il faut avouer que l’invocation à Jeanne d’Arc, qui n’a jamais pris part à aucun soulèvement paysan, sonne bizarrement ici. Si après être patronne de l’État français, elle doit en plus devenir celle des flics transgenre que certain·es, hélas, appellent de leurs vœux comme un pas vers l’émancipation humaine, eh ben on est plutôt mal parti·es… Il est vrai que L. Feinberg n’a peut-être pas pu prendre la mesure de l’accaparement du personnage par les nationalistes et les traditionalistes en France. Il se peut aussi que l’invocation d’un personnage transgenre qui a marqué son époque par une activité excessivement en phase avec elle – et ne l’en a pas moins payé de sa vie comme nombre d’autres – illustre la tension entre désir d’intégration, de simplement vivre déjà, dans le temps réel de nos vies, et désir de bouleversement, qui nous habite toustes plus ou moins, transgenre et autrement genré·es.