La boxe, ce sport de prolétaires – Selim Derkaoui

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Dans l’imaginaire collectif, la boxe a longtemps été associée à des images de salles sombres où résonnent le bruit des coups sur les sacs, tandis que des corps transpirent à la lumière des néons. Aujourd’hui, les salles de sport proposent sa pratique sous des modalités variées à un public issu des classes moyenne ou aisée, qui veut se maintenir en forme, ou dans le cadre de cours d’autodéfense. Malgré tout, la boxe reste une activité sportive bien ancrée dans les classes populaires. Par l’engagement qu’elle demande et la dureté de la pratique, elle fait écho à des conditions de vie difficile, qu’elle aide à affronter. Face à sa récupération marchande et à la tentative de la vider de son caractère subversif, le journaliste Selim Derkaoui défend pour sa part un sport « au service des combats que l’on mène à plusieurs ». Dans Rendre les coups — Boxe et lutte des classes[1], qui paraît ces jours-ci au Passager clandestin, il rend hommage à la boxe populaire, celle que pratiquait son père et qu’il est allé rencontrer à Aubervilliers, Pantin ou dans la banlieue de Caen. Nous en publions un extrait.

Si on met des points sur une carte de France, on s’aperçoit rapidement que les clubs de boxe anglaise existants sont majoritairement implantés dans des quartiers populaires, ou à la périphérie des grandes et moyennes villes. « C’est dans ces endroits qu’existent les salles de boxe ! » affirme, catégorique, le coach Rachid Hallaf. Les yeux plissés et tombants de ce petit homme chauve légèrement trapu sont en parfaite harmonie avec le ton de sa voix grave et apaisante. Âgé de 44 ans, Rachid Hallaf est entraîneur de boxe anglaise depuis maintenant une dizaine d’années à Ablon-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. De nombreux clubs comme le sien existent dans la plupart des banlieues et des périphéries des villes. Exactement comme à Caen, en Normandie, où mon père puis moi avons grandi. […]

À quelques centaines de mètres du RER B d’Ablon-sur-Seine, Rachid Hallaf me donne rendez-vous dans son gymnase. À l’extérieur, un city-stade[2] relativement récent — très en vogue dans certains quartiers, car ne coûtant pas bien cher aux mairies — est occupé par de jeunes joueurs de football. Cela semble être la seule activité sportive du coin en cet après-midi de juin. Le gymnase, peu entretenu, et les nombreux chantiers de construction qui l’entourent semblent à l’abandon. Pendant une dizaine de minutes, je peine à trouver l’entrée.

Une fois à l’intérieur, derrière une petite porte bleue, le gymnase est somme toute assez classique : des paniers de basket-ball suspendus au plafond et, à chaque extrémité, des cages pour jouer au futsal et au handball. Mais aucune trace d’une salle de boxe. Ni ring ni affiches jaunies annonçant des galas oubliés sur les murs, comme j’ai pu en observer dans d’autres clubs et dans les films américains. Rachid Hallaf me désigne d’un geste de la main que les sacs de boxe et les rings sont rangés le long des murs du gymnase, montés puis démontés lors des entraînements, qui ont lieu deux à trois fois par semaine. Une toute petite salle permet également de stocker l’ensemble du matériel nécessaire : gants, bandages, punching-balls, barres de traction, tapis de sol… Parvenir à caser tout ce matériel encombrant dans un cagibi aussi exigu semble, à première vue, relever de l’exploit.

Son club de boxe existe depuis 2007 et l’investissement total fut de 15 000 euros. « Une somme dérisoire », confie l’entraîneur, même pour une petite ville d’à peine plus de 5 000 habitants comme Ablon-sur-Seine. À titre de comparaison, le coût d’un stade de football ou d’un terrain de basket-ball se situe entre 200 000 et 300 000 euros. La boxe anglaise, « ça ne coûte rien aux villes comme Ablon, surenchérit le coach, car il y a besoin de peu de mètres carrés et de matériel pour s’entraîner dans une salle ». Dans cette logique, il arrive même que des clubs de boxe anglaise s’installent dans le sous-sol d’une autre activité sportive. À Drancy, on boxe bien dans le sous-sol d’une piscine municipale.

Dans les quartiers populaires, des services publics décents et la présence d’agents de l’État manquent cruellement — selon une étude publiée le mardi 25 mai 2021 par l’Insee, la Seine-Saint-Denis est le deuxième département le plus pauvre de France et le premier de métropole. Même si la Fédération française de boxe n’a pas de chiffres précis à me communiquer sur l’implantation des salles de boxe dans les quartiers populaires par rapport aux autres zones[3], elle confirme que « la dureté de la boxe de l’époque peut expliquer pourquoi elle s’est surtout développée dans les quartiers populaires, où elle trouvait plus facilement des adeptes. Une tendance que l’on retrouve encore aujourd’hui, mais qui évolue. » Ces clubs sont implantés sur la petite couronne et la ceinture rouge, zone qui correspond aux différents bastions communistes d’après-guerre. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les clubs se sont donc progressivement installés dans toutes les banlieues populaires de Paris, où la présence de populations issues de l’immigration postcoloniale est particulièrement élevée : le Red Star de Saint-Ouen, des clubs à Saint-Denis ou encore à Issy-les-Moulineaux. L’ouverture d’une salle de boxe dans n’importe quel quartier populaire de France, délaissé ou défavorisé, est intimement liée à l’absence d’autres offres sportives[4], telles que l’escrime, le rugby ou encore le volley-ball, dans le cas d’Ablon-sur-Seine. Faute d’autres choix, la salle de boxe occupe donc une place importante : « Il y a une vraie demande de participer à la vie sportive, et les clubs de boxe sont souvent implantés là où il n’y a rien », confirme Rachid Hallaf.

Dans les villes plus bourgeoises, les municipalités savent qu’il est particulièrement nécessaire de proposer une offre sportive : les parents et les grands-parents sont de potentiels votants. L’abstention étant particulièrement forte dans les quartiers populaires[5], les municipalités ne prennent pas la peine de proposer une offre conséquente d’activités. L’entraîneur d’Ablon-sur-Seine constate l’abondance d’offres sportives dans les villes aisées, quand bien même beaucoup moins de jeunes y résident. Il a fallu qu’Ablon-sur-Seine et la commune voisine de Villeneuve-le-Roi[6] se jumellent pour proposer enfin aux gosses des clubs communs de boxe et de football. Habituellement, un jumelage se fait avec une petite ville d’Allemagne inconnue au bataillon, ils appellent ça « l’amitié franco-allemande ». En Seine-Saint-Denis, ce sont deux villes pauvres qui ont choisi de s’associer entre elles.

Dans ces municipalités de la grande banlieue qui ont connu des développements démographiques importants ces dernières années, l’implantation de clubs de boxe est aussi la conséquence de politiques locales menées à partir des années 2000. Dans les banlieues dites « difficiles », un programme d’aide à l’élaboration de clubs est lancé par le comité d’Île-de-France de boxe anglaise. À partir de 2003, il est soutenu par le ministère chargé des Sports et en partenariat avec la Fondation du sport et la région. « Ce programme visait la création de clubs dans les zones sensibles et a permis celle de douze écoles de boxe en moins de trois ans. Aujourd’hui, cette action est généralisée à l’ensemble du territoire français. Ce qui renforce ainsi le positionnement social de la boxe anglaise dans le pays », analyse le sociologue Fabrice Burlot[7]. L’histoire, très politique, de la création du club de Rachid Hallaf à Ablon, en est le parfait exemple.

Le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, Zyed Benna et Bouna Traoré, respectivement âgés de 17 et 15 ans, meurent électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique où ils étaient entrés pour se soustraire à un contrôle de police. Une violence policière meurtrière qui fait suite à un énième contrôle quotidien des populations issues de l’immigration postcoloniale. En réaction, des révoltes éclatent dans l’ensemble du 93 et dans plusieurs communes du pays. Le discours politico-médiatique convoque volontiers l’expression « émeutes » pour disqualifier ces événements, ce qui a tendance à invisibiliser leurs motivations politiques manifestes et leurs causes sociales et racistes. Le traitement des révoltes qui ont éclaté en juin et juillet 2023 dans les banlieues françaises, en réaction à la mort du jeune Nahel abattu par un policier, l’ont une nouvelle fois illustré. L’état d’urgence est déclaré le 8 novembre 2005, avant d’être prolongé pour une durée de trois mois. Dans un contexte d’embrasement social particulièrement tendu, la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) de Seine-Saint-Denis s’empresse de contacter des entraîneurs de boxe, parmi lesquels Rachid Hallaf. Celui-ci avait initialement ouvert un club en 1998, à Orly, où deux fonctionnaires du ministère de la Jeunesse et des Sports avaient déjà remarqué son travail social et éducatif auprès des jeunes du quartier. Ils lui ont alors demandé d’ouvrir un club à Villeneuve-le-Roi, qui s’est ensuite retrouvé, pour diverses raisons pratiques, à Ablon-sur-Seine. « On fait donc appel à des clubs de boxe pour faire du social », pour que les jeunes « fassent un truc », explique, sans détour, Rachid Hallaf. La boxe anglaise est instrumentalisée par les pouvoirs publics pour « occuper et éduquer » ces jeunes, grâce à des entraîneurs eux-mêmes issus des quartiers. Des entraîneurs-éducateurs souvent bénévoles, cela va de soi, afin de pallier le désengagement de l’État sur ces territoires.

Contrairement à des sports comme le tennis ou la natation, qui nécessitent des infrastructures plus importantes et donc plus coûteuses, les licences d’inscription de boxe anglaise ne sont pas très onéreuses. Un sport de miséreux, avec peu de matériel nécessaire pour les praticiens — gants, bandages, protège-dents, le tout pour une trentaine d’euros — et qui peut même être fourni gratuitement par le club. Dans celui de Rachid Hallaf, la licence d’inscription coûte 160 euros l’année pour les enfants et 200 euros pour les adultes, pour trois cours par semaine. Le club est ouvert quasiment tous les jours de septembre à début juillet, même pendant les vacances scolaires.

Les bureaux des associations ne s’estiment pas suffisamment soutenus. Mais ils essaient, malgré tout, de faire « un maximum par eux-mêmes » : « On n’a pas les ressources que d’autres activités dans d’autres villes pourraient avoir, regrette Rachid Hallaf, j’ouvre un club de volley-ball, à Paris, je sais que j’aurai des adhérents pour tout mieux structurer et trouver des partenaires privés, la survie du club est plus facile ! » Solliciter des aides financières auprès du secteur privé s’avère mission impossible. Les cotisations et les subventions municipales sont maigres, « on reste dans un sport de quartier, implanté dans les villes difficiles », conclut-il, légèrement frustré. L’attribution des subventions est soumise au vote du conseil municipal, sur proposition de la commission ad hoc, renseigne la mairie d’Ablon-sur-Seine. Le document, public, indique que la boxe anglaise a reçu 1 500 euros de subventions en 2022, contre 2 500 euros pour le tennis, 5 000 euros pour le football et 4 500 euros pour le volley-ball, mais « la méthode de calcul est un document interne qui n’est pas partagé avec le public », précise un agent de la mairie.

Nasser Lalaoui, ancien boxeur amateur devenu coach en 1992 et directeur d’un club de boxe anglaise à Aulnay-sous-Bois, brosse un tableau similaire. Son club se situe en périphérie de la ville, dans le complexe sportif Marcel-Cerdan, entouré d’un parc et de plusieurs terrains de football. Pour accéder à la salle de boxe, il faut traverser l’un des nombreux couloirs de ce vaste gymnase. Les couleurs vives, sol vert et ring fuchsia, compensent l’absence de lumière de cette petite salle, handicapée par un plafond relativement bas et de petites fenêtres. Une vague odeur âcre de transpiration se mêle à celle de la matière synthétique des sacs de boxe, placés méthodiquement en ligne juste en face des deux rings.

Nasser Lalaoui, petit homme baraqué, avec une touffe de cheveux poivre et sel très courts sur le crâne, a le nez légèrement aplati, la marque indélébile de coups reçus lorsqu’il était jeune boxeur. Son physique est étonnamment semblable à celui de Rachid Hallaf et de mon père, typique du boxeur d’origine maghrébine à la retraite devenu coach en banlieue. Mon père l’avait croisé une seule fois, dans les années 1990, lors d’un gala de boxe à Paris, et m’a vivement conseillé de le contacter. Nasser Lalaoui m’accueille dans le petit bureau qu’il occupe avec son collègue quarantenaire aux lunettes noires, Halim Chalabi, avec qui il travaille depuis plusieurs années. « Attends, tu me dis que ton père m’a croisé, quelques minutes… Et il s’en souvient encore, trente ans plus tard ? C’est fou, je ne pensais pas marquer les esprits à ce point ! » s’étonne Nasser dans un large sourire. Même si son club ne paie pas de mine, ce monsieur est un sacré connaisseur de l’univers de la boxe anglaise en France et de son évolution. Il enchaîne ainsi anecdote sur anecdote : un combat en Crimée en plein conflit ukrainien en 2014, entouré de Russes ivres morts dans le public, des histoires de matchs tronqués… Ses yeux globuleux et son ton boute-en-train lui donnent un petit côté cartoonesque. Nasser, c’est un peu Philoctète, surnommé Phil’, dans le dessin animé Disney Hercule, le petit bouc blagueur et sarcastique qui coache les héros de la mythologie grecque. Sauf qu’ici, les boxeurs ont remplacé Achille et Hercule.

Dans son club de boxe, le prix des licences est à peine plus élevé que dans celui de Rachid Hallaf : « C’est 220 euros à l’année pour les moins de 16 ans et 250 euros pour les plus de 16 ans. La boxe, c’est le sport d’un milieu social en difficulté, ce sont les petites classes sociales dans les cités qui la pratiquent. C’est un public qui est dur. » À titre de comparaison, au club de tennis d’Aulnay-sous-Bois, on débourse 250 euros pour les enfants et on monte à 455 pour les adultes. Il poursuit, ravi de pouvoir s’étendre sur la dimension sociale de sa passion : « La boxe anglaise, c’est obligatoire que ce soit un sport populaire ! Ce sont des mecs des quartiers qui ont une vie difficile, qui galèrent au quotidien dans leur vie de tous les jours et vivent dans des endroits parfois très chauds. » Depuis le bureau de Nasser, on entend les boxeurs hurler à chaque coup de poing asséné dans le sac de frappe : « Aaargh ! Tssaah ! Ouutch ! » Les yeux grands ouverts et son doigt pointé en direction de la salle, l’entraîneur interrompt sa démonstration : « Tu les entends crier, hein ? C’est exactement ce que je te dis ! Tu vois, ça ne les dérange pas de faire un sport dur. Au contraire, c’est très cohérent ! Eux, ils restent jusqu’au bout, dans une salle de boxe. »

[1] Selim Derkaoui, Rendre les coups — Boxe et lutte des classes, Le Passager Clandestin, 2023.

[2] Un city-stade est un terrain multisports en extérieur et en libre accès entouré par une enceinte. On y trouve des cages de foot, des panneaux de basket et des poteaux pour installer un filet pour jouer au volley ou au badminton.

[3] D’après le rapport 2009 de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles, les associations d’arts martiaux et de sports de combat sont les organisations sportives les plus nombreuses au sein des 215 quartiers les plus difficiles. Sur les 2 400 structures recensées dans ces quartiers, 17,7 % font la part belle au karaté, au judo ou au full-contact, dont la boxe anglaise, contre 13,9 % au football et 4,8 % au basket-ball. Viennent ensuite l’aviron, l’escalade, l’escrime et l’haltérophilie. Les sports de combat et les arts martiaux sont près de deux fois plus représentés dans les zones urbaines sensibles (ZUS) que dans le reste du pays. « Les sports de combat frappent fort dans les cités », Le Parisien, décembre 2009.

[4] On compte dans les zones sensibles 20 équipements sportifs pour 10 000 habitants, deux fois moins qu’à l’échelle nationale. Source : Observatoire national des zones urbaines sensibles, rapport de 2009.

[5] La Seine-Saint-Denis figure parmi les départements français ayant eu la plus faible participation au premier tour des législatives de 2022 : 61,07 % des personnes inscrites ont snobé le scrutin, soit neuf points de plus que la moyenne nationale.

[6] 20 000 habitants, selon l’Insee.

[7] Fabrice Burlot, L’univers de la boxe anglaise. Sociologie d’une discipline controversée, Paris, INSEP, 2013