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L’article sur la revue Terrain
Si la coopération consiste à travailler ou agir ensemble en vue d’un objectif ou d’un bénéfice commun, cela en fait la base de toute société – de toute relation humaine. Même le régime le plus répressif ne peut fonctionner que grâce à la coopération de ceux qui le subissent ; et même les sociétés et les économies les plus compétitives dépendent de la coopération de ceux qui y participent. Que les relations qui les structurent soient hiérarchiques ou égalitaires, qu’elles soient fondées sur la parenté ou sur l’État, les sociétés ont besoin de coopération pour fonctionner. La sociabilité humaine, partout où elle existe, est essentiellement une question de coopération.
Puisque la coopération nous entoure partout où nous allons, ceux qui l’étudient ne sauraient se contenter de constater son existence. Il faut s’efforcer d’explorer les relations qui lient ceux qui coopèrent, les formes que prend la structure de la coopération, et l’implication de cette structuration pour l’humanité en général. Les chasseurs-cueilleurs qui intéressaient Margaret Mead (2003) dans Cooperation and Competition Among Primitive Peoples pratiquaient une forme de coopération propre à favoriser des formes d’organisation de l’économie, de la société, et donc des relations sociales, très différentes de celles que nourrit la coopération dans un laboratoire scientifique grenoblois par exemple (voir Jouvenet dans ce volume). En plus des cas de coopération que nous observons, il nous faut donc nous demander pourquoi l’on coopère, qui coopère, et ce que les diverses façons de coopérer impliquent pour la structure de l’économie, et au-delà, de la société.i la coopération consiste à travailler ou agir ensemble en vue d’un objectif ou d’un bénéfice commun, cela en fait la base de toute société – de toute relation humaine. Même le régime le plus répressif ne peut fonctionner que grâce à la coopération de ceux qui le subissent ; et même les sociétés et les économies les plus compétitives dépendent de la coopération de ceux qui y participent. Que les relations qui les structurent soient hiérarchiques ou égalitaires, qu’elles soient fondées sur la parenté ou sur l’État, les sociétés ont besoin de coopération pour fonctionner. La sociabilité humaine, partout où elle existe, est essentiellement une question de coopération.
Dans cet article[1], je m’intéresse aux promoteurs d’un projet politique qui a pour finalité de changer la structure des relations de coopération entre individus, et de créer une société plus égalitaire et plus juste. Il s’agit d’un combat révolutionnaire visant à établir le communisme ; il est mené par le Parti communiste de l’Inde (marxiste). Plus connus sous les noms « naxalites » et « maoïstes », les militants du PCI (m) tentent depuis plus de quarante ans, sous diverses formes, d’arracher le pouvoir à l’État indien.
Les maoïstes veulent réussir ce qu’ils appellent une « Nouvelle Révolution démocratique », pour installer le socialisme et, en fin de compte, aboutir à une société communiste. Pour eux, l’économie indienne est semi-coloniale et semi-féodale. Ils suivent la stratégie que proposait Mao Zedong pour la Chine du début du XXe siècle : une quadruple alliance du prolétariat, de la paysannerie, de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie nationale afin d’animer une guerre populaire prolongée qui, partant des zones rurales, prendra le contrôle des villes.
Il y a cinq ans, le gouvernement indien a lancé une offensive militaire d’une ampleur jamais vue dans le but d’éliminer la guérilla maoïste, qu’il considère comme la menace la plus importante pesant sur la sécurité intérieure. En juin 2009, le gouvernement central a inscrit le PCI (m) sur la liste des organisations terroristes (définies par la section 41 de la loi sur la Prévention des activités illégales), et l’a interdit sur l’ensemble de son territoire. J’étudie dans cet article la coopération telle que les maoïstes souhaitent l’organiser pour faire advenir la société communiste du futur. Mais j’étudie surtout les nouvelles formes de coopération que les maoïstes souhaitent mettre en œuvre, par la transformation des structures de la société actuelle.
Instaurer une société de coopération égalitaire
La guerre populaire prolongée des maoïstes indiens s’insère de leur point de vue dans une lutte internationale visant à instaurer à l’échelle mondiale une société de coopération égalitaire – une société communiste. À quoi devra ressembler cette société communiste du futur ? Comment devra-t-elle fonctionner ? Quelles formes de coopération exigera-t-elle ? Personne ne saurait vraiment le dire : les maoïstes indiens ne sont pas plus clairs à ce propos que les premiers théoriciens de la révolution communiste. Karl Marx et Friedrich Engels, on le sait, n’ont laissé aucune description de la société communiste qui devait advenir. Mais ils affirmaient sans ambiguïté qu’elle serait fondée avant tout sur l’abolition totale de la propriété privée, de la division entre travail manuel et travail intellectuel et des inégalités sociales, toutes choses qui pour eux n’en faisaient qu’une. Ainsi, le communisme devrait marquer le retour à une société sans classes (semblable à celle qui existait peut-être dans les économies tribales) où les inégalités dues à la propriété n’auraient plus lieu d’être. Le communisme représenterait avant toute chose une société où l’aliénation produite par le régime de la propriété privée serait transcendée, permettant aux êtres humains de revenir à un mode de vie entièrement social, entièrement humain.
À la suite de la révolution de 1917, Lénine et les bolcheviques initièrent la IIIe Internationale communiste, dirigée par le Parti communiste de l’Union soviétique. L’un des objectifs de la IIIe Internationale fut de promouvoir le développement de partis communistes à travers le monde et de créer une république soviétique internationale. L’actuel PCI (m) plonge ses racines dans le deuxième congrès du Komintern, à la suite duquel fut décidée la création du Parti communiste indien.
Au fil des années, et notamment après l’indépendance de l’Inde, des scissions importantes grandirent au sein du PCI, dues aux relations intimes qu’il entretenait avec le parti du Congrès (ou Congrès national indien), alors au pouvoir. Une série d’événements internationaux attisa ces luttes intestines, en particulier les aléas des relations entre les partis communistes soviétique et chinois. En 1956, le Parti communiste de l’Union soviétique, mené par Nikita Khrouchtchev, déclara la « coexistence pacifique » des systèmes communiste et capitaliste, répudia la nécessité de la guerre révolutionnaire, et affirma que la transition vers le socialisme pouvait se faire par la voie parlementaire. Les éléments les plus radicaux du PCI, qui suivait la ligne de Khrouchtchev, dénoncèrent une forme de révisionnisme et d’opportunisme. La guerre sino-indienne de 1962 accentua les divisions : certains, partisans du parti du Congrès, soutinrent la guerre, d’autres, y voyant une lutte opposant un agresseur capitaliste, l’Inde, à la Chine communiste, s’y opposèrent.
Ces radicaux, pour qui le Congrès national indien n’était qu’» un parti élitiste de grands bourgeois et de propriétaires terriens à la solde du capital étranger », firent scission avec le PCI en 1964 pour former le PCI (m). Certains d’entre eux, guidés par Charu Mazumdar, sentaient que les discussions et les écrits à eux seuls ne suffiraient pas à déclencher une transformation révolutionnaire en Inde. Ils défendirent dans huit documents une ligne révolutionnaire : il s’agissait d’armer et d’organiser des luttes paysannes. La faction la moins radicale accusa Charu Mazumdar d’activité anti-parti. En 1966, celui-ci déclara que l’Inde avait besoin d’un parti communiste différent et prit la tête d’un soulèvement violent dans le village de Naxalbari, dans le Bengale-Occidental – lieu qui donna son nom populaire au mouvement naxalite. Les paysans attaquèrent les propriétaires terriens de l’endroit, occupèrent les terres de force, brûlèrent les registres et annulèrent les créances. Le Parti communiste chinois salua le soulèvement de Naxalbari comme « un tonnerre de printemps grondant sur l’Inde ». Mais Mazumdar souhaitait étendre le mouvement au-delà de Naxalbari, au pays tout entier. Il établit un Comité pan-indien de coordination, qui devint rapidement le Comité pan-indien de coordination pour les communistes révolutionnaires (CPICCR). Ce dernier résolut de former un parti d’un genre nouveau afin de « guider la révolution ». Le jour du centième anniversaire de Lénine, le 22 avril 1969, le Parti communiste de l’Inde (marxiste-léniniste), ou PCI (ml), était formé. Charu Mazumdar en était le secrétaire général.
Un autre groupe de radicaux, ne souhaitant pas rejoindre le PCI (ml), forma une autre organisation qui devait plus tard s’appeler Centre communiste maoïste (CCM). Le PCI (m) empruntait la voie parlementaire ; le PCI (ml) et le CCM restèrent donc, à leurs propres yeux, les seuls partis communistes et révolutionnaires.
Les luttes de ces révolutionnaires se propagèrent jusqu’aux étendues boisées de Srikakulam dans l’Andhra Pradesh, aux collines de Koraput dans l’Orissa, aux plaines du district de Bhojpur dans le Bihar, et au district de Birbhum dans le Bengale-Occidental. Mais les années 1970 furent marquées par l’importante répression policière qu’organisa le gouvernement d’Indira Gandhi, dominé par le parti de cette dernière, le Congrès national indien. Nombre de dirigeants furent tués ou emprisonnés. Charu Mazumdar mourut en garde à vue en 1972. Les rangs se dispersèrent sous la pression du factionnalisme. En 1973, le PCI (ml) se scinda en divers groupuscules. Il y eut encore d’autres scissions par la suite[2].
L’un de ces groupes, le PCI (ml) (libération)[3], décida plus tard d’ouvrir davantage ses « fronts de masse » (mouvements populaires publics et légaux) et de prendre part à la politique électorale. Les factions plus radicales le taxèrent de révisionnisme. Cependant, à la fin des années 1970, d’autres groupes tentaient de reprendre des forces en dépit de la répression organisée par le régime. Le PCI (ml) (parti unifié) fut formé en 1978 par un groupe d’activistes naxalites, qui sortaient de prison et souhaitaient le retour de l’ancien PCI (ml). Ils se mirent au travail dans les plaines de Jehanabad, dans le Bihar. En 1980, des raisons semblables poussèrent la section du Comité central organisateur du PCI (ml) pour l’Andhra Pradesh à prendre la forme du « Groupe de guerre populaire du PCI (ml) dans l’Andhra Pradesh », sous la direction de Kondapallu Seetaramaiah.
Les années passant, ces divers groupes tentèrent des fusions, et au tournant du millénaire, les pourparlers qui préparaient l’unité finirent par porter leurs fruits. En 1998, le « Groupe pour la guerre du peuple », basé dans l’Andhra Pradesh, fusionna avec « Unité du parti », groupe établi principalement dans le Bihar et dans la région aujourd’hui située au nord-ouest du Jharkhand, pour former le PCI (ml) (guerre du peuple). Plus tard, en 2003, le CCM, basé pour l’essentiel au Nord-Jharkhand et au Bihar, fusionna avec le Centre communiste révolutionnaire de l’Inde (maoïste) du Penjab. Leur union donna le Centre communiste maoïste de l’Inde (CCMI). Enfin, en septembre 2004 – l’événement, dit-on souvent, fit date –, CCMI et PCI (ml) (guerre du peuple) s’accordèrent pour fonder le Parti communiste de l’Inde (maoïste).
Deux ans plus tard, le Premier ministre indien déclara que les maoïstes constituaient la principale menace pesant sur la sécurité intérieure du pays. Afin d’éliminer cette menace, le gouvernement entreprit une offensive militaire d’une ampleur sans précédent, encore intensifiée à partir de 2008. Des centaines de milliers de forces de sécurité supplémentaires ont été envoyées au cœur des territoires insurgés du Nord et du Centre de l’Inde. Selon les officiels indiens, un tiers du pays serait sous influence maoïste ; les cadres de l’armée estiment leurs forces à plus de 20 000 hommes.
Il me semble pourtant que le « territoire rouge » est plus restreint. Dans certaines régions des forêts et collines lointaines du Chhattisgarh, du Jharkhand, de l’Orissa, du Bengale-Occidental, de l’Andhra Pradesh et du Bihar, les maoïstes dirigent un gouvernement parallèle et tiennent des zones de guérilla qu’ils souhaiteraient transformer en bases libérées, d’où le gouvernement central indien serait entièrement absent. Ces terres sont principalement peuplées d’Adivasi[4]. Les effectifs de l’armée clandestine maoïste, l’Armée populaire de libération par la guérilla, s’élèvent probablement à 10 000 hommes, même s’ils ont un grand nombre d’autres collaborateurs et sympathisants.
L’histoire de la présence maoïste en Inde a beau être ancienne, la Constitution du PCI (m), paraphrasant le Manifeste du parti communiste, se contente d’évoquer vaguement « le but ultime du parti : faire advenir le communisme en continuant la révolution sous la direction du prolétariat, et ce faisant, abolir dans le monde entier le système qu’engendre l’exploitation de l’homme par l’homme » (PCI (m) 2004c : 7). La première étape, leur objectif immédiat, consiste à réussir la Nouvelle Révolution démocratique propre à instaurer un État socialiste, l’ « État démocratique populaire ». Sur le modèle de la Nouvelle Démocratie prônée par Mao Zedong, l’ordre nouveau institué par le prolétariat et son parti communiste devra se fonder, nous l’avons dit, sur la quadruple alliance du prolétariat, de la paysannerie, de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie nationale. Afin que le capital privé ne domine plus les conditions de vie du peuple, les grandes banques appartiendront à l’État, de même que les grandes entreprises commerciales et industrielles. Si les biens des grands propriétaires terriens seront réquisitionnés et redistribués aux paysans, il n’est cependant pas question de confisquer l’ensemble des propriétés personnelles. Une économie de marché subsistera, qui permettra une croissance rapide sans toutefois dominer la vie publique. La croissance agricole, en particulier, devra être facilitée afin de poser les fondations d’une économie industrielle forte. Les dettes des paysans de la classe moyenne (et autres pauvres) seront annulées. La formation de coopératives sera encouragée. Ce devrait être la fin de l’exploitation du peuple par les usuriers, les marchands et les financiers.
Le programme du PCI (m) (2004a : 30-35) décrit une série de projets en vue d’établir l’État démocratique populaire : abolition des discriminations envers les castes inférieures et les femmes, organisation d’élections démocratiques et protection de l’environnement. Ces projets sont autant d’étapes sur le chemin qui mène à l’État socialiste, qui n’est lui-même qu’une phase de transition vers l’établissement d’une société communiste, sans classe, sans État et sans argent.
Les naxalites appellent de leurs vœux une « dictature du prolétariat » qui s’exercerait au détriment des exploiteurs et garantirait la démocratie pour la grande majorité (à savoir tous ceux qui auront assimilé les valeurs prolétariennes). En théorie, l’instauration de l’État socialiste ne suffira pas à résoudre les contradictions de classes et de castes. Une lutte des classes devra se poursuivre sous la dictature du prolétariat. Elle prendrait la forme d’une révolution ininterrompue travaillant à éliminer une à une les inégalités et à abolir progressivement la société de classes, et par là même aboutir au dépérissement de l’État. Ce faisant, elle ouvrirait la voie à l’avènement mondial du communisme. Le programme du PCI (m) indique quelques-uns des principes généraux du nouvel ordre démocratique. Il ne précise pas cependant les formes concrètes que prendrait l’État socialiste – quelles différences, par exemple, entre cet État et la Chine de Mao. La société communiste échappe encore ne serait-ce qu’à l’imagination.
Malgré le peu d’imagination dont ils font preuve lorsqu’il s’agit d’envisager la coopération sous le communisme, il est clair qu’en plus de quarante ans de guérilla les maoïstes ont essayé de restructurer en profondeur les relations de coopération dans les territoires où ils sont implantés. Pour celles et ceux qui font vivre le parti, c’est une société d’un type nouveau, basée sur des principes communistes de coopération, qui lutte quotidiennement pour éclore et pour survivre. Afin d’examiner les ruptures et les tensions qui accompagnent cette tentative de production de nouveaux types de coopération, il est temps de se tourner à présent vers les lointaines forêts et collines du Jharkhand, en Inde orientale. C’est là que George Kunnath et moi-même avons vécu vingt mois, entre septembre 2008 et avril 2010, dans une zone de guérilla maoïste[5].
La coopération au sein du parti
Les maoïstes voient le parti comme l’avant-garde organisée du prolétariat indien. Les principes idéologiques du marxisme-léninisme-maoïsme doivent le guider dans tous ses domaines d’activité. Conformément à cette idéologie, le parti travaille à établir de nouvelles relations de coopération entre ses membres, qui doivent tous se montrer capables de transformer les quelques principes de base gouvernant les relations sociales préexistantes dans la région. Nous nous attacherons ici à comprendre le rôle attribué à ces nouvelles formes de coopération dans la transformation maoïste des relations de caste et de classe[6].
Pour comprendre comment le parti se débat avec ces mutations, il faut insister sur l’importance de la hiérarchie, de l’organisation et de la discipline dans son fonctionnement. À la tête du PCI (m), on trouve le Comité central. Juste au-dessous, hiérarchiquement organisés, se trouve une série de comités soumis à une discipline stricte. Le Comité central siège au-dessus des comités spéciaux d’aire, des comités spéciaux de zone, et des comités spéciaux d’États qui à leur tour gouvernent des comités régionaux, des comités zonaux et des comités sub-zonaux. Ces derniers sont responsables des comités d’aire, en-dessous desquels on trouve les plus bas échelons, les comités de cellule, dans les villages ou dans les usines, et les comités de formation où parviennent les nouvelles recrues. Le parti dirige également l’Armée populaire de libération par la guérilla, à la tête de laquelle on trouve une Commission militaire centrale (elle-même constituée par le Comité central et agissant sous sa tutelle), organisée hiérarchiquement de la même façon, avec une commission militaire d’État pour chaque État, des commissions du parti pour la compagnie, des commissions du parti pour le bataillon, et ainsi de suite.
Quoique son organisation soit guidée par la hiérarchie et la discipline, le parti travaille sous l’égide du principe léniniste de « centralisme démocratique », qui implique « liberté dans la discussion » et « unité dans l’action » (Lénine 1965). L’individu est subordonné au parti, la minorité à la majorité, les échelons inférieurs aux échelons supérieurs, et le parti tout entier au Comité central. Symétriquement, les comités sont élus démocratiquement par le niveau qui leur est immédiatement inférieur. La critique, le débat et la réconciliation des points de vue divergents sont encouragés. Les opinions des membres individuels font en général l’objet de discussions, et on tente de résoudre toutes les divergences au sein de l’unité concernée. En certains cas, les désaccords peuvent être renvoyés à l’échelon supérieur de la hiérarchie, tantôt par l’entremise du comité, tantôt indépendamment de lui. Là, au cours de sessions plénières ou au cours de conférences, de nouveaux débats ont lieu et des « solutions démocratiques » sont cherchées. Lorsqu’elles suscitent des débats sans fin, les questions ont la réputation d’entraver le fonctionnement du parti. Les débats particulièrement controversés ne sont permis qu’à condition qu’ils aient obtenu le consentement préalable des deux tiers des membres du comité concerné. Les décisions les plus cruciales, tant sur le plan domestique que sur le plan international, ne sauraient être prises (le parti ne laisse aucun doute sur ce point) que par le Comité central, seul habilité à prendre des décisions au nom du parti. Une fois la décision prise, chaque individu a le devoir de l’exécuter.
Si je viens de décrire avec une certaine précision l’organisation et les processus décisionnels en vigueur dans le parti, c’est afin de donner une idée de l’ampleur du contrôle qu’exerce la direction de ce parti hiérarchisé et discipliné, même si, on le voit, le débat, la discussion et la transformation y ont leur place. De cette organisation rigoureuse, on attend notamment qu’elle permette de restructurer en profondeur les formes de coopération basées sur les relations de classe, d’indigénéité et de caste.
Le déclassement
Si le parti se présente comme l’avant-garde du prolétariat, la plupart de ses membres actuels ne proviennent pas de la classe ouvrière. Le recrutement au sein du mouvement a changé de nature au cours des quarante dernières années. Le secret qui prévaut à l’intérieur du parti ne permet pas de s’informer de façon fiable sur ses membres, nous pouvons toutefois résumer à grands traits les principales transformations qui ont marqué l’histoire de son recrutement. Dans les années 1970 et 1980, les maoïstes attirèrent un grand nombre d’étudiants venus des collèges, universités et facultés des grandes métropoles indiennes – en particulier Calcutta, Delhi, Patna, Hyderabad et Warangal. Le recrutement de ces étudiants, issus en général des classes moyennes et des castes supérieures, allait initialement de pair avec un programme de mobilisation au sein de leur village des paysans ruraux les plus pauvres, issus des castes intermédiaires et inférieures, notamment les dalits[7]. Si d’anciens étudiants se sont élevés jusqu’aux positions dirigeantes dans la hiérarchie du parti, la proportion d’étudiants parmi les nouvelles recrues est presque négligeable. Les classes intermédiaires se sont maintenues : beaucoup sont devenus des dirigeants, et de nouvelles recrues sont arrivées. Les dalits, les moins éduqués, avaient essentiellement rejoint les organisations de masse formant la vitrine légale du mouvement (plutôt que le parti et ses cadres armés), tout en soutenant généralement le parti. Sous le coup de la répression policière, à laquelle ils étaient de plus en plus exposés dans les plaines qu’ils habitaient, ils quittèrent ces organisations de masse. Entretemps, le parti se mit en quête de terrains plus propices à la guérilla, déplaçant ses places fortes dans les forêts d’Inde centrale et orientale. Ces jungles et ces collines abritent une variété de castes, mais leur population se compose en majorité d’Adivasi. Depuis les années 1990, c’est parmi ces jeunes Adivasi que la guérilla recrute le plus.
La composition actuelle du parti reflète les circonstances historiques de son recrutement. Les positions dirigeantes sont plutôt l’apanage de ceux qui y ont servi le plus longtemps. Les nouvelles recrues sont en bas de l’échelle. Le parti est ainsi le plus souvent (pas toujours) gouverné par des personnes éduquées issues des classes et des castes moyennes, cependant que les fantassins et les membres des comités de parti d’échelons inférieurs sont recrutés parmi une paysannerie de basse caste d’éducation médiocre (l’illettrisme est fréquent) et parmi les hors-castes. On y trouve principalement des Adivasi, des castes intermédiaires et parfois des dalits.
La paysannerie est la force la plus importante à l’intérieur du parti. Les dirigeants sont en général originaires de la petite-bourgeoisie mais n’en prônent pas moins les « valeurs du prolétariat » chères au parti. L’avènement du prolétariat est une abstraction qui implique la destruction des distinctions de classe au sein du parti. En adoptant les valeurs, les habitudes et le mode de vie des prolétaires, chacun se fait membre du prolétariat et contribue à la désintégration des distinctions de classe en faveur d’une classe unique. La première obligation d’un membre du parti consiste donc à se « déclasser », à adopter le mode de vie prolétarien en participant à la révolution agraire. On attend des membres du parti qu’ils cessent de posséder quoi que ce soit en propre, qu’ils renoncent à tous les symboles des valeurs bourgeoises, en particulier à la distinction entre travail manuel et travail intellectuel et à la consommation de produits de luxe. Toute relation de coopération entre membres du parti est fondée sur un principe : la guérilla exige la subordination des intérêts particuliers aux intérêts du peuple et du parti. Pour eux, chacun doit être prêt à tout sacrifier. Rien ne doit séparer les intérêts particuliers des intérêts communs.
Selon l’analyse de Marx, division et hiérarchisation du travail conduisent certains individus à se spécialiser dans les tâches intellectuelles, tandis que d’autres sont limités au travail manuel, sans possibilité de consacrer du temps à la pensée, ni de remettre en question leur rôle dans le processus de production. A contrario, dans une société communiste, personne ne devrait être exclusivement assigné à un domaine d’activité ou à une tâche spécialisée : la société régulerait la production générale, permettant à un individu donné de faire une chose aujourd’hui, une autre demain, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de s’occuper du bétail le soir, de se livrer à la critique après le dîner sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique (Marx & Engels 1971).
Ainsi les dirigeants maoïstes s’organisent-ils délibérément pour casser, au sein même du parti, la division entre travail mental et travail manuel, et s’efforcent de faire barrage à ceux qui, ambitionnant de s’élever dans la hiérarchie sociale, valorisent le travail intellectuel. Les cadres du parti mettent en place et encouragent, entre les individus, une coopération s’appuyant sur des formes de travail diversifiées. Chacun, quelle que soit sa classe, sa caste ou son genre, doit (lorsque c’est son tour dans le roulement des tâches) cuisiner, creuser des trous pour construire des toilettes de fortune dans les campements, édifier des abris provisoires, porter de lourdes charges, monter la garde, et encore organiser des classes d’éducation et d’entraînement pour les plus jeunes. Les dirigeants eux-mêmes donnent l’exemple. On ne peut qu’être impressionné par l’étendue des savoir-faire qu’ils sont parvenus à développer et qu’ils utilisent chaque jour. Ils s’entraînent à diagnostiquer et à traiter les maladies les plus communes (ils utilisent notamment un vaccin contre la malaria), effectuent des travaux d’électricité et de charpente, enseignent, écrivent des articles politiques, cuisinent pour des centaines de gens, raccommodent les vêtements…
De plus, on attend des membres du parti qu’ils vivent de manière austère, qu’ils se refusent aux « plaisirs du monde » et se contentent des quelques biens de première nécessité indispensables à la conduite de la révolution. Ils ne touchent pas de salaire. Dès lors qu’ils intègrent le mouvement, le parti subvient à tous leurs besoins : nourriture, vêtements, livres, soins médicaux, etc. À eux de combattre tout attachement excessif à leurs intérêts personnels, aux préoccupations économiques, à l’amélioration de leur confort matériel. Sur ce terrain également, les dirigeants s’emploient à donner l’exemple en vivant de manière aussi simple que possible. On cite à ce propos le dilemme exemplaire d’un dirigeant qui depuis plusieurs années ne cessait de tomber et de se tordre la cheville, ce qui était devenu dangereux pour toute la patrouille, souvent poursuivie par les forces de sécurité. Des amis lui apportèrent une paire de chaussures propres à maintenir sa cheville faible. Était-il légitime de bénéficier d’une paire de chaussures plus coûteuse que celle de ses camarades ? Ces chaussures étaient à l’évidence beaucoup plus chères que les baskets ordinaires portées par les autres guérilleros, aussi refusa-t-il de les porter. Il avait une conscience aiguë de ses origines (classe moyenne, caste intermédiaire) et s’efforçait de mener une existence aussi ascétique que possible, afin de dissiper toute apparence de différence ou d’inégalité matérielle. Bien d’autres guérilleros ont tenté de mettre en pratique ces préceptes que Liu Shaoqi proposa dès les années 1930 dans le bref manuel Pour être un bon communiste[8]. Certains se font fort de porter la même chemise et le même pantalon toute l’année (le parti met pourtant plusieurs rechanges à leur disposition). D’autres ont passé plus d’un mois sans se laver et sans se raser, afin de vivre dans la plus grande simplicité possible, presque à la façon des ascètes hindous[9].
Les dirigeants cependant partent du constat qu’on rejoint le parti pour les raisons les plus diverses. Au fil du temps, les nouveaux membres ont besoin d’être éduqués aux principes du mouvement – suivant là aussi les préceptes de Shaoqi (1955 : I). Dans les zones de guérilla dominées par les Adivasi, bien des jeunes gens qui cherchent à s’échapper de leur domicile – que ce soit pour fuir un conflit avec leurs parents, pour vivre une histoire d’amour interdite au village, ou pour voir du pays –, rejoignent les escadrons mobiles et finissent par intégrer le parti. De fait, l’une des grandes forces des maoïstes est de s’être si bien intégrés aux forêts de l’arrière-pays qu’il est désormais difficile de tracer une limite nette entre le peuple et le parti. C’est d’autant plus vrai qu’avec le temps ces militants ont noué des liens quasi filiaux avec la plupart des populations locales, devenues pour eux autant de familles élargies. C’est ainsi que bien des jeunes considèrent l’engagement maoïste comme une façon de prolonger ailleurs leur vie de famille (Shah 2011).
Dans ce qui séduit les jeunes gens chez les maoïstes, on trouve parfois d’autres motivations plus triviales tels les habits et les accessoires. Les élégants uniformes vert olive et les baskets sont à leur façon des symboles de modernité, des signes d’ascension sociale peu répandus dans les villages. L’attrait des liens familiaux étendus et de la culture matérielle du mouvement pourraient bien être parmi les raisons les plus fréquentes qui poussent actuellement les jeunes à adhérer au parti. Mais si ces motivations subsistaient après leur intégration, les dirigeants y verraient le signe d’une faiblesse propre à saper les bases de la nouvelle société qu’ils s’emploient à créer. Le mouvement suscite un attrait qu’il doit lui-même corriger par un long processus de rééducation. Cela exige des dirigeants l’énergie nécessaire pour guider, éduquer et former les cadres aux valeurs que promeut le mouvement.
Les fins d’une telle éducation ne sont néanmoins pas faciles à atteindre. Encourager des changements radicaux au sein du mouvement implique de constamment se battre contre les valeurs du mode de vie villageois. Les cadres, par exemple, peuvent être tentés de détourner l’impôt collecté au sein du parti (destiné à financer la guérilla) pour étendre et embellir les maisons où vivent leurs femmes et leurs enfants, en ville et dans les villages. Des rapports affirment que quelques maoïstes auraient ainsi détourné à leur profit le bien commun du parti et du peuple. Des rapports comme ceux-ci sont examinés par le parti. Si ce dernier conclut à une éventuelle culpabilité, le guérillero doit faire son autocritique devant ses camarades, subir l’humiliation d’une rétrogradation et risque, en fin de compte, d’être expulsé.
Par ailleurs, créer ces nouvelles formes de coopération liées aux intérêts non matériels, placer les intérêts du parti au-dessus des intérêts personnels constitue pour le parti un combat perpétuel. La plupart des guérilleros éprouvent en effet des difficultés à se mettre au service de la révolution dès lors que cela implique de rompre complètement les liens qui les attachent à leurs familles, à leur parenté et à leur classe. D’autant que la famille est susceptible d’apporter un appui essentiel : elle fournit des maisons sûres pour guérir et se reposer, ainsi que des caches où abriter de la nourriture, des biens de première nécessité et parfois des combattants.
Le maintien de ces liens familiaux est cependant une entrave à l’établissement de nouvelles relations de coopération, car les familles ont leurs propres exigences, leurs propres attentes liées aux intérêts privés. Elles ont leurs moments de crise, financière ou médicale, qui requièrent de l’attention. Il arrive même aux dirigeants les plus forts et les plus endurcis, ceux qui dans tous les autres domaines ont su se « déclasser » pour promouvoir, au sein du parti, une société sans classe, d’éprouver des difficultés à résister à la tentation de mettre les besoins de leur famille au-dessus des règles du parti.
Éliminer la caste et l’indigénéité
Pour développer ces formes nouvelles de coopération, la direction du parti doit donner l’exemple. Or, en Inde, les relations de caste sont une source majeure de distinction, d’inégalité et de hiérarchie, à l’égal des relations de classe. Les positions marxistes en Inde touchant les castes sont extrêmement diverses, de celle qui consiste à n’envisager la caste que comme un aspect de la superstructure (et qui la range à côté de l’idéologie, de la religion, de la coutume, etc.) et donc comme une manifestation de la classe (vue comme l’infrastructure), jusqu’à celle qui consiste à affirmer que la caste est la force cruciale et authentique qui anime la vie indienne[10]. Les maoïstes ont rejeté le déterminisme économique qui veut que la caste ne soit qu’une superstructure, et ont placé la lutte contre les discriminations de caste au cœur de leur programme, sans que cela ne supplante l’importance fondamentale de la classe dans leur lutte.
L’article 21 de la Constitution du parti maoïste insiste sur le fait que ses membres doivent combattre sans répit les discriminations fondées sur le genre, la caste, la nationalité, la religion, la région ou la tribu, aussi bien que celles qu’entraîne la politique des classes dirigeantes, qui divisent pour régner (PCI (m) 2004c : 11). Toute nouvelle recrue provient d’une caste particulière et d’un milieu où les relations et discriminations de caste ont structuré sa vie quotidienne. Elle intègre un parti constitué de gens venus de milieux et de classes divers, lesquels reflètent l’histoire de sa lutte. Les dirigeants proviennent des classes supérieures et des castes intermédiaires. Seule une minorité d’entre eux est issue des castes inférieures. Parmi les nouveaux cadres de l’armée, les Adivasi prédominent cependant à présent. Ces derniers n’ont pas toujours été rangés dans la même case de la grille analytique de la sociologie indienne que les autres castes, et nous pouvons nous demander si cette différence de traitement a eu des incidences sur les nouvelles formes de coopération encouragées par les maoïstes[11].
Quoique l’on considère traditionnellement ces deux groupes comme trop humbles pour ne serait-ce qu’appartenir au système des castes, le « Programme du parti » (PCI (m) 2004a : 18-22) prend soin de distinguer dalits (qui forment 16 % de la population) et Adivasi (qui en représentent 8 %). Le « Programme » considère les dalits, les « intouchables », comme une caste discriminée, socialement opprimée, placée au tout dernier niveau de l’échelle des castes. On ne fait pas appel à la discrimination de caste pour analyser la situation des Adivasi. Le « Programme » soutient sur ce point deux positions légèrement différentes et peut-être antagonistes. D’un côté, les Adivasi sont inclus dans une analyse plus large des questions de classe : on les considère comme faisant partie d’une paysannerie exploitée. De l’autre côté, l’accent mis sur les caractères distinctifs de l’économie, de la vie sociale et de la culture adivasi oblige parfois les maoïstes à se demander s’il ne faudrait pas voir là un aspect de ce qu’ils nomment le « développement des nationalités ».
Les stratèges maoïstes insistent sur le fait que si les discriminations de caste doivent prendre fin, les luttes nationales doivent être soutenues en suivant la stratégie défendue par Lénine. En effet, si les Adivasi sont vus comme des nationalités en développement, on s’attend à voir les maoïstes adopter envers eux des politiques fondamentalement différentes de celles qu’ils adoptent envers les dalits. Si donc d’un côté la condition des « intouchables » doit prendre fin, la politique identitaire portée par les exigences des Adivasi – qui s’articule autour du droit des aborigènes à l’autonomie politique – devrait être soutenue. Néanmoins, les Adivasi n’apparaissent pas dans la longue discussion sur la question des nationalités que l’on trouve dans les « Stratégies et tactiques » maoïstes (focalisées sur les États du Nord et sur le Cachemire). Dans ce document, les Adivasi sont mis dans la même catégorie que les dalits (et les femmes et les minorités religieuses) : la catégorie des « sections sociales spéciales ». Ainsi, les exigences d’autonomie des Adivasi sont présentées non sous l’angle de la question des nationalités, mais sous l’angle de l’importance militaire stratégique que revêtent leurs terres forestières et vallonnées pour l’établissement de bases à partir desquelles la révolution pourra avancer (PCI (m) 2004b : 129-130).
Les Adivasi sont-ils donc, pour les maoïstes, fondamentalement différents des dalits ? Les maoïstes n’ont peut-être pas eu l’occasion d’examiner en détail les distinctions qui pourraient servir de base à un traitement différentiel de ces deux populations, en relation avec le concept de nationalité. En pratique, ils se sont placés dans une position délicate. S’ils ont établi leurs places fortes dans des régions dominées par les Adivasi, c’est en grande partie parce qu’ils cherchaient des territoires appropriés à la conduite d’une guérilla. D’une manière générale cependant, les dirigeants ne proviennent pas de ces terres dont la sociologie ne leur est pas familière. Il leur est peut-être arrivé parfois de se laisser trop facilement influencer par des activistes issus des classes moyennes et luttant pour les droits des indigènes, qui ont pu alors imposer leur conception des problèmes particuliers qui se posent aux Adivasi.
Dans l’histoire indienne, les zones de peuplement aborigène ont souvent connu un statut singulier : les diverses politiques protectionnistes destinées aux « tribus répertoriées » qui remontent à la période coloniale et qu’applique le gouvernement indien, en ont fait des États à part où règnent des lois d’exception. Ces mesures spéciales ont à leur tour été à l’origine d’une longue histoire de luttes, menées pour l’essentiel par des activistes issus des classes moyennes, structurées par des politiques identitaires qui visaient à faire admettre à l’État des revendications formulées dans ses propres termes. J’ai affirmé dans un autre texte que les revendications des activistes pour les droits des indigènes étaient souvent très éloignées des préoccupations quotidiennes des Adivasi ruraux et pauvres du Jharkhand – et que, pour comprendre leurs problèmes, il fallait adopter la perspective d’une analyse basée sur l’idée de classe (Shah 2010). Cependant, dans ces territoires peu familiers où la voix des militants en faveur des droits des indigènes porte la contestation plus haut que les autres, il peut être tentant, pour les maoïstes, de laisser leurs arguments subir cette influence, et de se représenter les besoins des Adivasi comme s’ils incluaient la résurgence des droits des indigènes, une politique identitaire, et une autonomie.
À mesure que les guérillas s’efforçaient de créer leurs bases dans des zones peuplées d’Adivasi, des commentateurs populistes ont trop volontiers décrit le mouvement maoïste comme un mouvement adivasi en armes. Les maoïstes sont alors devenus une cible facile pour les critiques qui souhaitent réduire leur mouvement à une simple politique identitaire. Arundhati Roy, écrivain lauréate du Booker Prize et influente commentatrice de la vie publique, est l’une des avocates les plus explicites de cette position. Roy (2010) s’est ainsi demandé si l’on avait affaire à un mouvement maoïste ou à un mouvement adivasi. Certains commentateurs, provenant pour l’essentiel d’autres fractions de la gauche indienne, ont accusé plus directement le mouvement de s’être converti à la politique identitaire (Patnaik 2010 ; Prasad 2010). Ils réduisent, peut-être involontairement, à un mouvement de politique identitaire un mouvement qui souhaite plus largement abolir toute distinction de classe et de caste.
De fait, il existe peu d’éléments concrets prouvant qu’au Jharkhand les maoïstes se seraient tournés vers la défense politique des droits des indigènes. Les célébrations maoïstes ont parfois ressuscité des héros adivasi (tel Birsa Munda) pour signaler que le combat historique vers l’indépendance entamé par ces hommes il y a un siècle n’a toujours pas été gagné. Cependant, les luttes auxquelles nous avons pu assister dans les zones de guérilla, lorsqu’elles mobilisent les masses, s’attaquent aux échecs du gouvernement indien dans la région – que ce soit pour limiter la corruption qui touche le Système de distribution public, pour exiger que le Décret national sur l’emploi en milieu rural garantisse davantage d’emplois, ou pour lutter contre la répression policière.
Les données rapportées de notre terrain au Jharkhand montrent que s’ils n’ont pas ressuscité la politique identitaire dans leurs relations avec les ethnies locales, les maoïstes ont en revanche fourni un effort exceptionnel pour effacer, au sein du parti, les traces des relations de caste et d’identité indigène. Pour commencer, dès son recrutement par le parti, le nouveau membre reçoit un autre nom. Ce changement est dicté par l’anonymat et le secret qui accompagnent la vie clandestine, mais pas seulement : l’élimination des titres et des noms de famille contribue à l’effort d’effacement des identités de caste au sein du mouvement. Lorsqu’on rejoint le parti, on cesse d’être un Munda, un Yadav ou un Roy. La plupart des membres du parti sont pourtant en mesure de connaître ou de deviner la caste des uns et des autres. Tous sont en effet connectés par des liens de parenté. Et plus généralement, dans les territoires où il lutte, le parti est étroitement mêlé à la société civile. Effacer les noms, supprimer les titres ne suffit donc pas pour faire advenir une société sans castes au sein du mouvement. D’autres mesures s’imposent.
En Inde, l’un des marqueurs les plus importants de la caste est la commensalité. Partager l’eau et la nourriture, c’est prendre le risque de consommer des substances impures[12]. Le système de castes, fondé sur les notions de pureté et de pollution, maintient sa hiérarchie par des règles très strictes établissant qui peut accepter de la nourriture de qui. Les castes supérieures préservent leur pureté, donc leur rang, en empêchant les basses castes de les « contaminer » avec des substances impures. Quoique les règles de la commensalité diffèrent selon le type d’aliments servis, les normes prescrivent de ne pas recevoir de nourriture de quelqu’un moins bien placé que soi dans la hiérarchie des castes. Chez les maoïstes, de nouvelles relations de coopération sont en train de s’établir. Tous mangent les mêmes aliments que chacun prépare à tour de rôle, quelle que soit la caste dont il provient. Mais surtout, des guérilleros de différentes castes partagent souvent le même repas. À plusieurs reprises, j’ai vu des dirigeants venant de castes supérieures partager le repas et même l’assiette de camarades d’escadron dalits. Or manger dans l’assiette d’un dalit est impensable, encore aujourd’hui, pour la plupart des Indiens.
Les maoïstes tentent de mettre à bas un autre pilier des structures de coopération imposées par la hiérarchie des castes : les règles de mariage. La société indienne privilégie l’endogamie de caste. À l’inverse, les maoïstes promeuvent activement les unions entre différentes castes. Environ 90 % des mariages dont nous avons entendu parler au sein du parti unissent les membres de deux castes ou de deux tribus. Ces efforts délibérés des dirigeants maoïstes pour casser les règles gouvernant le système de castes traditionnel sont de la plus grande importance pour établir de nouvelles relations de coopération[13]. Toutefois, la majorité des nouvelles recrues proviennent de milieux sociaux où les normes et les préjugés de caste sont profondément implantés. L’établissement de nouvelles relations de coopération exige un long processus de travail individuel autant qu’il représente un motif quotidien de « lutte » au sein du parti.
C’est pourquoi, au sein des conférences maoïstes comme au sein des campements temporaires, les moindres décisions sont chargées d’implications ayant trait aux castes – y compris le choix de la langue dans laquelle seront chantés les chants révolutionnaires, ou du tambour qui les accompagnera. Les groupes qui ont été historiquement les mieux placés au sein du mouvement, telles les castes intermédiaires du Bihar, oublient facilement que leurs chansons en bhojpuri ou en maghi, rythmées par le dhol, ne laissent pas de place à celles (en langue nagpuri, mundari ou kurukh) que les Adivasi chantent au rythme du mandar. Cela peut facilement donner à penser que les castes intermédiaires jugent ces mélodies inférieures et mal dégrossies.
Le parti doit donc peser avec soin toute décision de ce type, et trancher les dilemmes qui les accompagnent. Mais ces précautions portent en elles-mêmes un risque : la guérilla pourrait restaurer la fierté et l’honneur des castes inférieures sans pour autant éliminer les divisions causées par la politique des castes ou des identités. Par exemple, lorsque la décision est prise d’autorité de faire monter des dalits ou des Adivasi dans la hiérarchie (parce qu’on souhaite que la direction accueille des membres issus de couches sociales anciennement marginalisées), on court le risque de renforcer l’identité de caste. Tel fut l’effet des mesures de discrimination positive mises en œuvre par le gouvernement indien. Pour promouvoir l’idéal d’une société sans castes et sans classes, le mouvement a donc besoin d’être guidé par une direction avisée, soucieuse d’inculquer à ses cadres la nécessité de dépasser les injustices historiques liées à telle ou telle tribu, à telle ou telle caste.
Structurer et restructurer la coopération
« Coopération » est un terme analytique flou, puisque peu d’aspects de la vie humaine échappent à une forme ou à une autre de ses manifestations. Cela en fait un mot facile à récupérer, un slogan à la mode qui se prête à faire la publicité d’une série de projets politiques visant à restructurer la société et l’économie, et qui ont remarquablement peu en commun. Aujourd’hui au Royaume-Uni, la célébration de la coopération et du volontariat fait partie de la « Big Society », le projet-vitrine du gouvernement de coalition dirigé par le conservateur David Cameron – qui n’est rien d’autre en réalité qu’un paravent destiné à camoufler le désengagement de l’État. L’accroissement des privatisations et des restrictions budgétaires imposées aux services publics a été présenté comme une réaction aux besoins d’autonomie de la société britannique. Ce nouveau climat d’autonomie est supposé encourager l’initiative des communautés locales et des individus pour coopérer ensemble sur la base du volontariat pour construire une « Grande Société » et confier le pouvoir au peuple.
Cette forme de coopération diffère radicalement, dans les fins qu’elle poursuit, de la coopération au sein d’un mouvement communiste clandestin. J’ai cherché à comprendre, au-delà de l’existence de la coopération, la façon dont celle-ci est reliée aux projets économiques et politiques qui la structurent, et qui peuvent entrer en contradiction avec d’autres façons d’organiser la société. La révolution des maoïstes de l’Inde est guidée par la recherche de formes de coopération plus égalitaires et plus créatives que celles qui prévalent actuellement en Inde. L’idée que les maoïstes se font de la société communiste reste sans doute tout aussi vague que celle qu’ils ont trouvée chez les idéologues marxistes. Mais cette vision d’une coopération entre les différentes couches sociales est fondamentale pour le parti naxalite.
Les maoïstes appliquent, pour l’essentiel, la notion de révolution communiste telle que Marx et Engels la développent dans L’Idéologie allemande, selon laquelle la révolution doit être « effectuée par la classe qui n’est plus considérée comme une classe dans la société, qui n’est plus reconnue comme telle et qui est déjà l’expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc. » ; et « cette révolution n’est […] pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles » en produisant une conscience communiste de masse (Marx & Engels 1971 : 68). Au cours de ces dernières années, les maoïstes ont, au sein de leur parti, radicalement transformé les relations de coopération fermement structurées en classes et en castes dans tout le reste de la société indienne. C’est ainsi qu’ils entendent « balayer toute la pourriture du vieux système qui leur colle après » – ou du moins une bonne partie de celle-ci. La nouvelle société maoïste prend forme dans la douleur : elle doit constamment faire effort pour s’élever au-dessus des hiérarchies de la société indienne, dont ses membres font partie.
L’insurrection fait rage en Inde depuis plus de quarante ans. Bien qu’à certaines époques et dans certains États il y ait eu des phases d’intense répression organisées par l’État indien, celles-ci n’avaient pas de commune mesure avec la répression que le gouvernement central déploie à l’heure actuelle dans l’arrière-pays adivasi. Les budgets alloués aux forces de sécurité pour les opérations antimaoïstes ont récemment connu une très forte croissance, et les forces spéciales (qui portent des noms tels « Jaguars du Jharkhand » ou « Cobras ») ont été entraînées à combattre à la façon de la guérilla dans des centres de formation installés dans les jungles du Jharkhand et du Chhattisgarh. Des forces de sécurité ont été transférées du Cachemire et du Nord-Est vers le Centre et l’Est de l’Inde, où elles ont rejoint les troupes déjà établies. Au Chhattisgarh, dans le cadre d’une « chasse purificatrice » connue sous le nom « Salwa Judum », la police est allée jusqu’à armer les villageois, devenus pour l’occasion des « officiers de police spéciaux » auxquels elle a demandé d’abattre leurs voisins (ici 2006 : 45-50 ; Sundar 2006 ; pudr 2006). Il n’a pas encore été fait appel à l’armée, mais sa présence plane, tangible, sur les opérations. Des hélicoptères de combat des Forces aériennes indiennes patrouillent dans le ciel du Jharkhand. Leurs mitrailleurs ont la permission d’ouvrir le feu à des fins de « légitime défense ». Les opérations de renseignement centralisées se sont multipliées. Le gouvernement indien est résolu à tuer ou à emprisonner les dirigeants maoïstes. Si nombre de militants sont en prison à l’heure actuelle, bien d’autres ont été tués au moment de leur arrestation. Ces morts ont chaque fois été présentées comme la conséquence de rixes impromptues : ce sont les tristement célèbres « morts de rixe » indiens. Tel semble être le prix à payer pour mettre en place et promouvoir, au sein du tissu social délicat de l’Inde, une société différente où les castes et les classes cesseraient d’exister.
[1] Le travail de terrain qui est à la base de cet article a été mené avec George Kunnath. Je tiens à faire part de ma gratitude envers Maurice Bloch, Stephan Feuchtwang et Jonathan Parry, dont les commentaires ont été utiles, ainsi qu’envers Christine Langlois, qui m’a invitée à réfléchir à la question de la coopération.
[2] Le livre de loin le plus utile sur l’histoire du mouvement naxalite, depuis sa création jusqu’aux années 1970, est celui de Sumanta Banerjee (1984). Bien qu’il existe une assez vaste littérature sur les maoïstes en Inde, il n’existe à ce jour pas encore d’histoire du développement des trois principales factions qui forment aujourd’hui le PCI (m).
[3] Du nom de son organe de presse. (Note de l’éditeur – Revue Terrain.)
[4] Les Adivasi, « habitants d’origine », constituent une des minorités indiennes, essentiellement présente dans les régions reculées de l’Orissa, du Bihar, du Jharkhand et dans les États du Nord-Est. Restés largement ignorés des autres Indiens jusqu’à l’occupation britannique, les Adivasi ne forment pas un groupe sociologiquement ni linguistiquement homogène. Considérés par la Constitution indienne comme scheduled tribes (« tribus répertoriées »), et bien que leur organisation tribale les tienne à l’écart des populations indiennes organisées par le système des castes, ils sont de fait, la plupart du temps, assimilés aux scheduled castes (« castes répertoriées », dont les membres sont autrement appelés « intouchables », au plus bas du système de castes). (Note de l’éditeur – Revue Terrain.)
[5] Dans cet article, je me contenterai d’étudier les nouvelles formes de coopération au sein du parti, mais les maoïstes mettent également au point de nouvelles formes de coopération au sein des villages, grâce à l’établissement de coopératives. Dans le Jharkhand, elles sont à l’état embryonnaire, il est donc impossible de les analyser ici. Des visiteurs des territoires maoïstes du Chhattisgarh en ont rapporté des descriptions. Voir en particulier Gautam Navlakha (2010).
[6] Il est bien sûr de première importance d’étudier pour cela les relations entre les genres (très liées aux relations de caste et de classe). Cette question réclame un article à elle seule.
[7] Les dalits (littéralement « opprimés ») sont les personnes exclues du système des castes (quand bien même ce système est officiellement proscrit par la Constitution indienne depuis 1947). Ce statut de non-caste les rapproche des Adivasi. Considérés comme impurs, « intouchables », comme personnes qu’on ne peut et qu’on ne doit toucher, les dalits sont sujets de nombreuses discriminations : il leur est interdit de toucher l’eau et les puits, de toucher la nourriture des membres d’autres castes ; leurs déplacements et leur droit à la propriété sont restreints, etc. (Note de l’éditeur – Revue Terrain.)
[8] Ina Zharkevich (2009) signale elle aussi que le livre de Liu Shaoqi (1955) est important pour ses informateurs maoïstes du Népal.
[9] Au Népal, Judith Pettigrew (2003) a affirmé que le mouvement maoïste a permis à la jeunesse des villages de participer à un nouveau discours de la modernité dont l’idéologie rejette les visions consuméristes auxquelles elle ne peut de toute façon pas prétendre du fait de sa pauvreté.
[10] Pour une exploration des approches marxistes des castes, voir Dipankar Gupta (1981).
[11] Le débat classique sur ce sujet a opposé la perspective de G. S. Ghurye, selon qui les Adivasi sont tout simplement des « Hindous retardés », à Verrier Elwin, que l’on a accusé de faire comme si les Adivasi vivaient hors de la société indienne, comme dans un zoo. Pour une discussion et une analyse de ces débats, voir Alpa Shah (2010 : chap. 1).
[12] McKim Marriott (1968) fut l’un des premiers auteurs à relier systématiquement les distinctions de castes et les interactions impliquant la nourriture.
[13] Voir sur ce point le travail de Marie Lecomte-Tilouine (2009), qui décrit des exemples similaires de transgression des règles de castes au Népal.