Boxer contre les stéréotypes de genre – Entretien avec Natacha Lapeyroux par Yann Renoult

 

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Texe de la brochure :

Il y a quelques années, un pho­to­graphe a sui­vi les entraî­ne­ments et les com­pé­ti­tions d’un groupe de boxeuses du club Boxing Beats d’Aubervilliers — pré­cur­seur dans le déve­lop­pe­ment de la boxe fémi­nine sous l’im­pul­sion de Saïd Bennajem, ancien boxeur aux JO de 1992. Longtemps inex­ploi­tées, ces images res­sortent des tiroirs et donnent l’oc­ca­sion à son auteur, éga­le­ment jour­na­liste indé­pen­dant, de ren­con­trer trois boxeuses du club. Natacha Lapeyroux, doc­to­rante en Sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, a fait sa thèse sur les repré­sen­ta­tions télévisuelles des spor­tives de haut niveau en France ; elle exerce éga­le­ment la boxe anglaise depuis une dizaine d’années. Elle lui parle de son enquête eth­no­gra­phique dans la salle d’Aubervilliers. 

Pourquoi enfile-t-on un jour des gants de boxe ?

Je cher­chais une acti­vi­té qui me per­met­trait de me défou­ler et de cana­li­ser mon agres­si­vi­té. Qui m’aiderait à prendre confiance en moi. Comme je ne me recon­nais­sais pas dans le modèle de la femme belle, gra­cieuse et déli­cate, ça a été libé­ra­teur de m’octroyer le droit de pra­ti­quer une acti­vi­té spor­tive qui demande de faire preuve de force, cou­rage et téna­ci­té.

S’ensuit donc votre expé­rience au club Boxing Beats.

Quand j’y suis arri­vée, je boxais déjà depuis plu­sieurs années. C’était la pre­mière fois que je me retrou­vais dans un club où les femmes n’étaient pas vues comme infé­rieures aux hommes. Au Boxing Beats, les entraî­neurs mettent tout en œuvre pour que les boxeuses puissent atteindre le meilleur niveau pos­sible, aus­si bien dans leur car­rière spor­tive que dans leur vie pro­fes­sion­nelle. Deux boxeuses du club ont pu inté­grer Sciences Po Paris grâce à leur par­cours de spor­tive de haut niveau, et en sont sor­ties diplô­mées. Le club se situe à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, et a la par­ti­cu­la­ri­té d’avoir mené dès la fin des années 1990 une poli­tique spor­tive visant à déve­lop­per la boxe fémi­nine en France.

Les boxeuses bous­culent, on l’i­ma­gine, les normes de genre dans ce sport, voire plus lar­ge­ment dans la socié­té…

Historiquement, les dis­cours médi­caux jugeaient les sports « vio­lents » inadap­tés à la condi­tion fémi­nine, mena­çant leur capa­ci­té repro­duc­trice. En rai­son de cette « spé­ci­fi­ci­té » fémi­nine, les dis­cours bio­po­li­tiques ont limi­té la par­ti­ci­pa­tion des femmes aux acti­vi­tés phy­siques (gym­nas­tique, ten­nis, etc.). A contra­rio, le sport offre, comme l’a for­mu­lé le socio­logue Erving Goffman, « un agen­ce­ment spé­ci­fique conçu pour per­mettre aux hommes de mani­fes­ter les qua­li­tés pour eux jugées fon­da­men­tales : la force, l’endurance, la résis­tance[1] ». L’entrée des femmes dans le monde spor­tif, et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans les sports his­to­ri­que­ment asso­ciés à une mas­cu­li­ni­té virile, a dû se faire sur le mode de l’effraction tout en venant ébran­ler les dis­cours bio­po­li­tiques et les repré­sen­ta­tions clas­siques de l’identité « fémi­nine »[2].

Au début des années 1990, les femmes ont com­men­cé à inves­tir les salles de boxe de manière clan­des­tine. Il aura fal­lu attendre 1999 pour que la boxe anglaise fémi­nine ama­trice acquière une recon­nais­sance et une légi­ti­mi­té au sein de la Fédération fran­çaise de boxe — 2004 pour la boxe pro­fes­sion­nelle, 2012 pour une par­ti­ci­pa­tion aux Jeux olym­piques. La boxe anglaise y fut le der­nier sport inter­dit aux femmes, ce qui, d’a­près la socio­logue Catherine Louveau, démontre que ce sont les sports qui par­ti­cipent le plus à la construc­tion d’une mas­cu­li­ni­té virile qui s’ouvrent le plus tar­di­ve­ment aux femmes. Les boxeuses, en sup­por­tant la vio­lence inhé­rente à ce sport, la dif­fi­cul­té des entraî­ne­ments, et en fai­sant preuve de cou­rage et de volon­té, par­ti­cipent à décons­truire le mythe de la femme fra­gile et sen­sible. Elles troublent par cet inves­tis­se­ment phy­sique et men­tal les défi­ni­tions binaires du genre. Elles donnent à voir, à tra­vers les médias, une nou­velle iden­ti­té fémi­nine trans­gres­sive où des femmes sont capables de s’affronter sur un ring au même titre que leurs homo­logues « mas­cu­lins ». De plus, cer­taines d’entre elles deviennent mères durant leur car­rière pugilistique[3], mon­trant fina­le­ment que les femmes peuvent être à la fois mères et s’investir dans un sport qui demande de faire preuve de vio­lence et d’agressivité. Si le sexisme est encore très pré­sent dans le sport, et dans les autres sphères sociales, les boxeuses par­ti­cipent néan­moins à faire évo­luer les repré­sen­ta­tions.

Comment les boxeuses arti­culent-elles remise en cause des assi­gna­tions de genre et iden­ti­té de genre ?

Comme l’a sou­li­gné Christine Mennesson[4], les boxeuses ont fait l’expérience durant leur enfance d’une socia­li­sa­tion « sexuée inver­sée » en ayant un rap­port aux corps par­ti­cu­liè­re­ment actif, en s’appropriant les jeux et les codes ves­ti­men­taires tra­di­tion­nel­le­ment assi­gnés aux « gar­çons ». Elles se décrivent durant leur enfance comme des filles actives qui jouaient au foot­ball, grim­paient aux arbres, se bagar­raient avec leurs grands frères ou leurs cama­rades de classe. Cependant, les dis­po­si­tions « mas­cu­lines » dont font preuve les jeunes filles ne sont tolé­rées que jusqu’à la puber­té. À l’adolescence, on deman­de­ra aux jeunes femmes de se confor­mer à la norme sous peine d’être stig­ma­ti­sée. Selon Christine Mennesson, les boxeuses ont la double contrainte de faire comme « les hommes » et d’être des femmes, à par­tir d’un double pro­ces­sus d’identification et de dif­fé­ren­cia­tion. Pendant les entraî­ne­ments, les boxeuses doivent se dif­fé­ren­cier en pré­sen­tant des signes exté­rieurs de fémi­ni­té : soit en lais­sant des che­veux dépas­ser du casque, soit en adop­tant une manière de par­ler, de mar­cher, de se tenir qui les affi­lient au genre « fémi­nin ». La stig­ma­ti­sa­tion des boxeuses, dont le corps est par­ti­cu­liè­re­ment mus­clé, va per­mettre de les dis­tin­guer effi­ca­ce­ment des hommes : « Certaines peuvent uti­li­ser les sté­réo­types clas­siques, d’autres doivent dépla­cer la fron­tière tra­di­tion­nelle admise entre mas­cu­lin et le fémi­nin[5] ». Pour les pre­mières, avoir un corps qui cor­res­pond aux normes de « fémi­ni­té » suf­fit pour se dis­tin­guer des hommes ; pour les secondes, il s’agira de ne pas être vul­gaire, ni d’afficher son agres­si­vi­té ouver­te­ment. Par ailleurs, si les boxeuses mettent en place une stra­té­gie de résis­tance face aux repré­sen­ta­tions de genre binaire dans le sport, en paral­lèle, elles tiennent un dis­cours qui affirme leur spé­ci­fi­ci­té « fémi­nine » dans leur manière d’appréhender la boxe, en fai­sant usage d’un essen­tia­lisme stra­té­gique pour se dif­fé­ren­cier des hommes.

C’est-à-dire ?

Dans leurs dis­cours, les boxeuses insistent sur les dif­fé­rences phy­siques et men­tales entre les deux sexes. Les femmes seraient plus « tech­niques » et plus atten­tives à la beau­té du geste et réin­tro­dui­sant une forme d’esthétique « fémi­nine » dans leur pra­tique, alors que les boxeurs quant à eux seraient « plus phy­siques ». L’incorporation de com­pé­tences consi­dé­rées « fémi­nines » dans leur manière de pra­ti­quer la boxe per­met aux boxeuses de se dis­tin­guer des hommes et d’éviter un pro­cès de viri­li­sa­tion. Historiquement, les femmes jugées « trop viriles » dans le monde du sport ont dû se sou­mettre à un test de féminité[6]. En dehors de la sphère spor­tive, les boxeuses du Boxing Beats, qui ont fait dès l’enfance une lec­ture négo­ciée de la « fémi­ni­té » et de la « mas­cu­li­ni­té », décons­truisent les caté­go­ries de genre binaire et les acti­vi­tés qui sont socia­le­ment et his­to­ri­que­ment dévo­lues aux hommes et aux femmes. Elles prônent un modèle dans lequel les hommes et les femmes sont égaux, les com­pé­tences « fémi­nines » et « mas­cu­lines » pou­vant être inter­chan­geables — que ce soit dans les pra­tiques cor­po­relles, pro­fes­sion­nelles ou au sein du foyer.

 Y a‑t-il une pres­sion sup­plé­men­taire sur les femmes pour conci­lier cet inves­tis­se­ment « total » avec leur vie per­son­nelle, pro­fes­sion­nelle ?

Devenir cham­pionne de boxe néces­site un rap­port au corps ascé­tique, qui valo­rise la per­for­mance plu­tôt que l’esthétique dans le cadre de la pra­tique spor­tive. Les boxeuses doivent se sou­mettre à des régimes dra­co­niens et des séances de mus­cu­la­tion inten­sives afin d’acquérir un corps ath­lé­tique. À l’instar des boxeurs décrits par le socio­logue Loïc Wacquant, qui avait mené une enquête eth­no­gra­phique au début des années 1990 dans une salle de boxe de Chicago, la dimen­sion sacri­fi­cielle et reli­gieuse de la boxe imprègne et enva­hit l’existence de la boxeuse, à l’intérieur comme à l’extérieur de la salle de boxe : « Le sacri­fice est à la fois un moyen et un but, un besoin vital et une mis­sion impré­gnée de fier­té, une exi­gence pra­tique et une obses­sion qui est de l’ordre du rite[7]. » Les boxeuses se sou­mettent de manière volon­taire à ce mode de vie qui entre en contra­dic­tion avec les atten­dus cultu­rels et sociaux sté­réo­ty­pés qui confinent les femmes au sein du foyer. Ce mode de vie confère à toutes celles qui adhèrent à l’exigence de la boxe, l’honneur spé­ci­fique de faire par­tie de la cor­po­ra­tion. En paral­lèle, les boxeuses cumulent très sou­vent une vie d’étudiante et/ou une vie pro­fes­sion­nelle, une vie amou­reuse et sociale. Et sont par­fois mères. Ainsi, elles orga­nisent leur emploi du temps en fonc­tion de leurs objec­tifs spor­tifs, sco­laires, pro­fes­sion­nels et per­son­nels. Les com­pagnes et les com­pa­gnons des boxeuses doivent s’accommoder de ce mode vie et les accom­pa­gner dans leurs objec­tifs car elles n’envisagent pas de concé­der sur leur pas­sion spor­tive ou sur leur car­rière pro­fes­sion­nelle. Les boxeuses mettent donc en place une stra­té­gie de résis­tance face aux injonc­tions patriar­cales qui pèsent sur les femmes dans les dif­fé­rentes sphères sociales (le sport, le tra­vail, la famille, etc.) et reven­diquent l’égalité entre les hommes et les femmes.

On entend sou­vent les boxeuses ou leurs entraî­neurs dire que les femmes sont « plus tech­niques », « plus appli­quées », « plus assi­dues », « plus déter­mi­nées à réus­sir ». Est-ce une forme de ré-essen­tia­li­sa­tion de l’i­den­ti­té de genre fémi­nine ou, comme le dit une boxeuse avec qui nous avons dis­cu­té, une simple consé­quence du fait de devoir « faire ses preuves » dans un monde mas­cu­lin ?

Effectivement, boxeuses et entraî­neurs s’accordent à le dire. Les boxeuses se décrivent comme étant plus enclines à « l’émotion » alors que les hommes seraient « plus orgueilleux » et plus « stra­té­giques ». En même temps, les boxeuses se décrivent éga­le­ment comme plus « sau­vages », plus « har­gneuses » et plus « enga­gées » sur le ring que les hommes. Les entraî­neurs du Boxing Beats confirment ce point de vue et sou­tiennent qu’il y a plus de com­ba­ti­vi­té chez les femmes, de déter­mi­na­tion. Selon eux, les femmes, étant en posi­tion subal­terne dans ce sport, sont plus enga­gées parce qu’elles doivent légi­ti­mer leur posi­tion. Il y a donc à la fois une forme de ré-essen­tia­li­sa­tion de l’identité « fémi­nine » (à laquelle se retrouvent asso­ciées l’é­mo­tion, assi­dui­té, beau­té du geste, enga­ge­ment) et, dans le même temps, les femmes doivent deve­nir des expertes pour se faire accep­ter dans ce monde « d’hommes » — sous peine de ne pas être prises au sérieux par eux et d’être dis­cré­di­tées. Certains hommes qua­li­fient la boxe des femmes de « brouillonne », c’est-à-dire que les femmes ne seraient pas assez pré­cises et n’au­raient pas suf­fi­sam­ment de maî­trise de soi pour pra­ti­quer ce sport. En consé­quence, les boxeuses doivent sur­com­pen­ser en étant par­ti­cu­liè­re­ment tech­niques et stra­té­giques afin d’éviter d’être stig­ma­ti­sées.

Une des boxeuses que nous avons ren­con­trée dit consi­dé­rer « comme un frère » son pre­mier entraî­neur, « comme un père » le deuxième. Comment ana­ly­sez-vous ce rap­port entraîneur/entraînée ?

Dans les salles de boxe, on entend sou­vent dire qu’on n’arrive pas à ce sport par hasard. Les boxeuses sont des femmes qui ont sou­vent évo­lué dans des contextes fami­liaux com­pli­qués, qui ont pu connaître des dif­fi­cul­tés éco­no­miques, la perte pré­ma­tu­rée d’un proche et/ou des évé­ne­ments vio­lents. Ces dif­fi­cul­tés sont d’ailleurs rela­tées dans cer­tains ouvrages auto­bio­gra­phiques de boxeuses[8]. Les entraî­neurs — qui sont éga­le­ment des édu­ca­teurs — savent à quel public ils ont affaire et prennent sou­vent leur rôle à cœur, notam­ment au Boxing Beats. L’entraîneur est alors consi­dé­ré par la boxeuse comme un membre de la famille. Cependant, un rap­port de domi­na­tion peut s’installer lorsque l’entraîneur dépasse le cadre de la rela­tion entraîneur/boxeuse en étant dans un rap­port de séduc­tion, ou en pro­fi­tant de sa fonc­tion pour abu­ser sexuel­le­ment des spor­tives — ce qui arrive mal­heu­reu­se­ment sou­vent dans le monde spor­tif. Comme l’a poin­té le socio­logue Philippe Liotard, qui a tra­vaillé sur la ques­tion des vio­lences sexuelles dans le sport, l’entraîneur a une emprise forte sur les sportives[9].

Comment cela se tra­duit-il ?

Premièrement, les spor­tives doivent se sou­mettre aux exi­gences de l’entraîneur, consi­dé­ré comme le garant et le res­pon­sable des per­for­mances spor­tives de l’athlète (il existe donc un rap­port hié­rar­chique très mar­qué). Deuxièmement, un lien affec­tif fort et réci­proque se tisse entre lui et son ath­lète sous l’effet du tra­vail com­mun, des pro­grès effec­tués, des confi­dences échan­gées (les ath­lètes vont avoir ten­dance à idéa­li­ser et sur­va­lo­ri­ser leur entraî­neur). Troisièmement, il incarne l’institution, le savoir et la com­pé­tence : la socié­té lui accorde une pré­somp­tion de mora­li­té. Certains abusent de cette posi­tion de pou­voir qu’ils ont sur les spor­tives. En paral­lèle, il y a encore très peu de femmes entraî­neuses en boxe anglaise en France. La boxe reste un bas­tion d’hommes, encore très réti­cents à l’idée d’être coa­chés par une femme. D’un point de vue spor­tif, les entraî­ne­ments menés par les femmes sont les mêmes que ceux des hommes. Il serait par contre inté­res­sant d’approfondir la rela­tion entre l’en­traî­neuse et l’ath­lète en menant une enquête de ter­rain.

En plus de la dimen­sion indi­vi­duelle, est-ce qu’une forme d’or­ga­ni­sa­tion col­lec­tive, for­melle ou infor­melle, se déve­loppe entre les boxeuses ? Qui per­met­trait le sou­tien, la pro­tec­tion, le déve­lop­pe­ment de stra­té­gies face au monde mas­cu­lin de la boxe, voire au-delà.

Il existe une véri­table soli­da­ri­té entre elles. Comme le dit Howard Becker, « la conscience de par­ta­ger un même des­tin et de ren­con­trer les mêmes pro­blèmes engendre une sous-culture déviante, c’est-à-dire un ensemble d’idées et de points de vue sur le monde social et sur la manière de s’y adap­ter, ain­si qu’un ensemble d’activités rou­ti­nières fon­dées sur ces points de vue[10] ». Elles font face ensemble aux remarques sexistes de cer­tains hommes hos­tiles au déve­lop­pe­ment la boxe fémi­nine. Par exemple, les boxeuses ont conscience de devoir véhi­cu­ler une image posi­tive de leur dis­ci­pline dans les médias de masse afin de gagner en légi­ti­mi­té auprès du grand public. Elles vont éga­le­ment essayer de se faire une place dans les dif­fé­rentes ins­tances de la boxe, en tant qu’organisatrice de com­bat de boxe, jour­na­liste, consul­tante spor­tive, arbitre, entraî­neuse, diri­geantes… Par ailleurs, il y a sou­vent des ami­tiés qui se créent : les boxeuses par­tagent à la fois leur quo­ti­dien au sein de la salle de boxe, mais éga­le­ment à l’extérieur.

Quels sont les méca­nismes d’au­to­dé­fense que la boxe per­met aux femmes d’ac­qué­rir ?

Selon le socio­logue Norbert Elias, dès sa créa­tion au XVIIIe siècle, le sport moderne a été doté d’une mis­sion : civi­li­ser et paci­fier la socié­té et plus par­ti­cu­liè­re­ment la vio­lence des hommes par l’apprentissage de « l’autocontrôle des pul­sions », à tra­vers la pra­tique spor­tive par l’incorporation des normes de rete­nue et de self control[11] devant s’étendre à tous les domaines de l’existence[12] (tra­vail, jeu, affec­tion, sexua­li­té, etc.). Les femmes étaient quant à elles exclues de la sphère spor­tive car elles étaient consi­dé­rées comme des êtres fra­giles, ne pou­vant faire preuve de vio­lence. La boxe est un sport dia­mé­tra­le­ment oppo­sé à la défi­ni­tion com­mune de la fémi­ni­té. Si l’on prend le dic­tion­naire Le Robert, la fémi­ni­té est « l’ensemble des carac­tères cor­res­pon­dant à l’image sociale de la femme (charme, dou­ceur, déli­ca­tesse) que l’on oppose à l’image sociale de l’homme[13] ». Elle se défi­nit en oppo­si­tion à la viri­li­té, c’est-à-dire aux « carac­tères moraux qu’on attri­bue plus spé­cia­le­ment à l’homme : actif, éner­gique, cou­ra­geux[14] ». De fait : la déli­ca­tesse, le charme et la dou­ceur sont des qua­li­tés qui n’ont pas le droit de cité sur un ring… Lors d’un com­bat, les boxeuses ne doivent pas hési­ter à uti­li­ser la force phy­sique et à faire preuve de capa­ci­té à infli­ger et à subir la vio­lence cor­po­relle sans fré­mir ni flé­chir. J’ai récem­ment enten­du une femme qui disait que pra­ti­quer la boxe lui per­met­tait de ne plus se sen­tir proie. Ça peut aider les femmes à se défendre, à se dire que la vio­lence n’est pas uni­que­ment l’apanage des hommes, mais éga­le­ment que la vio­lence, dont peuvent user les hommes, ne doit pas être tolé­rée.

La boxe peut aus­si aider cer­taines femmes qui manquent de confiance en elles à apprendre à se battre pour aller au bout de leurs pro­jets. En retour, les résis­tances de cer­tains hommes qui veulent conser­ver l’apanage de la vio­lence et de la force peuvent être fortes : vio­lence, remarques sexistes… Un grand nombre de boxeurs et d’entraîneurs tolèrent la boxe pra­ti­quée par les femmes mais réin­tro­duisent un rap­port asy­mé­trique en la relé­guant aux marges de la « vraie » boxe, consi­dé­rée comme étant celle des hommes. Lors des entraî­ne­ments, il arrive que les boxeurs appuient les coups par­ti­cu­liè­re­ment forts lorsqu’ils affrontent une femme afin de ne pas de ne « perdre la face » vis-à-vis des autres hommes, afin de (se) prou­ver qu’ils sont phy­si­que­ment plus forts. Des remarques sexistes les ren­voyant à la sphère domes­tique sont éga­le­ment adres­sées à l’égard des boxeuses, telles que « les femmes ne sont pas faites pour boxer mais pour s’occuper de leur homme », « retourne dans ta cui­sine »… Les boxeuses sont par­fois dési­gnées par des sur­noms qui visent à les dis­qua­li­fier en tant que spor­tives, comme « la majo­rette », « la midi­nette » ou la « fillette ». Ces hommes per­çoivent les boxeuses comme étant « une menace pour leur viri­li­té, car la res­sem­blance des sexes leur fait secrè­te­ment hor­reur parce qu’ils y voient la perte de leur spé­ci­fi­ci­té[15] ».

Outre la ques­tion du genre, avez-vous fait des obser­va­tions sur les dyna­miques de classe lors de votre expé­rience de boxeuse ?

Comme leurs homo­logues mas­cu­lins, les boxeuses sont pour la majo­ri­té des jeunes femmes issues d’un milieu popu­laire. Mais si les hommes ont la pos­si­bi­li­té de deve­nir « des héros » spor­tifs en deve­nant boxeur de haut niveau jus­qu’à par­fois vivre de leur pas­sion, les boxeuses sont encore très peu rému­né­rées et ne peuvent axer leur vie uni­que­ment sur la réus­site pugi­lis­tique. Ces der­nières doivent avoir une autre acti­vi­té pro­fes­sion­nelle. Beaucoup de boxeuses ont néan­moins vécu une ascen­sion sociale en réa­li­sant des études supé­rieures ou en créant leur entre­prise en paral­lèle de leur car­rière spor­tive.

À qui pen­sez-vous ?

À Gihade Lagmiry ou Hayatte Akodad, notam­ment, qui sont deve­nues méde­cins. À Sarah Ourahmoune, Aya Cissoko et Lucie Bertaud, qui sont diplô­mées de Sciences Po. À Estelle Mossely, qui est ingé­nieure infor­ma­tique, ou encore à Aziza Oubaita, qui a créé une entre­prise qui pro­pose des tenues de boxe sur-mesure. Comme l’avait sou­li­gné le direc­teur natio­nal tech­nique de la fédé­ra­tion de boxe Eric Dary lors d’une confé­rence de presse : « En géné­ral, les boxeuses réus­sissent très bien leur vie pro­fes­sion­nelle et leurs études. C’est moins évident chez les hommes. Ce sont des femmes qui ont un mes­sage à faire pas­ser[16]. » Les boxeuses mettent souvent en place une stratégie de résistance face aux attendus sociaux de ce qu’est une femme issue de l’immigration et/ou d’un milieu populaire. Mais si une majorité de boxeuses sont non-blanches, plusieurs boxeuses blanches ont fait de brillantes carrières dans le monde de la boxe — je pense notamment à Valérie Hénin, Lucie Bertaud et Anne-Sophie Mathis. C’est un stéréotype de penser que toutes les boxeuses sont non-blanches et issues de familles qui ont immigré en France.

 

Postface : lecture d’une personne
non-binaire pratiquant la boxe

Ce texte arrive assez justement à un moment où je me questionne beaucoup sur le genre et le sport, mais je trouve cet entretien assez incomplet.

Il apporte une lumière encore trop rare sur le sport féminin, mais laisse de larges zones d’ombre qu’il serait maladroit de ne pas nommer : la binarité, la race et la classe. Outre son message ouvertement en faveur d’une « réussite » sociale hégémonique orientée avant tout sur une professionnalisation dans des métiers hautement rémunérateurs (certes mis en regard avec la situation des hommes pouvant « vivre » financièrement de leur pratique sportive), qui évacue très rapidement les dynamiques conjointes de classe et de genre s’exerçant sur les boxeuses, le dernier paragraphe esquisse pour mieux l’ignorer la triple oppression des femmes racisées de milieux sociaux défavorisés.

Parler d’un club en Seine-Saint-Denis et finir le texte sur une mise en avant des boxeuses blanches et sur la réussite sociale individuelle me semble pour le moins maladroit.

Le parcours des boxeuses pour faire reconnaître leur légitimité dans un sport historiquement masculin est contrebalancé par l’accent mis sur la perpétuation volontaire de stéréotypes et l’affirmation d’une ségrégation de genre. La rapide évocation des tests de féminité à travers les travaux d’Anaïs Bouhuon aurait pu mettre en avant la transgression effective des barrières du genre apportée par le corps et le parcours des sportives, notamment en lien avec la race et la classe, comme présenté dans l’entretien qu’elle a donné au périodique Jeff Klak « elle va trop vite, elle est trop musculeuse, elle est poilue » (aussi disponible sur le site tarage.noblogs.org).

Un article juste sur une problématique actuelle, bien que très binaire et blanchité-centré, qui je l’espère servira de base pour une discussion plus large autour des oppressions croisées et de la déconstruction du genre en général et dans le sport en particulier.

Mogwai

 

[1] Erving Goffman, Les Arrangements entre les sexes, La Dispute, 2002.

[2] Voir Anne Saouter, Des femmes et du sport, Payot, 2016.

[3] C’est le cas notam­ment d’Anne-Sophie Mathis, Sarah Ourahmoune, Estelle Mossely.

[4] Christine Mennesson, Être une femme dans le monde des hommes, socialisation sportive et construction du genre, L’Harmattan, 2005.

[5] Christine Mennesson, Ibid.

[6] Anaïs Bouhuon, Les Tests de féminité dans les compétitions sportives — Une histoire classée X, iXe, 2012.

[7] Loïc Wacquant, Corps et âme, carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Agone, 2007.

[8] Voir Dandé d’Aya Cissoko, Je me bats dans la vie comme sur le ring d’Anne-Sophie Mathis ou encore Mes combats de femme de Sarah Ourahmoune.

[9] Baillette Frédéric, Philippe Liotard, Sport & virilisme, Quasimodo & fils, 1999.

[10] Howard S. Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985.

[11] Respect des règles, de l’adversaire, de l’arbitre, apprentissage technique, coopération entre les pratiquants des sports collectifs…

[12] Eric Dunning, Norbert Elias, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Fayard, 1994.

[13] Le Petit Robert, 2012.

[14] Ibid.

[15] Davisse Annick, Louveau Catherine, Sports, école, société : la différence des sexes, L’Harmattan, 1998.

[16] Conférence de presse annonçant les championnats de France de boxe des femmes, ainsi que le partenariat entre l’association Boxing Beats et le Stade de France, le 17 janvier 2012 au Stade de France.