Le refus de la guerre n’est pas un déni de guerre – Déborah Brosteaux


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Le texte sur le site d’AOC

Le déni fait partie des logiques guerrières. De nombreux discours affirment pourtant que le déni est aujourd’hui du côté de celles et ceux qui s’opposent aux politiques de réarmement européen : être pacifiste, antimilitariste ou anti-guerre, ce serait nécessairement se rendre coupable d’une passivité complice. Pour être capables de résister aux logiques du déni, c’est au contraire de perspectives anti-guerre conséquentes que nous avons besoin.

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« I have seen, almost daily, for months, images of children mutilated, starved to death, executed. Bodies in pieces. Parents burying limbs. In time, there will be nothing particularly controversial about using these words to describe the things they were created to describe. (The very history of the word “genocide,” meant as a mechanic of forewarning rather than some after-the-fact resolution, is littered with instances of the world’s most powerful governments going to whatever lengths they can to avoid its usage, because usage is attached to obligation. It was never intended to be enough to simply call something genocide: one is required to act.) Once far enough removed, everyone will be properly aghast that any of this was allowed to happen. But for now, it’s just so much safer to look away, to keep one’s head down, periodically checking on the balance of polite society to see if it is not too troublesome yet to state what to the conscience was never unclear. »

Omar El Akkad,
One Day, Everyone Will Have Always Been Against This[1]

Face à la guerre en Ukraine et aux velléités expansionnistes russes, les voix qui s’opposent au mouvement de réarmement et de mobilisation européenne sont régulièrement accusées de faire preuve de déni[2]. Celles-ci refuseraient de faire face à la situation, faire face exigeant d’envoyer davantage d’armes, de renforcer la défense en Europe, d’être en mesure de déployer des soldats aux frontières pour s’assurer du respect du cessez-le-feu le jour où il sera adopté, peut-être également d’élargir la dissuasion nucléaire française à l’échelle européenne.

Les pacifistes, en prétendant refuser la guerre, seraient en fait aveugles à celle-ci et à ses logiques. Cette accusation de déni va souvent de pair avec une accusation de passivité complice : les voix antimilitaristes, sous couvert de pacifisme abstrait, consentiraient en fait à la guerre menée par la Russie, refusant leur soutien aux Ukrainiens et ne prenant pas la mesure du risque de guerre qui pèse sur l’Europe.

De telles critiques ne peuvent être prises à la légère. Les dénis et les dénégations, en effet, font directement partie des logiques guerrières. On sait qu’au moment d’envahir l’Ukraine, le Kremlin rend illicite le mot de « guerre » au profit de la formule « opération spéciale ». À coups d’inversions rhétoriques, il déclare l’Ukraine responsable de l’entrée en guerre. L’ « opération spéciale » serait même une lutte nouvelle contre les « nazis »[3]. Le déni nourrit également, depuis octobre 2023, les dynamiques guerrières et génocidaires qui écrasent et anéantissent la population de Gaza. Il a soutenu les rhétoriques du gouvernement israélien (tout en glissant, comme l’a analysé la spécialiste en études mémorielles Aurélia Kalisky, du génocide dénié vers le génocide assumé[4]) et les complicités des puissances occidentales. Il est à l’œuvre dans la stupéfiante capacité à s’accommoder d’un génocide filmé en temps réel.

Le déni consiste moins à nier l’existence d’une réalité (nier que l’armée russe combat depuis plus de 3 ans sur le territoire ukrainien, ou que les Palestiniens meurent massivement sous les bombes), qu’en la capacité à ne pas faire importer affectivement cette réalité, et à en nier ou à en retourner la signification[5].

Le déni peut nourrir des complicités, car il est producteur d’irresponsabilité. Ses modalités sont multiples : il peut déboucher sur un « faire comme si » nous n’avions rien à voir avec la situation, ou « comme si » nous n’avions aucune prise sur elle. Il peut conduire à un refus de soutien aux victimes, à une négation du sens qu’elles donnent à l’événement et à une disqualification des manières dont elles mènent et formulent leurs luttes pour la survie et la liberté. C’est pourquoi toute lutte anti-guerre consistante est également résistance aux logiques du déni. Je voudrais dès lors prendre cette accusation de déni à bras le corps, en démêler les principaux aspects afin de dégager des pistes de réponse. Pour une perspective anti-guerre, il y a là des nœuds qui méritent davantage qu’une simple réfutation.

L’art de mettre à part

Un premier aspect du reproche de déni est lié à l’idée d’un oubli européen de la guerre[6]. La construction européenne d’après 1945, et ensuite la fin de la guerre froide, auraient produit l’illusion selon laquelle la paix serait chose acquise. Nous aurions cru la guerre définitivement éloignée de notre horizon : elle continue certes au loin, mais nous la regarderions de l’extérieur, telle une réalité qui ne serait plus la nôtre. Assoupis, bercés par les rêves de ces temps de la paix, nous ne serions plus prêts à faire face aux menaces du monde, voire au caractère inéluctable de l’horizon guerrier pour toute société. Alors que ces menaces frappent aux portes de l’Europe, nous refuserions de nous réveiller. La mobilisation des esprits et le réarmement seraient le nom de cet éveil. Pour que le rêve européen – rêve de paix et de démocratie – survive à ces menaces, il faudrait l’armer pour le défendre.

Je pense qu’il y a quelque chose de très juste dans le constat d’un rêve européen qui nous aurait conduit à nous percevoir comme séparés des réalités de la guerre. Sauf que – et cela change drastiquement le tableau – nous n’avons, de fait, jamais cessés d’être engagés dans ces réalités. Le déni se joue ailleurs. Nous n’avons pas affaire à un effacement de la guerre qui requerrait en retour un « éveil guerrier ». Nous ne nous sommes pas déshabitués, par pacifisme, à l’idée que nous pourrions être en guerre. Nous avons développé des manières d’être en guerre tout en rendant insaisissables les liens que nous entretenons avec elle[7].

La promesse européenne, qui va se déployer tout au long du XXe siècle, repose sur ce pacte scellé après 1945 : la guerre continue, mais elle est mise à distance, nous n’aurons pas à en porter la responsabilité, ni à en tirer de leçons. Le 8 mai 1945, symbole de la fin de la seconde guerre mondiale et de la victoire contre le fascisme, est aussi le jour où l’armée française entame les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, réprimant dans le sang les manifestations algériennes pour l’indépendance. Cet autre 8 mai 1945 a été passé sous silence pendant des décennies. Plus près de nous, ces 30 dernières années se caractérisent par la multiplication des « interventions étrangères », en Afrique, au Moyen-Orient… mais nous regardons ces guerres comme si elles n’étaient pas les nôtres. Le rêve européen est en ce sens moins un rêve de paix qu’un rêve de séparation : on peut continuer à être en guerre, on peut même se rendre complices des crimes les plus atroces, du moment que la réalité de ces violences n’affecte pas la nôtre.

Pour qualifier ce type de déni, la philosophe Simone Weil parlait d’un « art de mettre à part », de mettre à part soi et la violence qu’on exerce, et de se blanchir à travers ce geste : « On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté furtif à l’égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu’on a mis à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne pas pouvoir le savoir. Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes[8]. » Toute une tradition décoloniale, qui va d’Aimé Césaire à Houria Bouteldja et Louisa Yousfi en passant par James Baldwin et Charles W. Mills, a décrit la fabrique de l’innocence à l’œuvre dans ces opérations, et le rôle consubstantiel qu’elle joue dans l’histoire coloniale et postcoloniale de la violence.

De nombreux discours en faveur de la mobilisation européenne participent de ce déni : la violence de l’impérialisme russe devient l’occasion de toutes les amnésies, de toutes les mises à part. Pour ne prendre qu’un exemple : le 6 mai 2025, l’Université de Liège signe avec le groupe français Thales un partenariat concernant l’usage de l’intelligence artificielle pour le guidage de roquettes. La rectrice de l’université justifie cette décision en assurant qu’elle vise à « mettre les sciences au centre de l’intérêt général, tout en fixant des balises éthiques ». Pour le ministre régional de l’économie, le but est (outre la création d’emplois) de défendre nos démocraties face aux menaces qui pèsent sur elle[9]. Ces discours prennent une tout autre teinte lorsqu’on sait, comme l’a retracé le politologue Christophe Wasinski, que Thales est une multinationale qui coopère avec l’industrie israélienne d’armement ; lorsqu’on se rappelle que ses équipements militaires sont utilisés par Frontex dans la traque des migrants ; ou encore que ses roquettes ont été utilisées contre des civils en Papouasie occidentale et au Nigéria[10].

Quelques jours après la signature de l’accord, des étudiant·es entament une occupation et des manifestations, s’opposant aux « boucheries éthiques » et à la « militarisation de l’université ». Deux fils s’entremêlent étroitement dans cette mobilisation étudiante : le mouvement pour la Palestine, au milieu de la surenchère d’horreur génocidaire qui assassine, affame, torture et déporte inlassablement les Palestiniens ; et les bribes d’un mouvement anti-guerre face aux programmes de réarmement européen. Là où la mobilisation guerrière sépare ces situations, fait jouer l’une contre l’autre, l’une au prix de l’autre, un mouvement anti-guerre ne peut exister que dans leurs articulations. Résister au déni, c’est précisément cela.

Alternative infernale

Mais le reproche de déni présente d’autres aspects. Une autre critique, peut-être la plus dure, consiste à affirmer que celles et ceux qui se disent « anti-guerre » dénieraient en fait aux Ukrainiens la légitimité de leur combat. Ce déni déboucherait sur un refus de soutien. On connaît l’accusation de « campisme » : le rejet des coalitions occidentales telles que l’OTAN entraînerait par réaction le refus de reconnaître pleinement la responsabilité de la Russie dans la guerre en Ukraine, alimentant une complaisance pouvant aller jusqu’à refuser aux Ukrainiens leur statut de victimes d’une guerre impérialiste.

Je laisse de côté ici la question des accointances poutinistes de certaines franges, principalement d’extrême-droite, du spectre politique européen. De telles sympathies n’ont évidemment rien d’anti-impérialiste. Dans une perspective sincèrement anti-impérialiste, nous sommes néanmoins confronté·es à une difficulté réelle et profonde : la difficulté de se dire avec les Ukrainiens et à appuyer la légitimité de leurs demandes de soutien, sans être en retour happés dans les logiques bellicistes. La difficulté vient du fait que, dans les manières dont nos États, l’OTAN et l’UE répondent à l’appel, nous avons toutes les raisons d’être défiant·es. La complaisance vis-à-vis de la guerre coloniale d’Israël montre suffisamment que l’enjeu premier n’est pas la défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nous ne manquons pas de telles démonstrations. Nous avons également raison lorsque nous affirmons que le militarisme ne contribuera pas, n’a jamais contribué à rendre possible un monde plus sûr. Et nous avons raison d’être effrayé·es, et en état d’alerte, devant la facilité avec laquelle il nous est présenté comme l’unique réponse valable.

Cette alternative infernale se referme sur nous comme un piège, elle produit de la paralysie et de l’impuissance. Ce sentiment – légitime mais insuffisant – d’impuissance peut donner lieu à une forme spécifique de déni, auquel il nous faut résister. Pris·es entre les tenailles de l’alternative infernale, et parce que nous ne savons pas quoi faire de cette situation, nous pouvons être tenté·es par une sorte de fuite, qui consiste à reconnaître certes cognitivement le fait que les Ukrainiens sont victimes d’une longue guerre d’invasion, mais sans parvenir suffisamment à faire importer cette réalité, affectivement et politiquement. La réalité de boue et de sang du présent est éloignée, ramenée au second plan par notre infinie capacité à déplier les causes historiques, à cerner les effets-rebonds et à révéler les intérêts en jeu.

Il est légitime de résister à l’effacement des généalogies complexes du conflit (le refus d’historicisation fait partie des mécanismes de la mobilisation), mais à condition que ce soin des généalogies et cette attention aux effets ne prenne pas la forme d’un déni de présent. Il y a déni de présent lorsque le tableau dressé enlève à la situation son épaisseur d’hommes qui meurent au front quotidiennement, d’enfants déportés, de charniers, de millions de civils en exil, de terres minées pour les décennies à venir, de faune et de flore qui souffrent et meurent, de populations soumises à un pouvoir occupant. Être anti-guerre, c’est être auprès du présent des peuples et des territoires exposés à de telles violences.

Résister au déni ne consiste pas alors à embrasser la mobilisation européenne, mais à articuler entre elles les nécessités et écueils propres aux différentes dimensions de la situation. Dans les mots de Judith Butler : « Je veux que les Ukrainiens gagnent, pour empêcher la capture brutale de leurs terres par Poutine et le meurtre de civils mais je ne veux pas que la défense d’un camp fasse de moi quelqu’un qui s’enthousiasme pour la guerre. […] En d’autres termes, on peut maintenir un scepticisme bien fondé à l’égard de l’OTAN et une position générale antiguerre tout en affirmant le souhait profond de voir la résistance ukrainienne l’emporter. Il n’y a aucune contradiction tant que l’opposition à la guerre est sous-tendue par l’exhibition des atrocités et des crimes de la guerre, tant qu’une résistance nécessaire et justifiée ne conduit pas à accepter la guerre comme modèle de compréhension de la politique internationale[11]. »

Un pas important consiste à résister à la fusion, produite de manière accrue depuis avril 2025, entre le soutien aux Ukrainiens et la volonté de reconquérir une puissance européenne. Les Ukrainiens se battent pour eux-mêmes et non par procuration pour l’Occident[12]. Mais l’OTAN, ainsi que l’UE, investissent dans leurs combats au nom de leurs propres logiques, selon le principe : si vous investissez vos vies, nous investirons nos moyens militaires et financiers. Parfois ce pacte est formulé explicitement, comme lorsque Washington faisait explicitement pression auprès de Kyiv pour que soit abaissé à 18 ans l’âge de la conscription ukrainienne[13] ; ou lorsque Jean-Noël Barrot, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères déclare : « Chaque fois que les Ukrainiens reculent, la menace se rapproche de nous, et c’est bien la sécurité des Françaises et des Français qui est en jeu[14]. »

Ce sont les mouvements anti-militaristes – en tant qu’ils se distinguent du refus abstrait et éthéré de toute résistance armée – qui nous rendent capables de résister à cette confusion. Les communautés exposées à des violences guerrières inouïes peuvent n’avoir pas d’autre choix que d’entrer dans des rapports de dépendance avec de grandes puissances, mais leurs intérêts ne coïncident jamais avec les intérêts géopolitiques de celles-ci[15]. Les Soulèvements de la Terre, qui ont récemment rejoint l’importante coalition Guerre à la guerre, parlent de cheminer sur une ligne de crête : « Depuis la France, notre engagement face au complexe militaro-industriel chemine sur une ligne de crête : ni opposition morale de principe à toute guerre en s’exonérant de prendre parti dans les conflits en cours ; ni ralliement à l’union sacrée derrière “notre” État-nation, inaction face à la course à l’armement et acceptation passive des sacrifices qu’il veut nous imposer en son nom[16]. »

En dépit des difficultés immenses, des impasses dont on ne peut simplement s’extraire, de l’impossibilité d’une position satisfaisante dans un tel contexte, il n’y a aucune contradiction à tenir ensemble ces différentes exigences. Au contraire, c’est dans leur articulation que les postures morales abstraites – qui s’accommodent des dénis et des impuissances – laissent place aux dynamiques plus exigeantes, plus complexes et ancrées dans le réel de la responsabilité.

Les temps pluvieux

À côté du rapport à la violence en acte, les défenseurs du réarmement européen alarment au sujet de la possibilité d’une extension de la guerre sur le territoire européen (pays baltes en première ligne, mais le spectre de la guerre possible est également invoqué avec insistance en Europe occidentale). Il s’agirait de prévenir cette possibilité. Les pacifistes refuseraient de voir cette possibilité en face, de prendre la mesure de la menace.

Thomas Hobbes rappelait que ce n’est pas parce qu’il fait pluvieux qu’il pleut[17]. Mais il n’en reste pas moins que le temps pluvieux fait signe vers la possibilité de la pluie. Cette possibilité n’a rien d’abstrait ou de purement théorique : elle a ses qualités propres telles que l’humidité, ses humeurs et ses atmosphères. Il existe des mots pour la décrire, des outils pour l’évaluer. Sur cette base, l’argument militariste est le suivant : une fois que l’orage éclate, il est trop tard pour commencer à s’équiper contre celui-ci. D’où la nécessité de s’armer davantage : dans le meilleur des cas, cela dissuadera l’ennemi d’attaquer. Et dans le pire des cas, cela permettra de lui faire face.

Nous voilà devant un nouvel aspect du reproche de déni : le déni des pacifistes ne porte pas ici sur la pluie, mais sur les temps pluvieux. Pour l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, un tel déni est d’ailleurs typique du pacifisme, en raison d’un présupposé bien ancré dans celui-ci : dire le risque de guerre et s’y préparer, ce serait déjà la favoriser, participer à la concrétiser. Or, ajoute-t-il, ce n’est pas nous qui décidons du fait que la Russie fait peser sur l’Europe une menace de guerre[18].

Il est pourtant évident que le « possible » est le terrain sur lequel se joue la montée en tension guerrière. Cela, nous le percevons sans la moindre ambiguïté lorsque la Chine procède à ses exercices militaires autour de Taiwan, ou lorsque la Russie renforce massivement sa présence militaire le long des frontières de l’OTAN. Dans ces préparatifs nous voyons, à juste titre, un rapprochement de la guerre. Il serait absurde de croire que l’inverse n’est pas vrai également, que les campagnes européennes de recrutement militaire, l’augmentation des budgets de la défense, l’inflation du vocabulaire belliciste parmi nos dirigeants ne sont pas perçus en retour, par leurs adversaires, comme le signe que la tension monte, et qu’il faut dès lors se préparer davantage. Ce sont les engrenages de l’escalade militaire.

Le possible est à part entière un territoire de la guerre. Comme l’écrit le philosophe Thomas Berns, « de la réalité de la guerre, plus que pour toute autre réalité, il s’agit toujours aussi d’apprécier la possibilité. La guerre, c’est en effet par excellence ce qui règne non seulement quand la bombe explose, mais aussi quand elle peut exploser[19]. » Cette matérialité du possible se rend tangible par la présence des armes, la préparation des armées, dans le cas qui est le nôtre par une guerre en cours qui pose la question de son extension, par des menaces discursives, par des affects. La peur, par excellence, donne consistance à ce territoire du possible[20].

Résister à cette montée en tension ne revient pas à négliger le risque de guerre, comme s’il n’existait qu’une seule alternative : faire l’autruche ou s’armer. Le possible se module selon des voies multiples, il peut s’actualiser ou non, passer par différents degrés d’intensité. Une perspective anti-guerre n’est pas un déni du possible, mais au contraire un soin de celui-ci, l’effort permanent pour en freiner la militarisation.

Prenons, à nouveau, un cas parmi beaucoup d’autres. Le 19 mai 2025, la RTBF (chaîne de télévision publique belge francophone) organisait un grand débat sur le thème « Sommes-nous déjà en guerre contre la Russie ? »[21]. À cette question posée en ouverture de l’émission, trois des quatre invités – le général belge Frédéric Goetynck, Vice-Chef de la Défense, Camille Grand, ancien Secrétaire général adjoint de l’OTAN, et le général français Dominique Trinquand – répondaient par l’affirmative. On voit ici typiquement le geste par lequel la guerre réelle est invoquée, de manière performative, à partir de sa possibilité : parce que la guerre est possible, elle est déjà là, et il faut dès lors agir en conséquence[22]. C’est le concept actuellement très prisé de « guerre hybride » qui vient appuyer cette exacerbation du possible[23]. Les cyberattaques et les campagnes de désinformation seraient, par exemple, déjà des actes de guerre. Le cas, également discuté dans l’émission, des demandeurs d’asile somaliens, yéménites, irakiens, syriens… franchissant en novembre 2023 la frontière russe vers la Finlande et l’Estonie sans être entravés par Moscou, est lui aussi qualifié d’acte de guerre hybride. Ursula von der Leyen remerciait à cette occasion les gardes-frontières finlandais de « protéger nos frontières européennes »[24], et la réponse consista sans surprise à fermer davantage encore les frontières et à en augmenter les moyens de contrôle.

Le quatrième invité du débat, Samuel Longuet (chercheur au GRIP, centre de recherche indépendant sur la paix et la sécurité en Belgique), est le seul à avoir répondu « non » à la question de savoir si nous étions déjà en guerre. Son approche consiste à déceler ce qui active la militarisation du possible guerrier, et ce qui au contraire la freine. Si les propagations de fake news, les pressions commerciales, sont des actes de guerre hybride, faut-il alors considérer que nous sommes en guerre avec les États-Unis ? Face à un tel inflationnisme de la logique guerrière, les autres invités rétropédalent. Par ailleurs, la défense est-elle un secteur adéquat pour répondre aux campagnes de désinformation ? Tous ne peuvent alors que s’accorder sur le fait que la réponse relève non pas de la défense, mais de l’éducation et du social. Soit, les secteurs dont les budgets sont violemment attaqués actuellement, notamment au profit de la défense.

Quant aux migrants « lâchés par Moscou aux frontières européennes », si une telle situation amène à se sentir « en guerre », cela en dit au moins autant sur l’état d’indignité de notre continent que sur la capacité russe à appuyer sur de tels « points sensibles ». C’est à nous qu’il revient de refuser cette traduction de l’exil en menace guerrière, et de défaire l’arsenal affectif du « corps Europe assailli » devant renforcer ses « défenses immunitaires ». Démilitariser la tension consiste à se faire terre d’accueil, en remplaçant la militarisation des frontières par des politiques d’accueil dignes et solidaires.

Il est certain que les voies permettant de désactiver les engrenages guerriers sont loin d’être toujours aussi claires, et il ne s’agit certainement pas de soustraire de l’équation les manières dont le pouvoir russe œuvre à intensifier et à brutaliser les possibles guerriers. Mais ce qui est sûr, c’est que prévenir le risque de guerre ne passe pas par la militarisation de la tension partout où cela est possible, mais au contraire par la démilitarisation des possibles partout où on le peut.

[1] Omar El Akkad, One Day, Everyone Will Have Always Been Against This, New York, Alfred A. Knopf, 2025, p. 25.

[2] Je remercie vivement Thomas Berns, Salomé Frémineur, Juliette Lafosse, Paul Lazzarotto, Tyler Reigeluth et Renaud-Selim Sanli pour les précieuses discussions autour de ce texte.

[3] Voir « La dénégation, un classique de la vie de tous les jours, mais aussi de la diplomatie et de la guerre ? », avec Jean-Vincent Holeindre et Pierre-Henri Castel, France Culture – Avec philosophie, le vendredi 23 septembre 2022. Pour un retour historique sur les procédés discursifs du pouvoir russe pour ne pas qualifier ses guerres, et sur les effets produits par ces discours sur l’évolution même de la guerre, voir Aude Merlin et Anne Le Huérou au sujet du conflit tchétchène, « Le conflit tchétchène à l’épreuve de la reconnaissance », Cultures & Conflits, n° 87, 2012, p. 47-68.

[4] Aurélia Kalisky, « Injustice épistémique et régimes du sensible : le paradoxe d’un génocide invisible et assumé », Chaire Marcel Liebman, Bruxelles, le 13/05/2025 (bientôt visionnable en ligne).

[5] Pour ne pas alourdir inutilement le texte, je simplifie ici sans entrer dans les détails de la conceptualisation freudienne, et de la distinction entre Verleugnung et Verneinung.

[6] Voir par exemple Stéphane Audoin-Rouzeau, « Ukraine : avons-nous oublié la guerre ? », France Culture, le 27 février 2025.

[7] Ce point est l’objet du premier chapitre (« La guerre vue du dehors ») de mon livre Les désirs guerriers de la modernité (Seuil, 2025).

[8] Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce (1947), Paris, Plon, 1988, p. 137.

[9] Cité dans « L’Université de Liège signe un partenariat avec Thales pour rendre ses roquettes plus efficaces grâce à l’intelligence artificielle », Sud info – La Meuse, le 7/05/2025.

[10] Christophe Wasinski, « L’ULiège et Thales s’associent pour développer des roquettes : un partenariat qui pose de sérieuses questions », Le Soir, le 23/05/2025.

[11] Judith Butler, « Je veux que les Ukrainiens gagnent cette guerre, mais je veux ultimement que la guerre soit éliminée », Philomag, avril 2022.

[12] Voir notamment « Appel pour la paix en Ukraine », Esprit, juin 2023.

[13] « Guerre en Ukraine : mobiliser les jeunes hommes à partir de 18 ans, le débat qui divise Kiev et Washington », France Info, le 18/12/2024.

[14] « Discours de Jean-Noël Barrot, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères », France diplomatie, le 7 janvier 2025.

[15] Voir à ce sujet Les peuples veulent, Révolutions de notre temps. Manifeste internationaliste, La Découverte, 2025.

[16] Les soulèvements de la terre, « De terres en guerres – Pourquoi les Soulèvements de la terre appellent à faire la “Guerre à la Guerre” », consulté le 21 mai 2025.

[17] Thomas Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Sirey, 1971, chap. XIII, p. 124 – cité par Thomas Berns, dans « Qu’est-ce qui nous empêche de penser la paix ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 90, 2023/1, p. 122.

[18] Stéphane Audoin-Rouzeau, « Ukraine : avons-nous oublié la guerre ? », France Culture, le 27 février 2025 ; voir aussi « La victoire russe est moralement inacceptable, mais ce n’est malheureusement pas une affaire de morale », Médiapart, le 29 mars 2025.

[19] Thomas Berns, op. cit., p. 122-123. Voir aussi son livre La guerre des philosophes, PUF, 2019.

[20] Brian Massumi, Ontopouvoir. Guerre, pouvoir, perception, trad. fr. T. Drumm, Presses du réel, 2021.

[21] « Sommes-nous déjà en guerre contre la Russie ? », RTBF, Le grand dossier – Le débat, 19 mai 2025.

[22] Voir ici encore Thomas Berns, op. cit.

[23] À ce sujet, voir Christophe Wasinsky, « La Belgique, l’OTAN et la course aveugle à l’armement », Lava, 2 avril 2025.

[24] « Bruxelles accuse Moscou « d’instrumentaliser » les migrants à la frontière avec la Finlande », RTBF, le 17/11/2023.

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