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Texte de la brochure :
Bien que située aux antipodes de l’Hexagone, la Nouvelle-Calédonie demeure une « possession » française, pour reprendre le terme officiel de 1853. Mais pour combien de temps encore ? Fin 2018, un premier référendum a montré que la revendication indépendantiste était toujours bien vivante, portée par l’immense majorité des Kanak, peuple premier de l’archipel, mais aussi par une part grandissante des autres communautés. En France métropolitaine, leur combat peine à retrouver visibilité et soutien, alors même qu’un second vote se tiendra en septembre. Et que l’indépendance paraît plus accessible que jamais. Analyse (anticoloniale) de situation, nourrie d’échanges avec le sociologue kanak Jone Passa.
Rembobinons : au référendum du 4 novembre 2018, le oui à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie obtenait plus de 43 % des voix[1]. Le score peut paraître faiblard, mais les treize points d’écart face au non ne correspondaient qu’à 18 000 voix – une différence qui, en définitive, plaçait l’indépendance à seulement 9 000 voix de la majorité absolue[2]. Ce résultat a ainsi été vécu comme une quasi-victoire par les indépendantistes… et comme une vraie claque par leurs opposants, dits « loyalistes ».
Claque d’autant plus retentissante que nombre de ces derniers, mystifiés par les sondages et par leur méconnaissance de la société calédonienne (ou kanak tout du moins), estimaient que cette consultation allait définitivement balayer la revendication d’émancipation. Il n’en est clairement rien et il se trouve qu’une, voire deux autres consultations se profilent, les accords de Nouméa[3] prévoyant en effet jusqu’à trois référendums d’autodétermination. Le prochain arrive à toute allure : il se tiendra le 6 septembre 2020.
Entre deux votes
En Nouvelle-Calédonie, l’année politique 2019 a été entièrement absorbée par cet après/avant référendum, entre regain de confiance d’un côté et poussée de panique de l’autre. En mai, les élections provinciales ont abouti à la résurgence d’une droite anti-indépendantiste pure et dure (voire raciste), autour de la section locale des Républicains, qui a pris la tête du gouvernement[4] au détriment d’une droite réputée plus conciliante. Dans le même temps, les partis indépendantistes ont progressé et, surtout, ont pris la présidence du Congrès (l’assemblée délibérante du territoire) grâce au soutien surprise d’un petit parti wallis-et-futunien[5], une communauté historiquement rangée derrière les loyalistes. Ses élus réfutent tout changement de camp, plaidant la « majorité océanienne », mais il est difficile de ne pas voir que les lignes sont en train de bouger face à une indépendance qui se concrétise.
Même si les mobilisations sur le terrain ont laissé place – pour l’instant – au respect d’un processus institutionnel sur le long terme, les Kanak ont rappelé au monde leur soif de reconnaissance et de liberté. Ceux qui pensaient, à Nouméa comme à Paris, que les politiques de rééquilibrage économique et social auraient changé la donne n’ont pas su (ou voulu) voir que même si la situation s’est améliorée, les inégalités demeurent abyssales dans ce qui reste largement une économie de comptoir profitant toujours aux mêmes – colons anciens et nouveaux. Et lésant les mêmes, comme le confirme Jone Passa, sociologue kanak engagé pour la cause de son peuple : « On a des usines, une évolution économique, mais dans les faits, ceux qui sont toujours derrière, victimes de cette colonisation dure – qu’elle soit de peuplement ou économique – restent les Kanak. Ils ont été spoliés des dispositifs permettant un “rééquilibrage” – même si je n’aime pas beaucoup ce mot. Et ce, pour éviter la “discrimination” ! Quand on a des Kanak diplômés, avec des parcours brillants, on les érige en modèle, mais c’est l’arbre qui cache la forêt : dessous c’est la désolation. Ces politiques n’ont bouleversé ni les rapports de force, ni les rapports entre les sociétés en Nouvelle-Calédonie. »
Mais la question sociale, aussi vitale soit-elle, n’explique pas tout. Dans leur immense majorité, les Kanak continuent d’estimer que l’indépendance du territoire est la seule réponse acceptable à l’humiliation de la colonisation. Jone Passa : « C’est plus qu’une question de justice sociale, c’est redonner de la dignité aux gens. Par exemple, les langues kanak ne sont toujours pas enseignées à l’école, ou de manière marginale. Il y a encore une espèce de non-reconnaissance, au nom du vivre ensemble, pour que les mêmes continuent à se partager les richesses. Le vote du oui, c’est pour que le système colonial qui continue à perdurer s’arrête ! Les Kanak le pensent majoritairement, mais une petite partie de la population non kanak aussi. »
Le référendum de 2018 a en effet montré que les Mélanésiens ne sont plus seuls à porter l’exigence d’indépendance dans cette Nouvelle-Calédonie fortement multiculturelle. Au-delà des communautés océaniennes, les Calédoniens d’origine européenne, les « caldoches » comme on les appelle là-bas, ne constituent plus non plus un front pro-français aussi uni qu’auparavant. Résultat notamment d’une politique d’ouverture constante de la part des Kanak qui leur ont reconnu, dès 1983, un statut de « victimes de l’Histoire »[6], leur offrant ainsi une place incontournable dans la construction du pays de demain.
Tout ceci laisse penser qu’aujourd’hui, la question est moins de savoir si l’indépendance adviendra, que quand et comment. Le processus en cours suffira-t-il à surmonter les obstacles posés par un siècle et demi de brutale colonisation ? Ou faudra-t-il repasser par des affrontements, des « événements » bis en quelque sorte ? Jone Passa : « Même si les trois référendums se soldent par un “non”, la question de l’indépendance ne disparaîtra pas. De toute façon on ira ! Si en face ils ne veulent pas l’accepter, ça changera d’une autre manière. Rien n’a jamais été facilité, ni donné aux Kanak au nom de bons sentiments. Ce sont les Kanak qui sont allés chercher les accords, qui sont à l’origine des bouleversements de la Nouvelle-Calédonie. C’est dommage d’être obligé de passer par des révoltes, des violences pour faire admettre qu’il y a une réalité et qu’il faut l’intégrer : nous devons réoccuper la place qui nous revient chez nous. Cela devra passer par des discussions, mais nous ne sommes pas dans un pays où le débat est apaisé… »
« L’État n’est pas un arbitre »
En métropole, le débat n’est pas apaisé mais quasi inexistant, tant les médias de masse français ont traité a minima l’actualité néo-calédonienne récente. Lointaine, peu spectaculaire, assez complexe… Évoquer la situation néo-calédonienne a aussi – et surtout – l’inconvénient de rappeler à la population française que son pays poursuit, encore, une affligeante aventure coloniale. Peu ou pas parler de la Nouvelle-Calédonie, c’est occulter la parole indépendantiste et empêcher que ne s’ouvre ici, comme dans les années 1980, un front anticolonial en soutien à la cause kanak. Un front à même de remettre la pression sur un autre acteur de la question calédonienne, qui essaie de se la jouer au-dessus de la mêlée : l’État français.
Celui-ci se pose en juge de paix entre les partis locaux, mais s’associe à la moindre occasion avec les non-indépendantistes pour freiner l’autonomisation du territoire – bloquant encore certains transferts de compétences, fermant les yeux sur les bidouillages du corps électoral[7]… Un jeu ambivalent, à l’image d’un Macron, en visite sur place en mai 2018, assurant qu’il ne prenait pas parti mais que « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie ». Moins belle en effet, sans les ressources de nickel, de terres rares, d’hydrocarbure, de biodiversité qu’offrent ce riche territoire et son immense domaine maritime. Sans oublier quelques importants avantages géostratégiques. « Quand l’État dit “Il faut discuter entre vous localement”, il se donne le beau rôle, souligne Jone Passa. L’État n’est pas un arbitre, mais un acteur. Frantz Fanon disait qu’un État colonial n’a pas vocation à décoloniser : ça se saurait si la France avait su décoloniser ! La France veut conserver des entités outre-mer. Elle est comme les non-indépendantistes, déçue de ne pas avoir eu plus de “non” au référendum. »
L’association Survie, habituellement engagée contre la Françafrique, ne s’y est pas trompée : juste après le référendum, elle annonçait son soutien actif à la lutte indépendantiste kanak, rappelant que « la Nouvelle-Calédonie conserve toutes les caractéristiques d’une colonie » et soulignant les similitudes entre les décolonisations africaines et kanak/calédonienne, notamment le rôle trouble de l’État. Et de lancer un important appel au « renforcement d’un mouvement de soutien […] en France, qui soit à la hauteur de l’enjeu historique de décolonisation totale de la Kanaky/Nouvelle Calédonie.[8] »
[1] Lire « En Kanaky, fini le temps des colonies ? », CQFD n° 171 (décembre 2018).
[2] Olivier Houdan, « Retour sur le référendum de Nouvelle-Calédonie : la défaite victorieuse des indépendantistes », Opinion internationale (08/11/2018).
[3] Les accords de Nouméa ont été signés en 1998 par les différents camps politiques calédoniens et régissent depuis la vie institutionnelle de l’archipel. Ils succédaient aux accords de Matignon-Oudinot, qui avaient mis fin dix ans plus tôt à une période de quasi-guerre civile, les « évènements ».
[4] Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie est collégial : toutes les composantes élues au Congrès y sont représentées.
[5] Les Wallis-et-Futuniens représentent environ 8 % de la population de l’archipel, soit plus de 20 000 personnes. Ils sont quasiment deux fois plus nombreux en Nouvelle-Calédonie qu’à Wallis-et-Futuna. Avec les Kanak, les Tahitiens, les Ni-Vanuatu et d’autres, la Nouvelle-Calédonie est une terre majoritairement océanienne.
[6] Pour rappel, la Nouvelle-Calédonie était une colonie pénitentiaire. Une grande part des caldoches sont les descendants de bagnards et déportés contraints de rester sur place, même à l’issue de leur peine.
[7] Mis en minorité sur leur propre terre, les Kanak ont accepté d’ouvrir leur droit exclusif à l’autodétermination aux autres communautés, mais ont aussi lutté pour un gel du corps électoral, excluant du vote les Français installés trop récemment. En 2014, près de 20 % de la population du territoire était née ailleurs en France – preuve que la colonisation de peuplement n’est pas terminée.
[8] Pour suivre l’activité de Survie sur le sujet : Survie.org