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Texte de la brochure : L’esprit ensorcelé
Introduction
Griffon, le sorcier au corbeau, engage une lutte à mort contre un sort jeté sur son client : il demande à la femme de son client de cuire un cœur de bœuf et d’y planter le plus d’épingles possible. La scène se déroule en Normandie, durant le dernier tiers du xxe siècle (Favret-Saada 1977). Sous le soleil brûlant de l’Arizona, un Navajo dissimule soigneusement ses excréments : ceux-ci pourraient permettre à un sorcier mal intentionné d’opérer une attaque foudroyante à son égard (Kluckhohn 1944). Pour contrer les attaques de ses adversaires, Din, guérisseur camerounais reconnu, a planté dans son jardin un njum bele. Cet arbrisseau est le plus efficace contre les attaques des sorciers ; dans la forêt, cet arbre fait en effet le vide autour de lui (Rosny 1981).
Ces exemples, bien qu’issus de cultures fort différentes, présentent des similarités pour le moins troublantes. Dans chacun de ces cas, les comportements décrits renvoient à la croyance selon laquelle certains individus sont en mesure d’infliger, grâce à leurs pouvoirs surnaturels, de considérables tourments à ceux qui ne sont pas en mesure de répondre à de telles attaques. Le terme de sorcellerie est communément utilisé pour désigner l’ensemble des effets néfastes (accident, mort, infortunes diverses) qui résultent de l’activité de ces personnes malveillantes dotées de pouvoirs surhumains (Favret-Saada 1991). Bien que les anthropologues soient très prudents lorsqu’il s’agit de comparer des phénomènes appartenant à des cultures différentes, ils admettent généralement, avec plus ou moins de nuances, son caractère universel (Augé 1982). La « faible plasticité » des pratiques et des croyances propres à la sorcellerie entraîne d’ailleurs Bernard Valade à penser que celle-ci renvoie à la « permanence de certaines modalités du fonctionnement de l’esprit humain » (Valade 1990). Ce travail s’attache pour l’essentiel à approfondir cette suggestion.
La démarche proposée ici s’inscrit dans une perspective naturaliste (Sperber 1996). Par ce terme, nous désignons une approche qui vise premièrement à inscrire les sciences sociales au sein de la communauté scientifique dans son ensemble, notamment en utilisant un langage qui permette la comparaison des résultats, et deuxièmement à profiter des résultats élaborés au sein de disciplines diverses pour tenter de résoudre certaines énigmes propres aux sciences sociales[1]. Récemment, plusieurs auteurs, inspirés par les travaux pionniers de Sperber, ont tenté de montrer en quoi les sciences cognitives étaient en mesure d’éclairer les phénomènes religieux[2] (Sperber 1974 ; Lawson & McCauley 1990 ; Boyer 1994, 2001 ; Sperber 1996 ; Barrett 2000 ; Andresen 2001 ; Pyysiäinen 2001 ; Atran 2002). Dans les pages qui suivent, nous allons nous inspirer de ces travaux pour montrer en quoi les « penchants » de l’esprit humain tendent à promouvoir la croyance en la sorcellerie[3].
Afin de bien comprendre la problématique de la sorcellerie, nous allons dans un premier temps brièvement présenter la manière dont la sorcellerie a été abordée jusqu’ici au sein des sciences sociales. Nous allons en particulier insister sur le ton fonctionnaliste qui a marqué bon nombre des réflexions au cours du siècle passé. Après avoir exposé les limites de cette perspective quant à une explication des traits récurrents de la sorcellerie, nous présenterons succinctement l’hypothèse « génétique » de Ginzburg. Il sera alors temps de développer une explication de type naturaliste. Nous utiliserons dans un premier temps les travaux sur l’agentivité menés en psychologie du développement et en psychologie évolutionniste. Puis nous nous arrêterons sur les recherches visant à comprendre la manière « naturelle » dont nous abordons les probabilités. Cela nous permettra d’envisager une hypothèse sur la manière dont notre esprit a tendance à réagir lorsqu’une personne est victime de funestes coïncidences.
La sorcellerie : une définition unique ?
Dans la mesure où le but de cet essai est de proposer une hypothèse visant à rendre compte du « succès reproductif » des idées liées à la sorcellerie, il convient tout d’abord de s’assurer que ce terme désigne bien un phénomène relativement uniforme. L’anthropologie et l’histoire sont les disciplines pour lesquelles ce phénomène a représenté le plus d’intérêt. Il nous revient donc de montrer que la sorcellerie résiste à l’épreuve de l’éloignement aussi bien dans l’espace que dans le temps.
L’anthropologue qui a sans doute le plus marqué l’étude de la sorcellerie est Evans-Pritchard. Dans son ouvrage classique consacré à la sorcellerie, aux oracles et à la magie chez les Azandé, il a établi une distinction importante qui n’a pas véritablement d’équivalent en français. Par « sorcery », il désigne la pratique consciente et volontaire d’actes magiques, acquise lors d’un apprentissage, qui visent à nuire par l’utilisation de substances et de formules. Le terme de « witchcraft » renvoie par contre à une capacité innée de nuire, qui peut s’exercer à l’insu du « sorcier » (Evans-Pritchard 1937). L’application trop rigide de cette distinction a fait l’objet d’une mise en garde importante par Turner. Pour ce dernier, en effet, cette dichotomie, explicite chez les Azandé, est loin de se retrouver dans toutes les sociétés. En revanche, Turner reconnaît l’existence, auprès des sociétés constamment soumises à la mort et à la maladie, d’un ensemble de croyances concernant les personnes susceptibles d’attaquer leurs congénères par des moyens « non empiriques » (Turner 1967). Il est important de souligner que ce type de croyance est loin de se limiter à l’Afrique noire. Forge souligne par exemple l’existence de systèmes représentationnels et de pratiques similaires en Nouvelle-Guinée (Forge 1970). Mais c’est sans doute l’étude que Clyde Kluckhohn a consacrée à la sorcellerie chez les Navajo qui apporte le plus d’éléments en faveur d’une répartition quasi universelle des idées propres à la sorcellerie (Kluckhohn 1944). D’une part, Kluckhohn a mis en évidence l’existence de toute une série de techniques et de pratiques surnaturelles qui, selon les Navajo, permettent aux sorciers d’arriver à leurs fins maléfiques. D’autre part, il a relevé que sorciers et sorcières participent à des banquets nocturnes qui, par bien des aspects, ressemblent aux sabbats qui ont si longtemps peuplé l’imaginaire européen. La croyance dans l’existence de ces sociétés de sorciers a aussi été régulièrement relevée en Afrique. De telles réunions nocturnes se caractérisent par une forme d’inversion des normes éthiques : l’activité sexuelle y est exacerbée, généralement sous la forme d’inceste, la nudité est de règle, et de nombreux tabous sont impunément violés – meurtre d’enfants, cannibalisme, etc. (Marwick 1965).
Ce bref survol tend à confirmer la présence, au sein de cultures très éloignées les unes des autres, d’un ensemble de croyances qui attribuent la responsabilité de malheurs inexpliqués aux intentions malfaisantes d’individus munis de pouvoirs surnaturels. Afin de déterminer l’universalité de telles représentations, il convient dès lors de se demander si ces conceptions sont compatibles avec celles qui ont existé en Europe. A première vue, une différence importante distingue les formes que la sorcellerie a prises en Occident. Alors que cette dernière semble « domestiquée » et socialement régulée dans les sociétés traditionnelles, l’histoire européenne a connu, entre le xve et le xviiie siècle, des flambées d’une violence inouïe. L’Eglise envoya aux quatre coins de l’Europe des inquisiteurs qui, en soumettant les suspects à la question, leur faisaient avouer leur adoration pour le diable et leur participation à des banquets sataniques (Cohn 1975). Cette affiliation avec des divinités sataniques, d’une part, et le déluge de violence que les autorités ont abattu sur les « sorciers », d’autre part, pourraient suggérer une spécificité occidentale difficile à ramener aux cas discutés plus haut. Toutefois, il est de plus en plus admis par les historiens que la chasse aux sorcières a en fait résulté de circonstances économiques, politiques et religieuses tout à fait particulières (Cohn 1970 ; Mandrou 1980). Pour Muchembled, par exemple, l’émergence du personnage de la « sorcière » est à inscrire dans un contexte social mouvementé où une redistribution du pouvoir s’est opérée à l’échelle locale. Ainsi les nouveaux notables, dont la richesse introduisait un déséquilibre dans la communauté, se seraient emparés d’une arme idéologique – mise au point par l’Eglise lors de ses luttes contre les hérétiques – afin de montrer leur puissance à une communauté potentiellement envieuse (Muchembled 1979). Néanmoins, la réinscription de ces attributions diaboliques dans un contexte répressif et l’usage stratégique ou intéressé de cette démonologie ne doivent pas masquer l’existence d’un fond de croyances beaucoup plus ancien qui était très largement partagé en Europe, et même sur le continent eurasiatique (Ginzburg 1992). L’enquête ethnographique de Jeanne Favret-Saada menée dans le bocage normand de la fin du xxe siècle a d’ailleurs montré à quel point la croyance dans la sorcellerie, bien que déniée, est encore puissamment ancrée dans les esprits (Favret-Saada 1977). La culture occidentale, par-delà les caractéristiques spécifiques de son histoire, témoigne ainsi de l’universalité de ce phénomène étrange[4].
La sorcellerie : les explications
La constance des représentations propres à la sorcellerie est si frappante qu’elle n’a pas manqué de donner lieu à différentes tentatives explicatives. Avant de montrer en quoi notre hypothèse est susceptible d’éclairer de façon quelque peu originale ce phénomène, il convient de décrire les explications dominantes de la sorcellerie.
Une fois encore, la figure d’Evans-Pritchard est incontournable. Il a en effet mis en évidence un trait fondamental de la sorcellerie : son lien au malheur inexpliqué. Plus spécifiquement, il a montré en quoi la sorcellerie constitue pour les Azandé une philosophie naturelle par laquelle les relations entre les hommes et les événements malheureux sont expliquées. Lorsque leurs connaissances empiriques peinent à rendre justice d’un événement tragique, les Azandé attribuent la raison de leurs infortunes à des agents maléfiques[5] (Evans-Pritchard 1937). Plus spécifiquement, la sorcellerie, en tant que système explicatif, fournit le lien entre deux séries causales indépendantes. Imaginons par exemple qu’un homme succombe après avoir été écrasé par un arbre : l’explication portera sur la coïncidence entre le passage de l’homme à cet endroit précisément au moment où l’arbre s’écroule, frappé par la foudre. Pour Evans-Pritchard, la sorcellerie explique ainsi pourquoi un événement nocif touche une personne particulière à un moment donné. Cette explication ne vise donc pas forcément à relier les faits de manière interne : elle renvoie à une intention extérieure qui leur donne sens (id. ibid.). Un autre trait important mis en évidence par Evans-Pritchard concerne la portée pragmatique de la sorcellerie. L’explication d’un malheur inexpliqué est en effet accompagnée d’une réaction socialement orchestrée : la recherche du responsable s’organise, des oracles sont consultés et, si l’origine maléfique de l’événement est confirmée, une procédure de réparation peut être envisagée. Le discours sorcier a donc l’avantage de fournir une réponse à la nocivité : la colère peut s’exprimer et le désir de vengeance être satisfait (id. ibid.)
La théorie d’Evans-Pritchard comporte aujourd’hui encore de très nombreux éléments pertinents. Ce type d’explication a néanmoins été quelque peu négligé par la suite, le fonctionnalisme constituant la méthode d’étude privilégiée des anthropologues. Dans la perspective fonctionnaliste, les accusations de sorcellerie sont un moyen particulièrement efficace d’exprimer et de révéler des tensions sociales qui ne pourraient s’exprimer autrement (Marwick 1987). Le sorcier peut ainsi être conçu comme un « outsider » : dans ce cas, sa fonction serait de renforcer les liens de solidarité qui unissent les membres du groupe. Mais les accusations de sorcellerie peuvent également porter sur les membres mêmes du groupe. Les fonctions de ce type d’imputation peuvent être multiples : redéfinition des factions en présence, contrôle des déviants, séparation d’une communauté en de plus petites entités, redéfinition de la hiérarchie (Douglas 1970). Considérée sous cet angle, la sorcellerie présente des éléments qui la consacrent comme une instance de contrôle social. Lorsqu’une communauté est soumise à des pressions, aussi bien internes qu’externes, susceptibles de menacer sa cohésion, le dispositif de la sorcellerie constitue un moyen de résoudre ou de déplacer les conflits sur une entité extérieure au groupe (Russell 1987).
Par-delà les critiques d’ordre « téléologique » qui ont été adressées au fonctionnalisme[6], cette approche présente des insuffisances quant à l’explication même du phénomène de la sorcellerie. Tout d’abord, les sociétés qu’elle prend en compte sont unifiées, de relativement petite taille et les individus qui les composent sont insérés dans un entrelacs d’interrelations personnelles. Or la sorcellerie ne disparaît pas forcément lorsque ces relations se distendent et que le système d’échange traditionnel se modifie (Geschiere 2001). De plus, les accusations de sorcellerie n’entraînent pas nécessairement une rééquilibration des rapports sociaux. Enfin, le fonctionnalisme ne rend pas compte de ce qui nous intéresse ici en premier lieu : l’étrange air de famille partagé par des croyances éloignées dans le temps et l’espace. La critique adressée aux fonctionnalistes par Turner mérite d’être relevée dans ce contexte : « L’exposition constante à des maladies hideuses et à des morts subites, ainsi que la nécessité de s’y adapter rapidement ont sûrement contribué à la formation de ces croyances effroyables et irrationnelles. Une fois formées, ces croyances se répercutent dans le processus social, générant autant de tensions qu’elles en reflètent » (Turner 1967).
Si le caractère quasiment universel de bon nombre de croyances propres à la sorcellerie a souvent été reconnu, ceux qui ont tenté de rendre compte de ces homologies sont peu nombreux. En fait, les tentatives les plus sérieuses ont été entreprises par des historiens, qui ont proposé une solution génétique en vue de rendre compte de la similarité de ces croyances. Cohn, nous l’avons vu, a émis l’idée selon laquelle la chasse aux sorcières puiserait son efficacité diabolique dans un rituel immémorial (Cohn 1970). Cette thèse avait déjà plus ou moins été exprimée par Michelet, qui pensait que la sorcellerie du Moyen Age renvoyait en fait à un culte de la fertilité très populaire avant que le christianisme ne s’impose en Europe (Michelet 1966 [1862]). Une hypothèse similaire a été défendue par Margareth Murray qui, inspirée par les travaux de Fraser, pensait que les sabbats n’étaient rien d’autre qu’un culte de la fertilité qu’elle nomma la « religion de Diane » (Murray 1933). Mais, plus récemment, c’est Carlo Ginzburg qui a le mieux défendu ce type d’arguments dans son livre Le Sabbat des sorcières. Très schématiquement, la démarche de Ginzburg a consisté à suivre à la trace, grâce aux documents répartis dans toute l’Europe, les descriptions qui recouvraient partiellement les témoignages recueillis lors des procès de sorcellerie qui eurent lieu dans le Frioul entre le xvie et le xviie siècle. Selon lui, les « aveux » des suspects laissent affleurer une couche profonde de mythes paysans sur lesquels se serait surimposé le thème du complot (Ginzburg 1992). Ses recoupements érudits lui permettent finalement de remonter jusqu’à ce qu’il pense être une unité mythologique souterraine eurasiatique. Les cultes qui caractérisent cette mythologie primitive renverraient à une origine chamanique où auraient été évoqués, pour la première fois, les thèmes du vol des âmes vers le monde des morts, juchées sur des animaux ou d’autres véhicules magiques – notamment des balais (id. ibid.).
L’enquête de Ginzburg, si elle est osée d’un point de vue historiographique, ne manque pas d’intérêt. Son utilité est toutefois restreinte dans le contexte naturaliste de notre questionnement. Tout d’abord, elle porte moins sur la sorcellerie en tant qu’interprétation du malheur injustifié que sur certaines caractéristiques propres au sabbat des sorcières. De plus, bien que l’aire sur laquelle porte l’enquête de Ginzburg soit impressionnante, elle ne permet pas d’expliquer les similarités qui caractérisent les différentes instanciations du phénomène de la sorcellerie à travers le monde. On pourrait, certes, tracer les origines de cette mythologie dans des temps plus anciens et dire, comme Clements, que le cœur de ces croyances ferait en fait partie d’une culture paléolithique généralisée qui, en dernier ressort, constituerait la base ultime de toutes les cultures (Clements 1932). Mais une telle hypothèse est impossible à vérifier et elle n’explique en rien la persistance des croyances en la sorcellerie.
Par conséquent, il est temps de se tourner vers d’autres voies en vue de démontrer cette tendance à recourir à la sorcellerie pour rendre compte du malheur inexpliqué. La démarche que nous proposons consiste à rechercher la source de ce type de croyance dans certaines tendances « naturelles » propres aux esprits qui les entretiennent. Dans un premier temps, nous allons nous attacher à la manière dont nos dispositifs psychologiques interprètent la régularité des phénomènes qui se produisent dans l’environnement quotidien.
De la normalité du malheur
Jeanne Favret-Saada a particulièrement bien souligné le lien entre la sorcellerie et la répétition du malheur. Lorsque les malheurs arrivent en série, il y a quelque chose « qui n’est pas naturel » (Favret-Saada 1977). Il en est de même pour les coïncidences extraordinaires, où le malheur résulte d’une surprenante combinaison d’éléments naturels. Mais on peut se demander quels sont les mécanismes qui sous-tendent notre appréhension du cours « normal » des choses.
Pendant longtemps, les psychologues ont admis que M. et Mme Tout-le-Monde utilisaient, dans leurs jugements spontanés, les mêmes principes que ceux auxquels recourent les scientifiques au cours de leurs recherches. Selon la théorie de l’attribution de Kelley, par exemple, nous noterions spontanément les covariations entre certains effets et les causes qui en rendraient compte. Ce seraient ainsi des règles statistiques qui nous permettraient de détecter les causalités présidant à l’ordonnancement du monde (Kelley 1971). Cette conception a été remise en cause par de nombreux travaux, en particulier au sein de la psychologie sociale, qui ont établi que les raisonnements effectifs des individus sont souvent loin de correspondre à des inférences rationnelles (Nisbett & Ross 1980 ; Piatelli Palmarini 1995). Kahneman et Tversky, par exemple, ont montré que la plupart des gens utilisent spontanément, au détriment des règles de la probabilité, un nombre limité de principes heuristiques lorsqu’ils ont à juger de la probabilité d’un événement (Kahneman & Tversky 1972). Un cas typique est celui dit de l’erreur du joueur (gambler fallacy) : lorsque des joueurs observent qu’une roulette s’est arrêtée plusieurs fois de suite sur la couleur rouge, ils s’attendent alors à ce que le noir sorte la fois suivante, comme pour compenser un déséquilibre, et ils seront prêts à jouer gros sur cette couleur. Et pourtant, du point de vue des probabilités, il y a toujours autant de chances que le chiffre suivant soit noir (Tversky & Kahneman 1974).
Afin de comprendre ce type d’erreur, il convient de revenir sur la manière d’envisager la rationalité humaine. La rationalité a traditionnellement été conçue comme un phénomène unitaire : lorsque des problèmes se posent à l’individu, ils seraient systématiquement pris en charge par les mêmes types de processus rationnels qui sont censés, à plus ou moins long terme, conduire à une solution (Newell & Simon 1972). Cette manière « généraliste » de concevoir la rationalité humaine a récemment été remise en question, en particulier par les psychologues dont les travaux s’inspirent de la théorie de l’évolution. En effet, de nombreux arguments semblent indiquer que notre esprit ne fonctionne pas en « généraliste ». Un élément de preuve est à rechercher du côté de la neurophysiologie, où il a été montré que des atteintes extrêmement localisées du cerveau peuvent conduire à des handicaps fonctionnels très spécifiques. Les livres d’Oliver Sacks ont ainsi popularisé ces cas où, par exemple, un sujet perd uniquement la capacité à reconnaître les visages, y compris ceux de ses proches – prosopagnosie (Sacks 1985). Le caractère spécifique de ces atteintes, qui peuvent être très variées, montre à quel point le cerveau fonctionne de façon spécialisée (Shallice 1995). Cette organisation modulaire de l’esprit prend tout son sens lorsqu’elle est appréhendée sous un angle évolutionnaire. En effet, les différentes adaptations que le cerveau a connues peuvent être conçues comme autant de mécanismes formatés par la sélection naturelle pour résoudre les problèmes spécifiques posés par les régularités de l’environnement physique, écologique ou social (Tooby & Cosmides 1992). Or, lorsque deux problèmes adaptatifs ont des solutions incompatibles, une seule solution « généraliste » s’avère souvent inférieure à deux solutions spécialisées (Cosmides & Tooby 1994). Bien entendu, cette solution peut se révéler parfois approximative, voire même entraîner certaines erreurs. Mais si son application a pour l’organisme des conséquences globalement positives, il y a de fortes chances pour qu’un tel mécanisme soit sélectionné.
Dans le cas qui nous intéresse ici, c’est la régularité des événements naturels, et/ou biologiques, qui va retenir notre attention. Nous avons vu que l’application de la théorie des probabilités dans la vie de tous les jours était des plus approximatives. Ce n’est pas surprenant si l’on pense aux complexités que recèle ce type de raisonnement. La sélection naturelle a dû, là aussi, retenir une heuristique plus « frugale », c’est-à-dire une stratégie qui permette d’aboutir à des résultats convenables avec un minimum de connaissances, de temps et de traitement informationnel (Gigerenzer et al. 1998). Cette « solution » s’est vraisemblablement appuyée sur des caractéristiques récurrentes de la structure environnementale de nos ancêtres. Or l’information rencontrée dans l’environnement ne se présente pas sous la forme de pourcentages ou de probabilités mais plutôt de fréquences. Autrement dit, nous sommes spontanément sensibles, dans notre manière de catégoriser et de regrouper les événements, à leur caractère répétitif ou, au contraire, à la nouveauté qui les caractérise (Gigerenzer 1997). Le caractère exceptionnel ou banal d’un événement repose ainsi sur l’observation de la manière dont les choses « tendent à se produire », étant donné ce qui s’est produit par le passé. Il est par exemple fréquent de constater une maladie bénigne, comme la grippe. Par contre, observer une personne grippée qui, en allant chez son médecin, est heurtée par un camion alors qu’elle était sujette à une violente crise de toux au moment même où elle traversait un passage clouté est un événement qui a de fortes chances d’être considéré comme anormal. Pourtant, si l’on admet que ces événements sont en fait indépendants les uns des autres, une telle succession est en fait possible, en termes de probabilités : il ne s’agit « que » d’une combinaison de (mal)chances.
La vie quotidienne est marquée par une succession d’événements positifs et négatifs qui, à plus ou moins long terme, semblent s’équilibrer. Comme nous nous basons sur l’observation de la fréquence avec laquelle les choses se produisent, et non sur leurs probabilités effectives, nous avons donc tendance à juger que les malheurs associés à des coïncidences rares d’événements tragiques ne répondent pas à l’ordre naturel des choses. A partir de ce moment, la tendance à rechercher une explication d’un autre ordre est particulièrement forte et la sorcellerie, comme l’avait indiqué Evans-Pritchard, fournit précisément le lien entre deux (ou plus) séries causales indépendantes.
Les intentions malfaisantes
Le deuxième élément explicatif porte moins sur le caractère normal des événements observés que sur l’interprétation spontanée qui est faite de certains d’entre eux. Afin de construire notre argument, nous allons commencer par décrire certains travaux récents, menés dans le champ de la psychologie du développement, qui portent sur la détection des événements intentionnels. Nous renforcerons ensuite ces recherches par certaines considérations évolutionnaires sur la détection des événements intentionnels en général.
Lorsqu’on pense à l’environnement dans lequel les enfants se développent, il est important de remarquer à quel point certains « objets » jouent un rôle plus fondamental que d’autres. Ainsi, les autres êtres humains, et en particulier leurs parents, sont indispensables à leur survie ; il paraît donc raisonnable de supposer que certaines capacités précoces vont traiter de manière privilégiée ce type d’informations. C’est précisément ce que montrent un nombre croissant de recherches. Ainsi, de très jeunes enfants sont capables de détecter, parmi les événements dont ils sont témoins, les actions intentionnelles, car celles-ci impliquent, de la part de l’agent observé, un rapport spécifique aux objets vers lesquels son action est dirigée. De même, des indices comme l’expression faciale ou la direction du regard sont autant d’indicateurs du caractère intentionnel de son comportement. De récentes expériences semblent indiquer que les enfants de 12 mois sont capables de comprendre que les actions sont sous-tendues par une intention : ils sont par exemple surpris si une personne, après avoir regardé un objet donné avec une expression positive, saisit par la suite quelque chose d’autre (Phillips et al. 2002). Les enfants sont également capables d’« utiliser » leurs semblables dans leur exploration du monde. Ils détectent et tiennent notamment compte de la direction du regard d’autrui, qui leur sert d’indicateur lors des multiples explorations de leur environnement (Baron-Cohen 1991).
Les enfants semblent donc naturellement orientés vers la détection et l’interprétation de leurs semblables. La nature exacte des processus à l’œuvre est encore discutée. Pour certains, il s’agirait de mécanismes innés (modules) spécialisés dans la prise en charge de ce type d’informations[7] (Leslie 1991 ; Baron-Cohen 1995). Pour d’autres, il s’agirait davantage d’une activité constructive menée par les enfants, qui seraient néanmoins spécialement « attirés » par ce type d’informations (Wellman 2002). De nombreux travaux indiquent toutefois que, quel que soit le mécanisme à l’œuvre, il pourrait ne pas être lié à la détection spécifique des états mentaux individuels régissant les actions intentionnelles – ce qui est souvent implicitement impliqué par les psychologues du développement, qui visent à détailler la « théorie de l’esprit » élaborée par les enfants. Ainsi, les enfants tendent à attribuer spontanément des intentions à des objets qui n’ont que peu de traits communs avec des personnes – formes abstraites qui se meuvent sur un écran (Heider & Simmel 1944). Selon Premack, les bébés sont même capables de détecter si les interactions entre de telles figures géométriques sont positives – aide, caresse – ou négatives – attaque, empêchement (Premack & Premack 2003). Il semble donc que la focale d’analyse porte moins sur les agents que sur les actions intentionnelles elles-mêmes. Autrement dit, l’enfant pourrait être sensible à des distinctions qui portent sur la structure même des événements, indépendamment des agents qui les « réalisent » (Gergely et al. 1995). Un des traits essentiels, bien plus important que certaines caractéristiques corporelles humaines, est le fait que les objets impliqués dans ces événements intentionnels se meuvent de manière spontanée, l’origine de leurs mouvements n’étant pas située en dehors d’eux-mêmes (Premack 1990). Du coup, l’attribution spontanée d’intentions ne porte pas forcément sur d’autres êtres humains : elle peut porter sur d’autres sources non identifiées (Atran 2002).
Cette spécificité des « détecteurs » mis en œuvre par l’enfant prend sens une fois ceux-ci réinscrits dans une perspective évolutionnaire. Ainsi, il faut se souvenir que l’environnement social dans lequel les processus de sélection se sont exercés est loin de ne comprendre que des congénères bienveillants. Le milieu naturel est empli de dangers potentiels et, en particulier, d’agents dont il convient de se méfier au plus haut degré : les prédateurs. Le comportement de ces derniers correspond bien à celui de ces « objets autopropulsés » dont les enfants semblent faire si rapidement grand cas. L’angoissante possibilité de se transformer en proie explique la sélection adaptative de certains mécanismes voués à la détection de toute présence intentionnelle (Guthrie 1993). Nous serions aujourd’hui toujours équipés d’une telle capacité, qui nous rend hypersensibles à tout stimulus susceptible de révéler la présence d’agents intentionnels (Barrett 2000). Bien entendu, ces mécanismes de détection peuvent se déclencher en présence de phénomènes pour lesquels ils n’ont pas été sélectionnés[8]. Un nuage, par exemple, ou le bruit du vent dans les feuillages peuvent donner lieu à une identification de type téléologique[9] (Atran 2002). La peur qui frappe lorsqu’un branchage s’agite dans la nuit profonde d’une forêt résulte de cette manière spontanée et automatique, héritée de nos ancêtres, que nous avons de traiter ce type de stimuli.
Lorsque le malheur s’abat de manière inexpliquée sur une personne, une famille ou un groupe social, il arrive généralement, on l’a vu, que cette série d’événements ne corresponde plus à ce qui est attendu de l’ordre naturel des choses. Un autre type d’explication va alors s’élaborer et, étant donné l’hypersensibilité de nos mécanismes destinés à détecter les agents intentionnels, la tendance à supposer que ce qui arrive est en fait voulu s’impose fortement. L’expression de Jeanne Favret-Saada prend alors tout son sens : « Pour que ça se répète ainsi, il faut bien supposer quelque part un sujet qui le désire » (Favret-Saada 1977).
L’enfer, c’est les autres…
Avant de reconstituer, à l’aide des pistes explorées jusqu’ici, une hypothèse susceptible de rendre compte des caractères universels de la sorcellerie, il nous reste à apporter une dernière pièce à notre dossier. Cette fois-ci, c’est vers le complexe entrelacs des relations sociales que nous allons nous tourner.
Les travaux menés au sein de la théorie des jeux ont montré dans quelle mesure il est avantageux, pour les individus appartenant à un groupe social, de s’engager dans des collaborations à plus ou moins long terme (Axelrod 1992). Collaborer, c’est en effet avoir plus de mains pour travailler et plus d’yeux pour voir (Quine & Ullian 1978). Mais les effets positifs de la collaboration ne sont assurés que dans la mesure où de véritables échanges se mettent en place. Or, les chances d’être confronté à des tricheurs sont élevées. Tricher constitue en effet une opération très avantageuse : pour le dire de façon sommaire, tromper permet au manipulateur rusé de s’assurer le bénéfice d’un échange sans en payer le coût[10]. D’un point de vue évolutionnaire, on peut donc s’attendre qu’une telle stratégie soit sélectionnée. Mais, si le comportement de tricherie se généralise, ce sont alors les comportements coopératifs qui sont mis en danger (Krebs & Dawkins 1984). Le problème consiste ainsi à comprendre comment les sociétés humaines, dont la survie repose pour une large part sur la coopération, ont pu se mettre en place malgré le danger de dissolution que représente la tricherie.
L’environnement adaptatif qui nous concerne ici est donc celui de groupes où l’avantage de coopérer est contrebalancé par le risque d’être trompé. Dans un tel contexte, la pression évolutionnaire va favoriser le développement de mécanismes susceptibles de garantir les échanges en minimisant le risque d’être grugé (Gigerenzer 1997). L’individu se doit notamment de ne collaborer qu’avec ceux qui respectent les règles du jeu et il faut pour cela qu’il soit en mesure de reconnaître les différents partenaires potentiels lors des échanges sociaux. Nous disposons dans ce but d’une faculté hautement spécialisée dans la reconnaissance des visages – qui, nous l’avons vu, peut être spécifiquement atteinte. Par ailleurs, il est crucial de se souvenir de la tournure générale des interactions passées avec les autres individus (Cosmides & Tooby 1989). S’assurer de la bonne volonté d’autrui dans les échanges est si fondamental qu’il existerait, selon Cosmides et Tooby, un processus automatique de détection des tricheurs, c’est-à-dire une procédure spécialisée innée qui aurait pour fonction de vérifier si les contrats sociaux en cours sont bel et bien respectés (id. ibid. : 90). Il se pourrait même que la pression évolutionnaire liée aux avantages de la coopération ait entraîné la sélection de certaines émotions spécifiques. Sous cet angle, on comprend mieux la présence de certains sentiments moraux, la culpabilité par exemple. Cette dernière pourrait être une forme de châtiment qui résulte du fait de ne pas avoir respecté un engagement à une forme ou une autre de coopération (Boyer 2001)
Quelle que soit la nature exacte de cette faculté propre aux échanges sociaux, il est aisé de percevoir certaines des conséquences de sa mise en application dans la vie quotidienne. On peut en particulier prévoir une sensibilité extrême aux interactions impliquant des transferts de biens. De plus, une attention particulière va s’exercer sur les biens acquis par les membres de la collectivité[11]. Tout accroissement soudain de richesse tend ainsi à donner lieu à la suspicion : cet enrichissement subit pourrait en effet avoir été acquis par des moyens illicites et son bénéficiaire risque fort d’être suspecté de tricherie[12]. Dans ce contexte, il est intéressant de relever l’égalitarisme qui règne dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Bien souvent, un chef n’acquiert, et ne conserve, son rang qu’en faisant preuve d’une générosité qui le rend parfois encore plus pauvre que ses « administrés » (Clastres 1972). Au sein de ces tribus, ce qui est « juste » correspond ainsi à l’intérêt du groupe, alors que la poursuite égoïste de ses propres intérêts est jugée moralement condamnable (Wilson 2002). A vrai dire, les discours politiques contemporains indiquent bien, aux quatre coins du monde, le pouvoir de persuasion qui est toujours attaché à de tels principes…
Sorcellerie et séduction cognitive
Les développements qui précèdent peuvent être vus comme autant de fils explicatifs dont il nous faut maintenant tisser la trame en proposant une thèse générale. Rappelons tout d’abord que notre but était de rendre compte de la très large distribution de la croyance en la sorcellerie. La définition de base que nous en avons proposée désigne un ensemble de croyances qui attribue la responsabilité de malheurs inexpliqués[13] aux intentions malfaisantes d’individus munis de pouvoirs surnaturels : les sorciers.
Après avoir retracé les différentes manières dont le phénomène de la sorcellerie a été conçu, nous avons présenté les éléments qui, au sein d’une approche naturaliste, étaient susceptibles d’apporter quelque lumière sur ce phénomène. La première ligne explicative renvoyait à la manière spontanée dont nous considérons l’existence des événements naturels. Nous avons vu qu’il existe une tendance à envisager ce qui arrive autour de nous de manière « fréquentialiste » : les événements sont automatiquement classifiés en fonction de leur caractère habituel ou, au contraire, inaccoutumé. De ce fait, un cumul de « malchances », qui n’est pas exclu en termes probabilistes, est immédiatement détecté. Il existe alors une forte propension à rejeter son caractère « naturel ». Dans un deuxième temps, nous avons décrit différentes recherches qui montrent à quel point les êtres humains sont prompts à détecter, dans leur environnement aussi bien social que naturel, les événements impliquant des agents intentionnels. Ce mécanisme est tellement ancré dans le fonctionnement de notre esprit qu’il peut fort bien se déclencher en présence de phénomènes qui n’impliquent de fait aucune téléologie. Enfin, nous nous sommes arrêtés sur les arguments qui plaident en faveur de l’existence d’une faculté, dont le fonctionnement est largement implicite, qui aurait pour fonction de détecter les membres du groupe qui ne respectent pas les règles de la coopération.
L’explication de l’attrait exercé par la croyance en la sorcellerie réside en creux dans le résumé de notre démarche, et le lecteur attentif a probablement d’ores et déjà relié ces différents éléments en un tout cohérent. Le moment inaugural de la « pensée sorcière » réside généralement dans ce qui est considéré comme un acharnement du sort sur une personne, une famille ou un groupe social[14]. Une telle coïncidence d’événements funestes est spontanément jugée peu naturelle, conformément à notre vision « fréquentialiste » du monde. Cette dernière rend ainsi compte des nombreuses observations anthropologiques qui associent la sorcellerie à la répétition du malheur[15] (Augé 1982). Face au caractère étrange de ce qui arrive, une explication est alors recherchée. Comme les principes qui régissent le monde physique ne semblent pas être en jeu, c’est du côté des causes intentionnelles que se tourne l’enquête. Les amis ou alliés de ceux qui sont les victimes d’un sorcier l’affirment d’ailleurs clairement : ce qui arrive « n’est pas naturel » (Favret-Saada 1977). Cet acharnement du sort implique « quelqu’un qui le désire » (id. ibid. : 23). Si cette analyse se fait si spontanément, c’est en raison de notre très grande sensibilité aux événements de nature intentionnelle. Tout phénomène qui semble échapper aux régularités des causalités physiques est ainsi interprété, pour ainsi dire par défaut, comme étant de la responsabilité d’un agent intentionnel. Une fois ce caractère téléologique mis en évidence, il reste à identifier le responsable. Cette quête est à situer dans le contexte plus large de la coopération sociale : cette dernière est si précieuse et si facilement mise en danger que des mécanismes psychologiques semblent avoir évolué afin de contrôler le caractère égalitaire des échanges. En particulier, nous disposons probablement de quelque chose comme un « détecteur de tricheurs » qui, lors de la recherche de l’agent responsable d’une série de malheurs injustifiés, se déclenche spontanément. Deux types d’individus font alors l’objet d’une méfiance particulière. La suspicion se porte ainsi sur les personnes qui, récemment, ont vu leurs biens fructifier. L’idée est que le « sorcier » aurait soutiré, à son propre escient, une certaine quantité de force vitale à sa victime (Favret-Saada 1977). Si tel est le cas, il doit en résulter pour l’assaillant une forme ou une autre d’enrichissement, qui sera impitoyablement traquée[16]. Inversement, l’enquête peut se tourner vers ceux qui souffrent d’un déficit par rapport aux autres membres de leur groupe d’appartenance : les personnes âgées, les veuves, ou encore les bossus[17] (Kluckhohn 1944). Ces derniers sont en effet susceptibles de ressentir au plus haut point un sentiment qui est indissociable du tissu des échanges sociaux : l’envie. La balance de l’équité sociale pèse donc en leur défaveur, et il est aisé de comprendre pourquoi ils pourraient vouloir se venger…
32L’effet combiné des différents types de processus cognitifs spontanément activés lors des contacts avec l’environnement naturel et social permet ainsi de rendre compte de la raison pour laquelle, au sein de contextes géographiques et historiques fort différents, l’image du sorcier tend à émerger. Confronté à l’inexplicable violence du sort, l’esprit humain, dont le fonctionnement échappe pour une large part à tout contrôle conscient, résiste difficilement à la conclusion que ce malheur est le fruit d’une volonté intentionnelle et mesquine.
Conclusion : le sorcier absent
L’explication de la force d’attraction exercée par la sorcellerie que nous proposons repose sur la mise en évidence de « penchants naturels », propres au fonctionnement normal et généralement inconscient de notre esprit. Ces « pentes inférentielles » tendent à conduire les esprits confrontés aux malheurs inexpliqués à supposer qu’une intention malfaisante en est à la source – ou à considérer qu’une telle hypothèse, lorsqu’elle est émise par autrui, mérite d’être retenue. Dans de telles circonstances, tous les regards intérieurs convergent donc vers un sujet intentionnel qui a été comme dessiné « en creux » par ces processus inférentiels : le sorcier.
A moins d’admettre la réalité intrinsèque du sorcier, ce qui serait pour le moins curieux au sein d’une perspective naturaliste, les processus mentaux que nous avons détaillés jusqu’ici renvoient donc à un espace vide. Cela est d’ailleurs confirmé par la littérature anthropologique : en principe, personne ne s’identifie, sinon sous la torture, en tant que sorcier (Forge 1970 ; Favret-Saada 1977). Par contre, face à cet « appel d’air » symbolique, différentes solutions sociales ont pris forme. Ainsi, comme le sorcier est supposé agir à distance, on lui attribue de puissantes capacités surnaturelles qui sont en mesure de modifier le cours naturel des choses. Le monde du sorcier est donc celui de la magie, dont les propriétés débordent malheureusement le cadre de cette réflexion[18]. Par ailleurs, si le sorcier n’est pas à proprement parler un personnage public, il n’en est pas de même de son adversaire, le désenvoûteur. Ce dernier est également censé posséder une force intérieure d’un genre particulier, mais qu’il a choisi d’utiliser « pour le bien » (Favret-Saada 1977). En se mettant à disposition des victimes, le désensorceleur tente de renverser l’ordre « surnaturel » des choses imposé par le sorcier. Une des ressources dont il dispose pour satisfaire cet objectif consiste à utiliser la magie dans des procédures qui visent à « rendre le mal pour le mal ». Pour ceux sur qui le malheur s’est abattu avec trop de violence, consulter un désenvoûteur représente ainsi une démarche aux vertus thérapeutiques. En effet, le travail de désenvoûtement implique une transformation radicale de l’état d’esprit des victimes : leur accablement, qui contribuait à la dégradation de leurs conditions de vie, se transforme en colère (Evans-Pritchard 1937 ; Favret-Saada 1977). Lorsqu’un désenvoûtement est réussi, c’est généralement parce que l’agressivité qui a été réveillée par le désensorceleur redonne un sens et une énergie à ceux qui se jugeaient sous la dépendance d’une volonté autre[19].
Le travail du désenvoûteur s’inscrit donc au cœur des dispositifs d’échanges dont nous avons relevé l’importance. Une part essentielle de son travail consiste à identifier le ou les responsables du malheur pour lequel il a été convoqué. La magie qu’il met alors à l’œuvre réside dans sa connaissance intime des réseaux d’interactions sociales. Le désenvoûteur est bien le dépositaire d’un secret, qui a été remarquablement décrit par Eric de Rosny. Din, un antisorcier (ndimsi) du Cameroun, a en effet accepté de lui faire partager certaines étapes du processus d’initiation, qui le conduit finalement à une vision. A un moment donné, tout se dévide devant lui comme une bobine cinématographique. La vision après laquelle il courait est effroyable : c’est la révélation de la violence qui est inscrite au cœur même des relations humaines. La société est organisée pour cacher à ses membres la violence qui peut se déchaîner entre eux et les retourner les uns contre les autres à tout moment (Rosny 1981). Le bon désenvoûteur, qui a regardé en face cette violence prête à rompre le tissu social, est alors en mesure de recoudre, tant bien que mal, des relations distendues par la jalousie et la haine.
Au terme de ce parcours, la présence envoûtante de la sorcellerie au sein de si nombreuses sociétés humaines se fait moins mystérieuse. Les penchants naturels de l’esprit des individus les conduisent, lorsqu’ils sont confrontés à l’énigmatique présence du malheur, à y discerner une intention maléfique. Cette suspicion dessine ainsi en creux l’image d’un responsable contre lequel il faut prendre des mesures de rétorsion. Les inclinations naturelles du système cognitif sont ainsi suffisamment fortes pour que l’on retrouve, parmi certaines solutions culturelles retenues par l’histoire des hommes, un surprenant air de famille.
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Résumé
La sorcellerie peut être définie comme la croyance selon laquelle le malheur inexpliqué est dû à l’intention maléfique d’individus dotés de pouvoirs surnaturels. Si des croyances de ce type existent aux quatre coins du monde, peu de travaux ont tenté de rendre compte de cette très large diffusion, qui semble dépendre de certaines constantes de l’esprit humain. L’objectif de cet essai consiste à puiser dans le corpus de plus en plus riche des sciences cognitives afin de mettre en évidence les mécanismes psychologiques qui assurent à la sorcellerie son « succès » culturel. Les « penchants » de l’esprit qui sont discutés concernent l’appréhension du déroulement normal des événements naturels, la détection des actions intentionnelles et les mécanismes sous-tendant la régulation de la coopération. La combinaison de ces attentes spontanées explique pourquoi la sorcellerie est souvent à même de jouer un rôle d’« attracteur représentationnel ».
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[1] Ce qui est défendu ici correspond à une forme de « réductionnisme modéré » : pour aborder des phénomènes culturels complexes, il peut être pertinent de les décomposer en des éléments plus élémentaires qui peuvent donner « prise » à l’analyse. Cela n’implique pas que certaines entités sociales ou institutionnelles ne possèdent pas des caractéristiques émergentes qu’il serait absurde de vouloir réduire à des composants plus « simples ». Pour une discussion de la différence entre « réductionnisme » et « réductivisme », voir Kaufmann & Clément à paraître.
[2] Pour une présentation de ce nouveau courant de recherche, voir Clément à paraître.
[3] Il convient ici de résister à la tentation d’affirmer que l’universalité de la croyance en la sorcellerie serait causalement déterminée par des caractéristiques psychologiques humainement partagées. Tout d’abord, le phénomène de la sorcellerie, s’il est très largement diffusé, n’est pas pour autant universel : il existe en effet des sociétés où il n’a pas été « répertorié ». De plus, bien que les univers symboliques qui contiennent des éléments de sorcellerie présentent un indéniable « air de famille », leurs contenus peuvent néanmoins varier. L’approche naturaliste ne vise donc pas à isoler le « moule psychologique » universel qui donnerait naissance à toutes les croyances en la sorcellerie. Il s’agit plutôt de montrer comment la manière spontanée dont des types d’information sont pris en charge tend à rendre certaines représentations symboliques particulièrement saillantes pour l’esprit humain. Autrement dit, il convient d’expliquer pourquoi certaines idées sont plus « contagieuses » que d’autres (Sperber 1996).
[4] D’autres illustrations de cette sorcellerie « bien de chez nous » sont proposées par Dominique Camus (1997). Par ailleurs, Tanya Luhrmann a récemment montré combien les pratiques et croyances liées à la sorcellerie étaient en mesure de susciter les passions, y compris au sein d’une population citadine instruite (Luhrmann 1989).
[5] Dans un tout autre contexte culturel, Kluckhohn a également montré que le diagnostic de sorcellerie n’est accepté que lorsqu’une maladie dure et qu’elle est mystérieuse du point de vue navajo – elle n’est plus « naturelle » (Kluckhohn 1944 : 31).
[6] On peut ici se référer notamment à Elster 1994.
[7] Le cas de l’autisme est interprété dans ce contexte comme une atteinte aux fonctions mentales spécifiques qui permettent habituellement aux sujets de prendre en compte les états mentaux d’autrui (Baron-Cohen 1995).
[8] Dan Sperber propose de parler de « domaine propre » pour désigner les conditions pour lesquelles un mécanisme a été sélectionné, et de « domaine actuel » pour les conditions dans lesquelles le mécanisme s’applique effectivement (Sperber 1985).
[9] Il ne s’agit pas dans ce cas d’une interprétation consciente de type intentionnaliste propre à ce que Dennett appelle la « posture intentionnelle » (Dennett 1990). Le mécanisme dont il est question ici fonctionne de manière spontanée, automatique, à la recherche de l’agent responsable de l’événement en question.
[10] Il existe un certain nombre d’éléments qui tendent à prouver que la « tricherie » est également présente chez d’autres espèces de primates, notamment les chimpanzés (Whiten & Byrne 1988).
[11] Cette comparaison spontanée entre ce qui est possédé par différents individus ne semble s’exercer que pour les membres du même groupe social. Du coup, il est plutôt rare que les personnes possédant beaucoup plus de richesses, mais appartenant à une classe / caste différente, soient sujettes à une réaction aussi fortement négative. Ainsi, il a été souvent relevé dans la littérature que les accusations de sorcellerie se distribuent entre des individus possédant un statut social similaire (voir, par exemple, Evans-Pritchard 1937).
[12] Au sein d’une forme spécifique de coopération, la communication, la nécessité de détecter la « tricherie » (i.e. le mensonge) semble avoir entraîné l’émergence d’un mécanisme spécifique dont la fonction consiste à trier les informations communiquées par autrui : on peut parler dans ce cas de « filtre cognitif » (Sperber 2000 ; Clément 2001).
[13] On pourrait se demander si, en plus d’être inexpliqués, ces événements sont injustifiés. Il existe en effet une tendance psychologique à croire que le monde dans lequel nous vivons est, fondamentalement, un monde juste. Cette croyance pousse bien souvent les gens à justifier le malheur d’autrui en remarquant que, d’une manière ou d’une autre, celui-ci a été mérité (Lerner 1980). Les racines de cette propension sont probablement à rechercher dans le lien que les jeunes enfants effectuent entre une mauvaise action – voler des pommes – et certaines conséquences négatives – tomber dans un ruisseau (Piaget 1969). La nature des processus qui sont à l’œuvre ici est aujourd’hui encore discutée (Kister & Charlotte 1980 ; Springer & Julie 1992). Dans le cas de la sorcellerie, la victime juge généralement que son malheur est injustifié. Mais nous avons vu que, notamment dans les cas où la victime ensorcelée avait fait preuve d’avarice, l’avis des témoins peut être différent : dans un sens, celui qui a « trop » mérite d’être ramené dans le cercle des égaux. L’accumulation de richesses le met ainsi en position non seulement de victime mais également de suspect potentiel.
[14] Le format chronologique s’est imposé ici essentiellement pour des raisons didactiques. En fait, le schéma de la sorcellerie n’obéit pas forcément à cette succession « logique ». Des inimitiés ou des jalousies peuvent par exemple préexister à l’avènement d’un malheur, qui sera ensuite réinterprété dans les termes de ce conflit. Il n’y a ainsi pas vraiment d’ordre dans lequel les composants cognitifs de la sorcellerie ont à être systématiquement activés : c’est leur activation simultanée qui tend à produire une interprétation en termes de sorcellerie.
[15] En fait, le caractère « anormal » de ce qui est observé tend à être inféré aussi bien lorsqu’une série de malheurs s’abattent sur une personne que lorsque celle-ci est victime d’un malheur particulier, résultat d’une coïncidence « incroyable » d’événements fortuits. L’interprétation spontanée, de nature fréquentialiste, de ces phénomènes tend à en déduire qu’ils ne peuvent pas être le fruit du hasard.
[16] De nouvelles épidémies d’accusations de sorcellerie ont récemment fait leur apparition au sein de l’Afrique la plus urbaine. Elles sont dirigées spécifiquement sur ceux qui ont le plus profité des nouvelles conditions économiques : les nouveaux riches (Geschiere 2001).
[17] Nous laissons au lecteur le soin de se reporter à sa propre version de la sorcière « typique » : ne s’agirait-il pas par hasard d’une vieille femme laide et bossue ?
[18] Une étude naturaliste de la magie est encore à proposer. D’excellentes pistes peuvent d’ores et déjà être explorées : Rozin & Nemeroff 1990 ; Rosengren et al. 2000 ; Subbotsky 2002.
[19] Jeanne Favret-Saada donne l’exemple d’un couple accablé par le malheur qui refusait de croire aux « sauvageries ». Chrétiens, ils ne pouvaient se résoudre à « rendre le mal pour le mal ». Ils en étaient réduits à penser que toute cette souffrance était un don de Dieu, ce qui ne laisse pas beaucoup d’initiatives (Favret-Saada 1977 : 138-160).