Lien vers la brochure en pdf : Les antinucléaires de Bure face à la surveillance 3
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Texte de la brochure :
Le dossier d’instruction, auquel Mediapart et Reporterre ont pu avoir accès, révèle une conception particulière de l’exercice des droits de la défense : des centaines de messages soumis à la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients y figurent, alors qu’ils devraient être protégés par le secret professionnel. Par ailleurs, l’un des avocats du mouvement a lui-même été surveillé avant d’être mis en examen.
C’est un rapport de trente-sept pages annexé au dossier d’instruction — qui en compte déjà 15.000 — ouvert en juillet 2017 contre les opposants au projet d’enfouissement des déchets radioactifs (Cigéo) à Bure, dans la Meuse. Trente-sept pages de conversations téléphoniques retranscrites dans un dossier qui ne lésine pas sur les écoutes : d’après nos calculs, 85.000 conversations ont été interceptées par les gendarmes dans ce dossier. Si l’ensemble de cette surveillance de masse pose des problèmes éthiques, ces extraits-ci soulèvent des questions déontologiques : leur retranscription porte atteinte au secret professionnel qui, en droit, protège les échanges entre clients et avocats.
Le 20 juin 2018, une perquisition a eu lieu chez l’une des mises en examen de cette information judiciaire, ouverte en juillet 2017 après deux départs d’incendie dans l’hôtel-restaurant du Bindeuil le 21 juin. Un ordinateur et trois téléphones y ont été saisis. Devant l’impossibilité pour les gendarmes de retranscrire les conversations Signal (un logiciel chiffré) de l’un des téléphones, le juge d’instruction a ordonné son transfert au Centre technique d’assistance (CTA) de la gendarmerie, une cellule spécialisée dans le décryptage de données numériques et soumise au secret défense. Le magistrat demande de « procéder au déchiffrement des mots de passe et à la mise au clair des données chiffrées ». Transmise au magistrat instructeur le 4 septembre 2019, le rapport du CTA reproduit in extenso 800 messages contenus dans le téléphone, échangés entre février et juin 2018. La confidentialité de ces échanges ne fait guère de doute. D’abord parce que dès la première page, qui répertorie les contacts du téléphone, de nombreux avocats sont mentionnés comme tels. Il est donc très facile de vérifier qui sont les interlocuteurs des conversations retranscrites dans les pages suivantes.
Ensuite, parce que la teneur de ces conversations porte essentiellement sur différentes procédures judiciaires impliquant des militants à Bure. D’après nos calculs, 250 messages concernent des échanges entre celle qui n’est pas encore mise en examen et quatre avocats. Par souci du respect de la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients, nous ne reproduirons pas ces messages ici. Mais nous les avons lus dans leur intégralité et ils traitent, dans leur immense majorité, de la stratégie de la défense discutée entre elle et les avocats et de questions logistiques autour des procès qui se tiennent à ce moment-là.
Les échanges entre les avocats et leurs clients sont strictement encadrés par la loi. Selon l’article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971, « en toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou dans celui de la défense, les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-ci (…) sont couvertes par le secret professionnel ».
S’il ne pouvait empêcher leur retranscription par le CTA, le juge d’instruction aurait pu s’interroger sur la régularité de leur versement au dossier. L’article 100-5 du Code pénal précise même : « À peine de nullité, ne peuvent être transcrites les correspondances avec un avocat relevant de l’exercice des droits de la défense. »
Contacté par Reporterre et Mediapart, Kévin le Fur n’a pas souhaité répondre à nos questions, au nom du respect du secret de l’instruction. Le procureur Olivier Glady nous a quant à lui affirmé ne pas avoir connaissance de ce rapport : « Je n’ai pas une connaissance immédiate de ces pièces. Mon avis technique, je le réserve, et mon avis moral n’intéresse personne. »
Mais ce rapport n’est pas le seul élément dans ce dossier qui questionne sur la prise en compte de l’exercice des droits de la défense. Autre acte faisant entorse aux droits de la défense : la mise en examen de l’avocat Étienne Ambroselli. Spécialisé dans le droit de l’environnement, impliqué dans la bataille juridique contre Cigéo et connu comme défenseur des militants de Bure, l’avocat parisien a été mis en examen dans ce dossier le 14 août 2019 pour participation « à un attroupement après les sommations de dispersion » ainsi qu’« à un groupement formé ou une entente établie en vue de la préparation d’un ou plusieurs délits », en l’espèce « l’organisation et la réalisation d’une manifestation illicite ». Pour ce délit d’association de malfaiteurs, il encourt jusqu’à dix ans de prison et 150.000 euros d’amende.
La justice ne pouvait ignorer le rôle central de Me Étienne Ambroselli dans la défense des militants de Bure. Dans un procès-verbal, les gendarmes notent qu’il est très souvent nommé par les activistes pour les défendre. « La mise en examen d’un avocat, en soi, n’est pas interdite, explique Norma Jullien Cravotta, l’avocate d’Étienne Ambroselli. En revanche, elle pose question dès lors que l’enquête dans le cadre de laquelle elle intervient est susceptible de porter atteinte au secret professionnel de l’avocat. Même lorsqu’un avocat est mis en examen pour des faits qui relèvent, a priori, de sa vie privée, les investigations menées peuvent porter atteinte aux conditions de son exercice professionnel, voire empêcher l’avocat d’exercer son métier. La question se pose sérieusement dans le cas d’Étienne Ambroselli. »
Que lui reproche le juge d’instruction ? Le 15 août 2017, l’avocat a été identifié par les gendarmes en tête du cortège qui s’ébranle dans la principale rue de Bure pour dénoncer le projet Cigéo. Il poussait un fauteuil roulant où avaient pris place une jeune femme et son nourrisson. La préfecture avait délivré un arrêté interdisant le rassemblement. De nombreux gendarmes mobiles encadraient la marche. Des manifestants avaient le visage masqué et portaient des lunettes de protection contre les gaz lacrymogènes. Certains brandissaient des panneaux de circulation en guise de boucliers. D’autres déambulaient sans protection particulière.
Sur les photos, dont certaines prises par hélicoptère et consignées dans le dossier d’instruction, Étienne Ambroselli quitte la tête de cortège en direction de l’escadron de gendarmerie, qui bloque la route quelques dizaines de mètres plus haut. On le voit parler aux gendarmes, puis repartir vers la manifestation, toujours accompagnée de cette amie avec son enfant, croiser un manifestant, rejoindre le cortège. À cet instant, des pierres ont commencé à voler à l’encontre des forces de l’ordre.
Pour les enquêteurs, ces images révèlent un « baby-bloc », c’est-à-dire une manœuvre de diversion perpétrée par l’avocat et son amie : ils auraient délibérément détourné l’attention des gendarmes pour que les activistes fourbissent leurs armes et se préparent à l’affrontement. Quant à l’« individu vêtu de noir portant un masque de hibou » qui paraît discuter avec Étienne Ambroselli sur le chemin du retour, il « semble donner des “instructions” aux individus composant la tête de cortège », expliquent encore les gendarmes.
Fait aggravant selon les gendarmes : Étienne Ambroselli « porte une tenue vestimentaire similaire aux autres manifestants » : « habillé de noir, arborant un tissu de couleur violette ».
Lors de sa garde à vue, l’avocat a démenti le récit des enquêteurs : « L’objet de mon contact avec les gendarmes mobiles était de savoir si nous pouvions passer et circuler librement sur l’axe. Je voulais savoir ce qu’ils nous proposaient comme itinéraire. Notre objectif annoncé était de faire un goûter dans un champ à Saudron (un village proche), dans un endroit où il n’y a rien. Je ne vois pas où était le problème. »
Pour le juge d’instruction, au contraire, Étienne Ambroselli ne pouvait ignorer que des objets allaient être jetés contre les gendarmes. Là encore, l’avocat a démenti : « Moi, j’y suis allé, il n’y avait rien, je n’aurais pas pris le risque de recevoir des projectiles avec le bébé présent. Je voulais savoir par où on pouvait accepter de nous laisser passer. » Et ajouté : « C’était même dangereux pour nous trois, dont le bébé. J’ai eu peur. »
Aux dénégations de l’avocat, les gendarmes opposent leurs photos et déploient toutes les techniques d’analyse d’image à leur disposition pour appuyer leur thèse accusations : arrêts sur image, zooms, légendes commentées dans d’épaisses flèches bleues : « Ambroselli poussant un fauteuil roulant », « Ambroselli revient sur ses pas et dépasse la tête de cortège », « manifestants lançant des pierres sur les gendarmes mobiles après le passage de Ambroselli au niveau de la tête du cortège ».
Les gendarmes pensent ensuite reconnaître l’avocat sur des photos prises plus tard dans la même journée, alors que des affrontements opposaient manifestants et forces de l’ordre. Les clichés — sombres et flous — d’un homme en noir équipé d’un masque à gaz, puis une silhouette recouverte d’une veste bleue lui ont été présentés lors de son audition devant le juge d’instruction. « Ce n’est pas moi, je suis désolé. Vous imaginez le matériel ? Je n’en porte pas », répond-il au magistrat. Les enquêteurs ont grossi au maximum une image de l’homme en bleu et écrivent : « porte des chaussures de ville à semelle usée ». Ne s’agit-il pas des chaussures de l’avocat ? À la fin de cette longue séquence du dossier d’instruction, le mystère reste irrésolu.
Selon Kévin Le Fur, l’ensemble des éléments réunis par les gendarmes « constituent des indices graves et concordants laissant à penser qu’Étienne Ambroselli aurait pu participer, en qualité d’auteur, à une entente établie en vue de permettre aux manifestants de préparer librement des projectiles par la suite jetés à destination des forces de l’ordre ».
Le 20 juin 2018, près d’un an avant sa mise en examen, le magistrat a fait perquisitionner le domicile parisien de l’avocat, qui lui sert aussi de cabinet. Les protestations du représentant de la bâtonnière de Paris, également présent, n’y ont rien changé : deux ordinateurs portables, une tablette, un téléphone portable, huit clefs USB et trois disques durs externes ont été saisis par les gendarmes. L’avocat a été placé en garde à vue pendant 32 heures à la gendarmerie de Toul, où il a subi un prélèvement ADN.
Mais cinq jours plus tard, le juge des libertés de Bar-le-Duc, saisi par le conseil de l’ordre des avocats de Paris, a ordonné la restitution immédiate du matériel, la destruction du procès-verbal de mise sous scellés et la « cancellation » — l’annulation — de toute référence à ces objets dans le dossier de procédure. La magistrate qui a rendu ce jugement s’appuyait sur « la violation cumulée » des principes de libre exercice de la profession d’avocat, de respect du secret professionnel et des droits de la défense. Dans un communiqué, le barreau de Paris « se félicit[ait] que le juge d’instruction n’ait pas voulu mettre en examen Monsieur Ambroselli, le laissant sous le statut de témoin assisté malgré les réquisitions du parquet et de la décision du juge des libertés de la restitution de l’intégralité des objets saisis. C’est une grande victoire pour la protection des droits de la défense et de l’intégrité des avocats ».
Le 4 juin 2018, Kévin Le Fur n’avait pas hésité à demander l’interception des communications d’Étienne Ambroselli pour une durée de quatre mois. La mise sous écoute des avocats est autorisée mais strictement encadrée par le Code de procédure pénale, elle ne peut être mise en place que si la peine encourue est supérieure ou égale à deux ans, ce qui est le cas ici, mais « aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d’un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d’instruction ». D’après les éléments du dossier que nous avons pu consulter, le bâtonnier de Paris a été informé de cette interception le 4 juin 2018.
Après vingt-et-un jours d’écoute, le juge d’instruction s’est ravisé. « Le 26/06/2018, sur demande du juge mandant qui nous contacte téléphoniquement, nous mettons immédiatement fin à l’interception de la ligne susmentionnée », écrivent les gendarmes dans un procès-verbal de synthèse. Et de préciser : « Mentionnons que sur la période d’interception, soit du 05/06/2018 au 26/06/2018, aucune communication intéressant l’enquête n’est interceptée. Aucune retranscription n’est effectuée. »
Ce n’est pas tout : entre le 18 mai et le 23 juin 2018, le téléphone de l’avocat a également été géolocalisé en temps réel. À nouveau une possible entrave à la confidentialité des échanges avec ses clients. Les comptes bancaires d’Étienne Ambroselli ont été scrutés et ses relevés bancaires sur plus d’un an versé au dossier de l’instruction : les virements reçus et émis ainsi que l’historique de ses dépenses et achats entre janvier 2017 et avril 2018 ont été archivés. « Des investigations visant à obtenir les relevés bancaires d’un avocat par exemple, posent question, explique Norma Jullien Cravotta, avocate d’Étienne Ambroselli. Ils peuvent faire apparaître des versements d’argent relatifs aux dossiers sur lesquels travaille l’avocat et révéler ainsi des informations protégées par le secret professionnel et la confidentialité des échanges. »
Plus problématique encore : Étienne Ambroselli a aussi été intégré à plusieurs schémas du logiciel de la gendarmerie Anacrim sur son rôle et son implication dans le mouvement : on y voit les noms des personnes avec qui il a été en contact pour l’achat d’une maison à Mandres-en-Barrois, un village proche de Bure, mais aussi les photos de sa prétendue « participation à la manœuvre black bloc », ainsi que les visages et coordonnées téléphoniques des militants anti-Cigeo avec lesquels il est le plus en contact. Ses liens avec la « Legal Team », qui donne des informations juridiques aux activistes, sont signalés. Un appel en particulier apparaît dans le schéma : celui passé à Me Ambroselli par une future mise en examen identifiée par les gendarmes comme membre de cette « Legal Team », le 21 juin 2017, jour de l’incendie de l’hôtel-restaurant le Bindeuil. Cet échange a fait l’objet d’une interception, mentionnée en tant que telle. Ce même jour, l’avocat a quitté Paris pour se rendre à Bure, selon ce même schéma. Mais, en tant qu’avocat du mouvement, les relations de Me Ambroselli sont présumées être des relations professionnelles.
Dans un arrêt du 6 décembre 2012, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) rappelait l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme sur « la protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients » : « Les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique : la défense des justiciables. Or, un avocat ne peut mener à bien cette mission fondamentale s’il n’est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels. » La jurisprudence de la CEDH sur ces questions est sans ambiguïté : le 1er décembre 2015, saisie pour la consultation d’extraits de compte bancaire d’une avocate portugaise dans le cadre d’une procédure pénale, la CEDH conclut à la violation de l’article 8 de la Convention. En février 2015, dans une autre décision, la Cour « rappelle que l’interception des conversations d’un avocat avec son client porte incontestablement atteinte au secret professionnel ».
Pour la CEDH, la consultation des comptes bancaires des avocats, mais aussi leurs interceptions téléphoniques, les « opérations de surveillance discrète » et les perquisitions effectuées au cabinet ou au domicile d’un avocat sont des violations de cet article 8.
Utilisateur d’un seul téléphone, Me Étienne Ambroselli reçoit des appels privés et professionnels sur sa ligne. Impossible de distinguer clairement les conversations qui relèvent du travail et de sa vie personnelle. « Je ne suis pas scindé entre moi et l’avocat, tout ça est intimement lié, c’est sans doute ce qui les embête le plus, réagit l’avocat auprès de Reporterre et Mediapart. Ils voudraient départager le « mauvais » citoyen de l’avocat qui fait son travail, mais chez moi, tout cela est imbriqué. »
En tant qu’avocat des militants de Bure, Me Étienne Ambroselli se retrouve forcément en contact multiple et répété avec eux car ils sont ses clients. Et donc au carrefour de relations analysées par la justice comme participant d’une association de malfaiteurs, dans le cadre de cette information judiciaire.
Contacté par Mediapart et Reporterre, le procureur de la République de Bar-le-Duc, Olivier Glady, ne souhaite pas « commenter » cette mise en examen : « Tout ce que peux vous dire, c’est qu’elle a été entreprise par le juge au regard des faits dont il est saisi. Étienne Ambroselli n’a pas dû estimer qu’elle était infondée, sinon il aurait interjeté appel. » Concernant la mise sur écoute de l’avocat, sa géolocalisation et l’enquête sur ses comptes bancaires, le procureur poursuit : « La seule réponse que je puisse vous faire, c’est que tout ou une partie du dossier a été validé par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nancy et même par la Cour de cassation. » L’avocat avait six mois pour interjeter appel de la décision du juge de le mettre en examen, ce qu’il n’a pas fait.
« Ils cherchent à nous occuper l’esprit, qu’on ne pense plus qu’à ça, considère Étienne Ambroselli. Moi, ma position est de faire comme si de rien n’était. Tout cela est dérisoire, n’a aucun sens. Oui, on aurait pu faire une guérilla judiciaire, mais cela aurait été vain, stressant et épuisant. J’ai plein d’autres choses à faire. Je préfère dégonfler cette baudruche plutôt que l’alimenter. » En novembre 2019, Reporterre et Mediapart ont rencontré Étienne Ambroselli. Il conteste formellement les accusations portées contre lui : « Je ne donne pas d’ordres aux black blocs, je ne les organise pas. L’organigramme est faux. Ils voient des choses maléfiques dans le fait que des gens se rencontrent. » Il ajoute : « C’est normal, ce qui m’arrive. On lutte contre l’État, pas juste contre des intérêts économiques. Le monde du nucléaire n’est pas un monde d’ingénieurs polis. C’est celui de l’État répressif, caricaturalement aveugle à toute critique. Je suis contre l’État nucléaire et je continuerai à m’y opposer. »
Sa fonction et son statut d’avocat ne le protègent en rien de la suspicion des enquêteurs. Au contraire : parce qu’il défend des militants, parce qu’il parle avec des membres de la « Legal Team » de Bure, et parce que, personnellement, il participe au mouvement antiCigéo sur place, il est vu par les gendarmes comme un membre actif de la contestation.
Seule différence avec les autres mis en examen soumis à un strict contrôle judiciaire, Étienne Ambroselli échappe jusqu’à présent à cette obligation. Il continue donc d’exercer son métier d’avocat, y compris à Bure. Quand c’est le cas, le juge d’instruction Kévin le Fur, également sollicité sur des audiences correctionnelles, se déporte de la présidence des séances lorsque le défenseur qu’il a mis en examen vient plaider.
Les méthodes intrusives de l’instruction de Bure passent-elles outre le statut d’avocat d’Étienne Ambroselli ? Il a été surveillé comme n’importe quel autre militant visé par la procédure. Mais le secret professionnel qui, en droit, protège ses échanges avec ses clients est une pierre angulaire de la démocratie. De la même manière que les journalistes doivent pouvoir garder confidentielle l’identité de leurs sources, un défenseur doit pouvoir communiquer avec ses clients sans que l’État ne connaisse la teneur de ses propos. Au-delà du cas particulier d’Étienne Ambroselli, son traitement par la justice dans cette information judiciaire doit alerter toutes celles et ceux qui ont à cœur de préserver la confidentialité comme une condition de nos libertés à toutes et tous.
Pour que cesse le confinement de notre lutte et de nos amitiés
Depuis deux ans, une instruction judiciaire démesurée s’abat sur des militants qui s’opposent au projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires. Elle est menée d’une façon qui constitue une atteinte grave aux droits de la défense et aux libertés. Dans cette tribune, publiée en commun avec Mediapart, les « mis en examen » prennent la parole et demandent la fin de cette instruction inique.
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Ce texte est porté par des personnes mises en examen dans le cadre de l’information judiciaire ouverte sur des militants de Bure. Il a été rédigé par le biais de complexes allers-retours du fait de leurs contrôles judiciaires qui les obligent à « s’abstenir de rentrer en relation » entre elles. Par cette tribune, elles souhaitent se réapproprier tant bien que mal une expression collective face à cette répression atomisante.
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Ne pas avoir le droit de voir des amis. Leur faire courir un risque grave si on essayait malgré tout. C’est la douloureuse réalité de dizaines de millions de personnes depuis plus d’un mois. C’est la nôtre depuis bientôt deux ans. Deux ans, rien que ça, mais sans apéros en visioconférence et sans coup de fil pour savoir si ça va. Rien que des bribes de nouvelles qui passent de proche en proche : « X a pas mal déprimé ces derniers mois mais ça va mieux, tu lui manques », « Y s’est marié, tu ne savais pas ? », « Z vient d’être ajouté au dossier, tu ne peux plus lui parler non plus, je suis désolée ». Des choses comme ça, abstraites, désincarnées.
Deux ans que le quotidien de nos vies et de notre lutte ont basculé : tout a été soudainement arrêté, suspendu le temps d’un enfermement de plusieurs jours en garde à vue, et tout a dû être réorganisé depuis, en entamant nos libertés fondamentales. Deux ans d’interdiction de se déplacer librement, d’interdiction de se réunir librement, de s’exprimer librement, de se défendre librement. Le risque ? Directement la prison « en détention provisoire » pour non-respect du contrôle judiciaire, comme l’un de nous en a fait l’amère et trop longue expérience pendant plusieurs mois.
Cette histoire ne commence pas avec un virus, mais tout comme. Elle commence avec l’idée de réunir les déchets radioactifs les plus dangereux produits par l’industrie nucléaire au même endroit, dans la Meuse, et de les enterrer 500 mètres sous terre, au mépris des générations futures et surtout des populations locales actuelles à qui on avait promis un simple laboratoire de recherche et des emplois à la clef. Depuis 30 ans, une résistance se met en place, avec des hauts et des bas. En juin 2016, elle a trouvé un nouveau souffle avec l’occupation du site. En juin 2017, une instruction pour « association de malfaiteurs » (article 450-1 du Code pénal, tout droit venu des « lois scélérates » des années 1890) a été ouverte en lien avec plusieurs manifestations et actions menées contre le projet. En juin 2018, après des mois d’écoutes, de surveillance et d’intimidation, sont arrivées les premières mises en examen, assorties de leurs contrôles judiciaires s’apparentant d’ores et déjà à une peine.
Cela fait donc presque deux années passées à se sentir les objets d’une traque d’État, à se méfier du téléphone, à ne plus parler de nucléaire qu’à voix basse, à ne plus pouvoir se projeter dans l’avenir sous cette épée de Damoclès. Deux longues années sous contrôle judiciaire à ne pas pouvoir se prendre dans les bras, à ne pas pouvoir se donner des nouvelles, à ne même pas pouvoir accomplir ce geste humain d’écrire à un ami en prison pour lui dire qu’on pense à lui. Deux années à réfléchir à l’organisation de la moindre réunion pour ne pas se rencontrer, à se reposer sur d’autres pour se répartir les évènements, à calculer à l’avance nos déplacements.
Tout ça pour quoi ? Peut-être parce qu’un ministre, oublié depuis, a voulu montrer ses muscles ? Ou parce que notre juge d’instruction espère une promotion en faisant du zèle ? Ou bien parce que Cigéo doit se faire coûte que coûte afin que l’industrie nucléaire se perpétue ? En lisant ces articles dans la presse, qui ont le mérite de donner une vue d’ensemble de l’enquête, de ses moyens technologiques, de son ampleur et de sa puissance, on prend conscience d’une évidence qui vient se nouer dans le ventre : nous avons été un laboratoire pour leur « monde d’après »… Aujourd’hui plus que jamais, nous ne nous résignons pas à laisser ce mécanisme continuer de nous écraser, nous voulons, nous devons l’enrayer. Alors nous reprenons la parole pour réaffirmer six vérités simples dans cette affaire :
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- Le nucléaire a toujours été et reste un scandale sans nom. Il nie toute démocratie, fait prendre des risques inconsidérés aux populations, pollue des territoires entiers, exploite les populations des pays producteurs d’uranium, et sert des intérêts financiers et militaires démentiels ;
- Dans cette enquête judiciaire, malgré des mètres cubes de saisie de matériel, des gigaoctets de données saisies et les milliers d’heures d’interception téléphonique (16 ans cumulés selon Mediapartet Reporterre), les mises en examen, dont la nullité a été soulevée par nos avocat⋅es, s’appuient sur des dizaines de milliers de pages d’une vacuité sidérale ;
- Cette instruction a déjà, à elle seule, coûté au moins 20 fois plus d’argent public que le coût des dégradations qui l’ont motivée au départ ;
- La mise en examen d’un avocat du mouvement (et son interdiction par là même d’exercer dans le cadre de cette enquête) est une atteinte grave aux droits de la défense. Elle vient s’ajouter aux nombreuses partialités et pratiques inacceptables dont le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc a fait preuve à moult reprises envers les opposant.e.s au projet Cigéo (en témoigne un rapport édifiant et lapidaire de la LDH en 2018) ;
- L’instruction pour association de malfaiteurs sert essentiellement deux buts : d’une part désorganiser la lutte contre Cigéo, et d’autre part alimenter un renseignement de fond sur les mouvements contestataires français et européens ;
- Les contrôles judiciaires, maintenus bien au-delà de ce qui se pratique généralement, malgré la saisie de la Cour de cassation, ne sont en rien légitimés par les nécessités de l’enquête et ne visent qu’à nous faire taire en nous terrorisant et en nous atomisant.
Alors, ça suffit maintenant. Cette instruction et la restriction abusive de nos libertés doivent cesser : nos avocat⋅es ont déposé une demande pour que nos contrôles judiciaires soient levés, pour que cette instruction cesse et que toute poursuite soit abandonnée. Mais s’il faut un jour affronter un procès inéluctablement politique, nous serons prêt⋅es.