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Texte de la brochure :
Première partie
Le Franc CFA est une monnaie coloniale. Créée le 25 décembre 1945 par le général De Gaulle, elle est utilisée aujourd’hui dans le but de satisfaire les intérêts financiers français en Afrique. Son existence lamine la souveraineté des États qui l’utilisent et permet à des institutions comme le Fonds Monétaire International (FMI) de soumettre les populations africaines.
Avant le 25 décembre 1945, le franc métropolitain circulait dans la majeure partie de l’empire colonial, même si l’apparence des billets et des pièces différait selon les instituts d’émission. A cette date, le décret numéro 45-0136, signé par le président du gouvernement provisoire, le général de Gaulle, le ministre des Finances René Pleven et le ministre des Colonies Jacques Soustelle, crée le franc des Colonies Françaises du Pacifique (CFP) et le franc des Colonies Françaises d’Afrique (CFA). Le franc CFA est désormais la monnaie de l’Afrique Occidentale Française (AOF, composée de la Mauritanie, du Sénégal, du Soudan français devenu le Mali, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Niger, de la Haute-Volta devenue le Burkina Faso, du Dahomey devenu le Bénin et du Togo), de l’Afrique Équatoriale Française (AEF, composée du Gabon, du Moyen-Congo devenu République du Congo, de l’Oubangui-Chari devenu République Centrafricaine et du Tchad), du Cameroun, de la Côte française des Somalis devenue Djibouti, de Madagascar et de la Réunion.
Le franc CFA voit le jour alors qu’un nouveau système monétaire international se met en place après les accords dits de Bretton Woods, signés en juillet 1944 par quarante-quatre pays. Ce régime consacre l’hégémonie des États-Unis et donne naissance à de nouvelles institutions supranationales basées à Washington : le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (qui deviendra la Banque mondiale). Dans ce système, toutes les monnaies doivent être inscrites auprès du FMI et ont désormais une parité fixe ajustable vis-à-vis du dollar, seule monnaie désormais convertible en or. On parle d’un régime de « changes fixes ». Ce 25 décembre, le gouvernement français déclare auprès de l’institution de Bretton Woods la nouvelle parité du franc avec le dollar : un dollar s’échange désormais contre 119,10 francs (contre 49,6 francs auparavant). Le lendemain, le 26 décembre, Paris déclare la parité du franc CFA soit 1 franc CFA = 1,70 franc français.
Le franc CFA acquiert de cette manière un statut officiel dans le système monétaire international. Ce même jour, l’Assemblée constituante française procède à la ratification des accords de Bretton Woods. C’est l’occasion pour le ministre Pleven d’affirmer que la création du franc CFA, qui met donc fin à l’unicité monétaire entre la métropole et ses territoires africains, marque la « fin du pacte colonial ». Ce nouveau système, insiste le ministre, répond à des considérations d’équité de la part d’une métropole « montrant sa générosité, son désintéressement, ne voulant pas imposer à ses filles lointaines les conséquences de sa propre pauvreté ».
Si la dévaluation du franc métropolitain et la création de francs coloniaux pouvaient apparaître comme des signaux positifs, les principes proclamés par Pleven étaient loin d’être aussi « généreux » qu’il le disait. Car la parité du franc CFA avait été déterminée sans prise en compte véritable des spécificités des différents blocs coloniaux. Or, pendant la guerre, la hausse des prix avait été plus importante au sein de l’AOF que dans l’AEF. Si les autorités françaises avaient vraiment voulu « tenir compte équitablement des intérêts de chaque territoire », elles auraient dû concevoir deux monnaies, l’une pour l’AOF, l’autre pour l’AEF, et leur attribuer à chacune une parité différente, en adéquation avec leur situation économique respective.
Création du ministère français des Finances, le franc CFA a en réalité été conçu afin de permettre à la France de reprendre le contrôle de ses colonies. Car ces dernières avaient, durant la guerre, diversifié leurs relations commerciales. Alors que 85 % des exportations de l’AOF et 74 % de celles de l’AEF étaient destinées à la métropole en 1939, ces chiffres avaient chuté pour s’établir en 1945 à 56 % pour l’AOF et 47 % pour l’AEF. La part de la métropole dans leurs importations était tombée sur la même période de 64 % à 23 % pour l’AOF et de 45 % à 4 % pour l’AEF. Or l’économie française, très affaiblie, avait besoin pour se relancer de récupérer les parts de marché ainsi perdues et de sécuriser à nouveau ses approvisionnements en matières premières.
Dans ce contexte, un franc CFA surévalué était intéressant pour Paris. Puisque sa valeur était plus élevée que celle du franc métropolitain, il permettait de rendre meilleur marché les produits de la métropole. Cela allait par conséquent inciter les colonies à augmenter leurs importations en provenance de la métropole. Loin de marquer la fin du « pacte colonial », la naissance du franc CFA permet donc de rétablir des relations commerciales très avantageuses pour la France. La création de cette nouvelle monnaie consacre aussi l’institutionnalisation d’un « principe d’automaticité » : les territoires colonisés voient leurs monnaies arrimées fixement à celle de la métropole, sont privés de la possibilité de réajuster la parité de ces dernières et sont obligés de subir passivement les décisions unilatérales de la métropole qui modifie la valeur externe de sa propre monnaie selon ses besoins.
Les « territoires d’outre-mer » vont ainsi faire les frais de l’instabilité du franc métropolitain. Le 26 janvier 1948, ce dernier est l’objet d’une dévaluation de 44 %. Le franc CFA s’ajuste dans les mêmes proportions. Le 17 octobre 1948, nouvelle dévaluation du franc métropolitain, mais cette fois les autorités françaises décident de changer la parité du franc CFA : 1 franc CFA s’échange désormais contre 2 francs métropolitains. Lors de la création du « nouveau franc », dit « franc lourd », le 27 décembre 1958, la parité du franc CFA est maintenue. Par la suite, entre 1958 et 1986, la monnaie française sera dévaluée à quatre reprises, ce qui se répercutera à chaque fois sur les territoires utilisant le franc CFA.
Lors de la séance parlementaire du 21 juin 1949, Sourou-Migan Apithy, futur président de la République du Dahomey (actuel Bénin), déplore l’absence d’autonomie du franc CFA : « Le franc CFA n’est pas une monnaie autonome, mais un multiple du franc métropolitain, comme le décalitre est un multiple du litre », déclara-t-il, en allusion au fait que le franc CFA était alors plus fort que le franc. « L’histoire du franc CFA […] est la plus belle illustration du renforcement du pacte colonial », soutient pour sa part Gabriel Lisette, fondateur du Parti progressiste tchadien. Quant au sénégalais Lamine Guèye, député de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) et futur président de l’Assemblée nationale du Sénégal, il en profite pour dénoncer sans détour l’hypocrisie de l’Union française qui proclamait sur le papier l’égalité des droits et des devoirs, mais qui ne reconnaissait en pratique aux populations d’outre-mer « que des devoirs et aucune espèce de droits ».
Pour les territoires colonisés, les devoirs consistent « à produire beaucoup, à produire au-delà de leurs besoins propres, à produire au détriment de leurs intérêts les plus immédiats, afin de permettre à la métropole de connaître un sort meilleur et un ravitaillement mieux assuré ». Les mêmes territoires ont aussi le devoir de « vendre leurs produits au-dessous des cours mondiaux quand ils avaient la possibilité de vendre à ces cours », d’« acheter au-dessus des cours mondiaux quand il était possible de faire autrement » et, pour couronner le tout, de « ne pas prétendre utiliser les devises provenant de nos produits ». La France, tout en gardant le contrôle, procéda seulement à quelques aménagements durant les années suivantes.
Les institutions d’émission devinrent des organismes publics : en 1955 furent créés un Institut d’émission de l’Afrique équatoriale française et du Cameroun et un Institut d’émission de l’Afrique occidentale française et du Togo. En 1959, ces deux Instituts furent remplacés respectivement par la Banque Centrale des États de l’Afrique Équatoriale et du Cameroun (BCEAEC) et la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), placées sous tutelle du Trésor français et avec leur siège à Paris1.
Le gouvernement français intervient dès lors à travers le Trésor français, qui dépend du ministère français des Finances. Il apporte sa garantie de convertibilité et gère les « comptes d’opérations » des banques centrales africaines qui sont, de fait, placées sous sa tutelle. La Banque de France, elle, est le banquier du Trésor français. Elle s’occupe de la gestion de ses comptes, dont les comptes d’opérations. Elle est également l’une des correspondantes de la Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), de la Banque des États d’Afrique Centrale (BEAC) et de la Banque Centrale des Comores (BCC). Cela signifie que ces dernières disposent auprès d’elle de comptes – différents des comptes d’opérations – qui fonctionnent comme des comptes bancaires ordinaires.
Si la BEAC veut adresser, par exemple, un virement en euros à un opérateur en France, elle donne l’ordre à sa correspondante sur place, la Banque de France, d’effectuer cette transaction. C’est à travers le système des correspondants que les banques centrales gèrent leurs relations financières extérieures. La BEAC, la BCEAO et la BCC sont chargées d’émettre la monnaie et d’assurer la stabilité monétaire et financière de leur zone. Elles supervisent le système bancaire. La BCEAO et la BEAC disposent d’agences nationales dans chacun de leurs pays membres. Ce sont des succursales qui facilitent la circulation des billets et pièces, l’exécution des paiements et le suivi-évaluation de l’activité économique.
En vertu des accords monétaires, elles doivent déposer 50 % de leurs réserves de change auprès du Trésor français. Elles placent comme elles veulent les 50 % restants, mais on constate qu’elles les utilisent souvent pour acheter des titres de dette libellés en euros (cas de la BEAC notamment) ou les réinvestissent en obligations du Trésor français ou en titres français. Un objectif majeur est assigné à ces trois institutions : maintenir la parité fixe des francs CFA et comorien vis-à-vis de l’euro. Dans ce but, elles doivent toujours posséder suffisamment de réserves de change afin de répondre à toutes les demandes de conversion de francs CFA et comorien en devises. Soulignons que si la BEAC, la BCEAO et la BCC sont des institutions multinationales, elles apparaissent plutôt « franco-africaines » : des représentants français siègent au sein de leur conseil d’administration et de leur comité de politique monétaire, l’organe chargé de définir leur politique monétaire. Cette configuration ne connaît pas d’équivalent : aucun ressortissant non Européen ne siège statutairement, par exemple, à la Banque centrale européenne, ni aucun citoyen non Américain à la Réserve fédérale américaine.
Comme la centralisation des réserves de change, cette représentation française est une contrepartie de la garantie de convertibilité du Trésor. Elle permet au gouvernement français d’exercer un droit de regard sur l’usage des avoirs extérieurs des trois banques centrales et sur leur politique monétaire. Aucune décision majeure ne peut être prise sans son consentement. Autres acteurs importants de l’ensemble du système : les banques commerciales. Les banques centrales mettent à leur disposition les billets et les pièces de monnaie fabriqués en France. Comme dans n’importe quel autre système bancaire moderne, ce sont ces banques commerciales, dites aussi « de second rang », qui créent de la monnaie à travers les crédits qu’elles accordent à leurs clients (États, entreprises, ménages). Elles créent de la monnaie – augmentent les moyens de paiement dans l’économie – quand elles accordent un prêt et elles en « détruisent » – diminuent les moyens de paiement – quand elles reçoivent les remboursements de ces prêts. Derniers intervenants dans le système CFA : les gouvernements africains. Ils agissent, dans le cas de l’Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) et de la Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), à travers la Conférence des chefs d’État et de gouvernement et la Conférence des ministres2.
C’est en Guinée que la France est confrontée une première fois à un acte de résistance à propos du franc CFA et elle va y répondre de manière violente. Tout commence le 25 août 1958. Ce jour-là, le chef de l’État français, le général de Gaulle, atterrit à Conakry, capitale de la Guinée. Il est là pour défendre le projet de Communauté qu’il propose aux territoires africains administrés par la France et qui doit être soumis le 28 septembre par référendum aux citoyens de chacun des pays concernés : ils devront choisir entre intégrer la Communauté (« Oui ») ou devenir indépendants (« Non »). Les autorités françaises ont fait comprendre à leurs interlocuteurs que l’indépendance entraînerait la fin de toute coopération avec la France.
À Conakry, le général est accueilli par Ahmed Sékou Touré, député à l’Assemblée nationale française, maire de Conakry, vice-président du conseil de gouvernement guinéen. Cet ancien responsable syndical n’est pas antifrançais. Mais il n’apprécie pas le chantage à l’aide au développement que semble vouloir exercer le chef de l’État français. Prenant de Gaulle à partie devant ses concitoyens, Sékou Touré tient un langage sans équivoque : « Nous ne renoncerons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’indépendance », dit-il. Il ajoute : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage. » Ces propos heurtent le président français qui « reçoit tout cela comme une insulte », d’après l’ancien Haut-commissaire de l’AOF Pierre Messmer.
Sékou Touré n’a pas l’intention de rompre complètement avec la France. Quelques jours avant le référendum, il tient à rassurer les entreprises étrangères présentes en Guinée, dont le secteur agricole est l’un des plus performants d’Afrique de l’Ouest, et qui dispose d’énormes ressources minières et d’un potentiel hydro-électrique exceptionnel : « Notre ardent désir est de demeurer dans la zone franc », dit-il, promettant que le transfert des capitaux entre la France et la Guinée restera libre. Le jour du référendum, le 28 septembre 1958, le franc CFA est une, sinon la préoccupation majeure des autorités françaises. Persuadées que la Guinée va choisir l’indépendance et craignant qu’elle se serve dans la foulée des réserves monétaires de l’agence de la BCEAO de Conakry, elles ordonnent à l’armée française d’évacuer discrètement cet argent du pays, ce qui est fait par voie maritime au cours de cette même journée du 28. Le résultat du référendum est sans appel : comme l’avait anticipé Paris, la Guinée rejette à 95 % l’idée de faire partie de la Communauté. Parmi les territoires consultés, c’est le seul à choisir cette option.
Le nouvel État est rapidement reconnu par le Ghana de Kwame Nkrumah, indépendant depuis un an, par l’Union soviétique et par l’Égypte. La France, elle, ne le reconnaît qu’en janvier 1959. Entre-temps, elle a rapatrié tout son personnel, supprimé ses aides budgétaires et mis fin au paiement des pensions des vingt mille anciens combattants guinéens qui se sont battus pour la France. Bien que Sékou Touré se tourne vers de nouveaux partenaires, dont l’Union Soviétique, la Guinée reste membre de la zone franc. Pendant plusieurs mois, Guinéens et Français tentent de trouver un accord sur la question monétaire. Les premiers, Sékou Touré en tête, veulent créer une monnaie nationale tout en restant dans la zone franc, mais sans avoir à en respecter les règles « humiliantes ».
Finalement, Paris refusant d’assouplir les règles du dispositif franc CFA, la Guinée crée le 1er mars 1960, avec l’aide d’experts étrangers, la Banque de la République de Guinée (BRG), et lance sa propre monnaie, le franc guinéen, tout en quittant la zone franc. Au passage, les autorités, qui ont préparé secrètement cette opération, font ce que les Français avaient redouté en 1958 : elles saisissent les réserves de l’agence de la BCEAO à Conakry, estimant qu’elles leur appartiennent. Cette mesure marque le début d’un long contentieux entre la Guinée, d’une part, et la France et les États membres de la BCEAO, d’autre part. Pour Paris, c’en est trop. Au cours des mois suivants, la France fait tout afin d’isoler et de déstabiliser la Guinée, et de rendre Sékou Touré « vulnérable » et « impopulaire ». À la manœuvre : Jacques Foccart, Pierre Messmer et le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage (SDECE, actuelle DGSE), qui bénéficient de la complicité active des présidents sénégalais et ivoiriens, Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët‑Boigny.
Comme le racontera quelques décennies plus tard Maurice Robert, chef de poste à Dakar puis « directeur Afrique » du SDECE, les Français lancent des opérations armées, constituant des maquis d’opposition « pour qu’ils développent un climat d’insécurité et, si possible, qu’ils renversent Sékou Touré ». Le SDECE met aussi sur pied des attaques économiques. L’une d’entre elles, qui entre dans le cadre d’une opération de déstabilisation baptisée « Persil », est particulièrement perverse : elle consiste à fabriquer en France, dans les imprimeries du SDECE, de faux billets de banque guinéens et à les écouler en masse dans le pays. Résultat, l’économie s’écroule. « Cette opération a été une véritable réussite et l’économie guinéenne, déjà bien malade, a eu du mal à s’en remettre ! » triomphe Maurice Robert.
D’après lui, l’opération Persil a été conçue par le patron du SDECE, le général Paul Grossin : « C’est en tout cas lui qui m’avait donné les instructions et précisions nécessaires à son application », écrit-il. Il affirme aussi qu’il n’était pas question de « punir Sékou Touré de l’affront fait à la France », mais d’« empêcher » les pays de l’Est, « intéressés par les ressources minières de la Guinée », d’exploiter « une tête de pont pouvant servir à la diffusion de la subversion ». En 1962, le Premier ministre français, Georges Pompidou, explique de son côté à ses ministres qui craignent de voir les autres pays africains de la zone franc revendiquer à leur tour une monnaie nationale : « Laissons se dérouler l’expérience de Sékou Touré. Beaucoup d’Africains commencent à sentir que la politique guinéenne est suicidaire et contraire aux intérêts de toute l’Afrique ».
Les relations diplomatiques entre la Guinée et la France sont rompues en novembre 1965. Elles ne seront rétablies que le 14 juillet 1975, après la mort du général De Gaulle et de son successeur, Georges Pompidou, et avec la mise à l’écart de Jacques Foccart. Bien que l’opération « Persil », conjuguée à d’autres facteurs, ait abouti à une forte dépréciation du franc guinéen et à d’importantes hausses de prix des produits de base, la Guinée gardera sa monnaie (qui porte le nom de syli entre 1972 et 1986). Elle restera hors de la zone franc et son économie demeure encore aujourd’hui très fragile3.
Jusqu’à la fin de la guerre froide, le Franc CFA fut utilisé par la France ainsi que les Etats-Unis (à travers le FMI et la Banque Mondiale) comme un outil de contrôle et de chantage à destination des pays africains. Les années à venir verront cette monnaie consolider les intérêts d’entreprises françaises comme Orange, Bolloré, Bouygues, Total ou Areva tout en condamnant les populations africaines à une pauvreté toujours plus intense. Nous verrons dans le papier suivant qu’elle permet à l’Union Européenne de maintenir sous son joug encore davantage ses « possessions coloniales » pas vraiment anciennes.
Seconde partie
Nous avons vu dans [la première partie] comment la « guerre froide » fut un prétexte très utile pour maintenir les pays de l’ancienne « Afrique française » coincée dans le carcan monétaire du Franc CFA. Indexée sur le cours de l’euro, cette devise permet à la France de pomper l’ensemble des matières premières et des richesses de ses « anciennes » colonies. Bien que huit États de la zone CFA comptent adopter une nouvelle monnaie baptisée « Eco » d’ici 2020, peu de garanties nous permettant de croire que va cesser cette « ingérence » nous sont présentées.
L’« africanisation » des institutions de la zone franc lancée au début des années 1970 n’a pas été complète : la France siège toujours au sein des instances des trois banques centrales de Dakar, Yaoundé et Moroni. Au sein des conseils d’administration de ces trois institutions, elle dispose du même nombre de représentants et de voix que chaque État membre des espaces monétaires concernés. Les décisions se prennent à la majorité simple des voix, sauf celles concernant la modification des statuts de la BCEAO et de la BEAC qui doivent être prises à l’unanimité par les administrateurs. Cela signifie que la France a un droit de veto implicite sur les questions essentielles.
L’architecture institutionnelle des deux unions monétaires est chapeautée par une Conférence des chefs d’État et de gouvernement et par un Conseil des ministres. La première se réunit annuellement afin de décider, entre autres, des entrées et sorties de membres de son union monétaire. Dans le cas de l’Union Monétaire Ouest‑Africaine (UMOA), elle tranche les questions qui n’ont pas fait consensus au sein du Conseil des ministres. Cependant, les compétences dévolues à ces organes sont souvent honorifiques : c’est l’État français, en tant que garant de la convertibilité des francs CFA, qui continue de donner le « la ». Paris a ainsi bloqué pendant plusieurs années la réintégration du Mali au sein de l’UMOA : elle n’est intervenue qu’en 1984, alors que Bamako en avait fait la demande depuis 1967.
De même, la Guinée-Bissau n’a pu rejoindre l’UMOA qu’en 1997, après avoir essuyé le refus des autorités françaises pendant plus de dix ans. Selon Paris, ces deux pays ne donnaient pas suffisamment de « gages de stabilité macroéconomique » (les taux d’inflation, de déficit public et d’endettement extérieur de la Guinée-Bissau par exemple s’écartaient des normes observées dans les États de la zone franc)4. Tout en maintenant un fort ancrage au sein des instances africaines de la zone franc et au-delà, Paris prend toutes les grandes décisions concernant les francs CFA et comorien, souvent sans même informer au préalable les États concernés.
Cela fut le cas, à la veille des indépendances, lors de la dévaluation de décembre 1958 du franc français, et lors de celle d’août 1969. Ces décisions unilatérales ont obligé les pays africains à s’ajuster, afin de maintenir la parité avec le franc français, et ont eu des répercussions négatives pour eux, dont une hausse du coût de la vie, surtout en ville, et un renchérissement de la dette extérieure. En 1994 se joua un scénario semblable, avec des conséquences plus dramatiques encore : contre l’avis de la majorité des dirigeants africains, la France décida de dévaluer de 50 % les francs CFA. L’histoire de cet événement, qui provoqua une onde de choc sans précédent dans la zone franc, montre comment les autorités françaises ont pris l’habitude de fonctionner.
Tout commence au début des années 1980 avec la hausse des taux d’intérêt au niveau mondial, la chute des cours des matières premières et la crise internationale de la dette qui s’ensuit. Les pays de la zone franc sont durement touchés. Très vite, on assiste même à la descente aux enfers de ses poids lourds, le Cameroun et la Côte d’Ivoire. Le FMI, qui a déjà accordé des prêts à plusieurs pays et ne voit pas venir les remboursements, exige alors un « ajustement réel », c’est-à-dire une compression de la demande intérieure via une baisse des dépenses publiques et des importations afin de ramener à l’équilibre les comptes publics et le solde extérieur. Il souhaite l’accompagner d’un « ajustement monétaire » qui doit se concrétiser par une dévaluation des francs CFA. Du point de vue du FMI, il ne s’agit pas seulement de récupérer ses fonds, mais aussi d’installer les conditions nécessaires à l’imposition de son dogme néolibéral, en plein triomphe depuis la chute du bloc soviétique en 1991.
La France refuse cette seconde mesure : elle craint de toucher à un symbole précieux de la coopération monétaire franco-africaine. Elle veut un ajustement réel et rien d’autre. Mais sa politique intérieure va compliquer les choses. Le gouvernement socialiste de François Mitterrand, élu en 1981, a en effet opté pour une stratégie de « désinflation compétitive » : ayant échoué une première fois à relancer l’économie française, il veut recouvrer un regain de compétitivité-prix en réduisant l’écart d’inflation avec les pays concurrents. Exsangues et rattrapés par leurs erreurs de gestion passées, les États de la zone franc sont obligés de baisser les prix garantis aux producteurs agricoles, les dépenses sociales et d’investissement. Face au plafonnement du crédit intérieur, ils accumulent les arriérés de paiement intérieurs et laissent filer la dette extérieure. En 1991, à l’exception du Burkina Faso et du Tchad, tous les pays de l’espace franc CFA présentent un ratio d’endettement extérieur dépassant 100 % du PIB : plus de 600 % en Guinée équatoriale et au Congo, plus de 300 % en Côte d’Ivoire, plus de 200 % au Gabon, au Mali et au Cameroun. Au même moment, les investisseurs étrangers, profitant de la libre convertibilité du franc CFA et du libre transfert des capitaux, rapatrient massivement leurs profits et désinvestissent lourdement.
Les dirigeants africains ne veulent pas d’une dévaluation : ils en redoutent les conséquences économiques, sociales et politiques. Car elle aura pour effet d’augmenter les prix des importations de biens et aliments, dont leurs pays sont de grands consommateurs, et donc les prix intérieurs. Le pouvoir d’achat va donc baisser, surtout en milieu urbain. Le risque est alors de voir émerger des tensions sociales, susceptibles de déstabiliser politiquement les pouvoirs en place. Autre conséquence inévitable : leurs dettes extérieures étant libellées en monnaies étrangères, leur montant va s’alourdir. En ce qui concerne les pays exportant principalement des produits primaires dont les prix sont fixés à l’étranger, les bénéfices sont loin d’être assurés.
Au début des années 1990, la situation ne s’améliorant pas, le FMI revient à la charge avec son projet de dévaluation. Il va trouver les relais nécessaires pour le voir se réaliser, entre autres grâce à son directeur, Michel Camdessus, ancien directeur du Trésor et gouverneur de la Banque de France. Afin de se faire entendre, le FMI pratique un chantage : fin 1991, il refuse de continuer à prêter de l’argent à la Côte d’Ivoire, lui offrant deux options. Soit elle rembourse les dettes qu’elle a contractées auprès du Fonds monétaire, soit elle accepte l’idée d’une dévaluation. Faute de quoi, le pays sera déclaré off-track, c’est-à-dire suspendu des programmes de prêts des deux institutions de Bretton Woods, le FMI et la Banque mondiale. En 1992, la rumeur d’une dévaluation prochaine se répand, aggravant les fuites des capitaux. C’est la panique chez les dirigeants africains qui ne sont tenus au courant de rien par Paris. Le 31 juillet, Félix Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Blaise Compaoré et Abdou Diouf, respectivement présidents ivoirien, gabonais, burkinabé et sénégalais se rendent en catastrophe à l’Élysée. Ils demandent à François Mitterrand d’intervenir afin d’empêcher la dévaluation. Leur hôte français les rassure… alors que la décision de dévaluer est déjà prise !
Un changement de majorité politique en France va aider à concrétiser le projet. En mars 1993, Édouard Balladur, partisan d’une politique libérale, est nommé Premier ministre. Il nomme dans son cabinet une cadre du Trésor, Anne Le Lorier, qui a déjà travaillé avec lui lorsqu’il était ministre de l’Économie. C’est elle qui va piloter l’opération de dévaluation en lien avec un petit groupe de hauts cadres français, le FMI et la Banque mondiale. Le 2 août 1993, l’affaire se précise : les autorités monétaires de la zone franc suspendent les rachats des billets CFA en dehors de la zone franc. Peu après, la BEAC décide de ne plus assurer la convertibilité de ses billets de francs CFA détenus dans l’UMOA. La BCEAO fait de même concernant ses billets se trouvant au sein de la CEMAC. Les billets de francs CFA des deux zones ne peuvent donc plus s’échanger directement entre eux, il faut désormais passer par la « monnaie d’ancrage », c’est-à-dire le franc français.
Au même moment, le ton de Paris à l’égard de ses « partenaires » africains change radicalement. Le 16 septembre, Édouard Balladur annonce par écrit aux chefs d’État que la France ne consentira plus d’avances aux pays qui n’auront pas conclu un accord avec le FMI et la Banque mondiale. Le même message est délivré quelques jours plus tard par Edmond Alphandéry, ministre français de l’Économie, lors d’une réunion des ministres des Finances de la zone franc à Abidjan. Cette nouvelle politique, appelée « doctrine d’Abidjan » ou « doctrine Balladur », fait de la dévaluation un passage obligé, puisque le FMI ne veut traiter qu’avec les États ayant accepté le principe d’une dévaluation.
Le dernier acte de cette étrange saga se déroule en janvier 1994 à Dakar. Officiellement, les représentants des pays de la zone franc, dont dix chefs d’État, y sont réunis pour décider du sort de la compagnie aérienne panafricaine Air Afrique qui traverse une grave crise. En réalité, ils parlementent pendant des heures à propos de la dévaluation, qu’ils veulent toujours éviter, avec des cadres du Trésor français, dont son directeur Christian Noyer, le ministre français de la « Coopération » Michel Roussin, le directeur général du FMI Michel Camdessus et une responsable de la Banque mondiale, Katherine Marshall. Après dix-sept heures d’un huis clos très tendu, les dirigeants africains jettent l’éponge et, le soir du 11 janvier, à 20 h 50, le ministre camerounais des Finances, Antoine Ntsimi, encadré par Michel Roussin et Michel Camdessus, annonce aux médias qu’à partir du 12 janvier à 0 heure, un franc CFA vaudra 0,01 franc français, contre 0,02 auparavant5.
En 1970, le Conseil économique et social français dresse, dans un rapport, la liste des « avantages incontestables pour la France » du maintien de la zone franc. Il relève que les pays africains de la zone franc apportent à l’Hexagone de plus en plus de devises dont une partie sert à régler leur déficit commercial vis-à-vis de l’économie française. Autre aspect bénéfique pour l’État français : « Les pays d’outre-mer restent pour les exportations françaises sinon des « marchés privilégiés », du moins des débouchés à la fois importants et stables ». Enfin, le système CFA « s’est révélé intéressant car la liberté des transferts apporte une garantie aux intérêts français en Afrique » et il permet à la France « d’acheter des matières premières en francs français ». Près de cinquante ans après ce diagnostic, la situation n’a guère changé.
Contrairement aux affirmations selon lesquelles il participerait désormais « à la politique d’aide au développement de la France », le franc CFA poursuit en effet sa mission d’origine consistant à travailler, avant tout, au service des intérêts économiques français. Cela n’a rien d’étonnant puisque, conçu dans cet objectif, il n’a jamais été soumis à des modifications de fond depuis sa naissance. Deux acteurs en sont toujours les grands bénéficiaires : l’État et les multinationales françaises, dont les intérêts sont entremêlés. Comme autrefois, le franc CFA donne à la France un accès privilégié et aisé à des ressources agricoles, forestières, minières et énergétiques : le mécanisme du compte d’opérations lui permet d’acquérir en zone franc ces matières premières dans sa propre monnaie. Ce système amène donc les pays africains à concéder à la France des facilités relativement élargies sur leurs propres ressources.
Grâce au dispositif franc CFA, la France reste l’un des premiers créanciers des États de la zone, ce qui est aussi avantageux : sur chaque prêt qu’elle accorde, elle gagne de l’argent et des moyens de pression sur ses débiteurs. Cette position de créancier privilégié en zone franc s’explique par au moins trois raisons. D’abord, la stabilité du taux de change permise par la parité fixe tend à stimuler les emprunts dans la monnaie d’ancrage : le risque de change est plus faible vis-à- vis de l’euro que vis-à-vis des autres devises. Ensuite, le système CFA pousse, comme nous le verrons plus loin, à freiner le crédit intérieur, ce qui oblige les États à s’endetter à l’extérieur afin de financer leur développement. Enfin, la dimension politique du franc CFA, qui place les États de la zone franc sous la tutelle du gouvernement français, oblige bien souvent ces derniers à se tourner vers la France pour des demandes d’aides.
Paris a par exemple beaucoup prêté à la Côte d’Ivoire. Entre 1970 et 2009, la dette bilatérale globale de la Côte d’Ivoire « excédait en moyenne » sa dette multilatérale en raison de ses « liens particuliers » avec « certains pays occidentaux, notamment la France », relevait la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) en 2013. La France a été également l’État qui a le plus fourni de financements au Cameroun entre 1975 et 1998, lui accordant 253 prêts valant 5 035 millions de dollars, devançant largement l’Allemagne, second bailleur de fonds (86 prêts pour 2 166 millions de dollars), selon la CEA. Ces prêts étaient très majoritairement « liés », c’est-à-dire comportant une contrepartie : en échange des crédits obtenus, le Cameroun devait se fournir auprès de la France en biens et services. Résultat, la France était à la fois le premier créancier du Cameroun et son premier fournisseur.
Grâce à ses prêts, la France ne gagne pas seulement de l’argent : à la clé, il y a aussi des contrats pour ses entreprises. Une partie des fonds octroyés sont en effet utilisés dans des projets qui profitent à des opérateurs économiques français. Bouygues, Keolis et Alstom ont ainsi obtenu le marché de la construction et de l’exploitation d’une ligne de métro à Abidjan, financé par un prêt français de 1,4 milliard d’euros accordé à la Côte d’Ivoire en 2017. Les autorités françaises ont en plus conçu un instrument qui permet aux grands groupes français de tirer des revenus supplémentaires des prêts aux États africains. Il s’agit du Contrat de Désendettement et Développement (C2D). Ce dispositif a été créé en 2001 à la suite de la décision des pays donateurs d’effacer les dettes des États ayant rempli les conditions de l’initiative pour les Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) du FMI et de la Banque mondiale.
Alors que les autres bailleurs de fonds ont annulé effectivement les dettes bilatérales contractées par leurs partenaires, la France a choisi de les convertir de manière très spéciale, comme l’explique elle-même « l’Agence Française de Développement (AFD) », établissement public français de financement du développement : « Une fois qu’un pays pauvre très endetté a signé un C2D avec l’AFD, le pays continue d’honorer sa dette jusqu’à son remboursement et, à chaque échéance remboursée, l’AFD reverse au pays la somme correspondante sous forme de don. Celle-ci sert alors à financer des programmes de lutte contre la pauvreté. »
L’AFD contrôle donc l’ensemble du processus, participant au choix des secteurs à financer, contrôlant les passations de marchés, etc. Selon ses propres chiffres, les entreprises qui héritent des marchés financés par ce mécanisme sont essentiellement françaises. Ainsi, pour le premier C2D (520 millions d’euros) conclu en 2006 avec Yaoundé, 88 % des projets routiers ont été attribués à des entités françaises, dont une filiale de Vinci. Dans le cadre du second C2D (327 millions d’euros), signé en 2011, les expertises et l’assistance technique de projets dans le secteur agricole ont été confiées à des organismes qui étaient tous français. L’AFD explique cette prédominance par le fait que les groupes tricolores opèrent depuis longtemps au Cameroun et ont par conséquent acquis un savoir-faire et des sources d’approvisionnement en matériaux plus performants que leurs concurrents. Les prêts français facilités par le système CFA et les C2D permettent de ce fait aux sociétés hexagonales de conforter leurs positions et monopoles historiques6.
Après les débats qu’il a suscités lors de la dévaluation de 1994, le franc CFA est redevenu un non-sujet, en particulier pour les médias français. La situation a changé à partir de 2015-2016, résultat probable d’une conjonction de divers facteurs : les rumeurs de dévaluation en zone CEMAC en 2015 et 2016, les déclarations critiques du président tchadien Idriss Déby en août 2015 appelant à « couper un cordon qui empêche l’Afrique de décoller », la prise de conscience de plus en plus aiguë des « jeunes générations », la prise de parole de quelques intellectuels africains. La publication, en septembre 2016 en France, à la veille d’une réunion des ministres des Finances de la zone franc, d’un livre collectif d’économistes africains et français, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ? a tout particulièrement redonné de la visibilité à la monnaie franco-africaine dans le paysage médiatique francophone.
Selon les économistes critiques du franc CFA, plusieurs évolutions sont indispensables : aller vers un régime de change qui octroie plus de flexibilité aux pays de la zone franc ; avoir des banques centrales d’un nouveau type qui, outre la stabilité des prix, prennent en compte la croissance et le développement et articulent de manière cohérente leur politique monétaire avec les politiques budgétaires nationales ; réformer les systèmes financiers et bancaires en vue de faciliter le financement des économies ; et renforcer la solidarité budgétaire entre États. Parallèlement à la réémergence de ce discours expert critique, on assiste à une mobilisation inédite d’associations et de groupements citoyens africains autour d’enjeux plus politiques. Au Sénégal, un « Front antifranc CFA » s’est par exemple constitué et a organisé des conférences et manifestations de rue, mettant en avant la nécessité pour les pays africains de la zone franc d’acquérir leur « souveraineté monétaire ».
Ces mouvements sociaux plaident en faveur de la disparition des symboles de la « colonialité monétaire », de moins en moins supportables. Ils ne veulent plus du nom franc CFA et souhaitent que les signes monétaires ne soient plus fabriqués en France. Ils demandent la suppression des comptes d’opérations et la fin de la présence française dans les banques centrales. Leurs arguments rencontrent un écho important dans l’opinion publique, qui sent bien que, sans indépendance monétaire, les États de la zone franc restent soumis à la France de multiples manières. Si les partis politiques restent très timides, on a constaté une petite évolution du côté de certains chefs d’État. Comme nous l’avons vu, Idriss Déby a élevé la voix en 2015 afin de régler ses difficultés budgétaires – ce qui lui a valu d’être qualifié en off d’« analphabète monétaire » par un fonctionnaire de Bercy quelques mois plus tard. Avant Idriss Déby, le président sénégalais Abdoulaye Wade avait déclaré, de manière assez isolée, en 2010 : « Après cinquante ans d’indépendance, il faut revoir la gestion monétaire. Si nous récupérons notre pouvoir monétaire, nous gérerons mieux. Le Ghana a sa propre monnaie et la gère bien ; c’est le cas aussi de la Mauritanie, de la Gambie qui financent leurs propres économies ».
Cependant, comme autrefois, il ne semble pas y avoir unanimité au sein du « club » des dirigeants de la zone franc, dont les rapports avec Paris restent décidément ambigus : le président de la Côte d’Ivoire Alassane Ouattara s’est élevé à plusieurs reprises contre les demandes de changement formulées par des économistes du continent. Côté français, plusieurs partis ont pris, au cours de ces dernières années, notamment à l’occasion de la préparation de la présidentielle française de 2017, des positions prônant la fin du franc CFA : le Parti Communiste Français, La France Insoumise, le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) et Lutte Ouvrière. Cependant, ces différentes formations politiques n’ont pour l’instant posé aucun acte permettant d’aller plus loin, à l’exception du Parti communiste.
En février 2018, une sénatrice de ce parti, Christine Prunaud, membre de la commission des Affaires étrangères et de la Défense, a ainsi adressé une question au ministre français de l’Économie sur l’avenir du franc CFA. S’interrogeant sur les « mesures envisagées » en vue de répondre aux contestations grandissantes sur le continent africain, la sénatrice précisait : « Si ces pays se sont libérés de la tutelle coloniale, leur autonomie et indépendance financière ne sont toujours pas assurées, compte tenu des spécificités du franc CFA ». Trois ans plus tôt, la fondation Gabriel Péri avait organisé, sous le parrainage du sénateur communiste Dominique Watrin, un débat sur l’avenir du franc CFA au Sénat7.
« Il faut sortir du franc CFA », affirment de plus en plus les mouvements sociaux africains et un certain nombre d’économistes. Comment cela peut-il se faire ? Sur le plan juridique, la réponse semble simple puisque la « sortie » est une option prévue par les traités signés par les États membres. L’article 36 du traité de l’UMOA stipule dans ses deux premiers alinéas : « Tout État membre peut se retirer de l’Union monétaire ouest-africaine. Sa décision de retrait doit être notifiée à la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’UMOA. Elle entre en vigueur de plein droit cent quatre-vingt (180) jours après sa notification. Ce délai peut, cependant, être abrégé d’accord parties ». Le traité de la CEMAC comporte en son article 58 des dispositions similaires. Chaque État peut également dénoncer la convention de coopération monétaire et, par ricochet, la convention de compte d’opérations qui le lient à la France. En somme, s’il veut sortir de la zone franc, aucun État n’a besoin de permission. Il suffit de prendre ses responsabilités.
Cela étant dit, il faut distinguer deux scénarios de sortie : une sortie individuelle et une sortie collective. La première pourrait être qualifiée de « sortie nationaliste » : les pays décidant de suivre cette voie iraient battre leur propre monnaie. Évidemment, si l’un des pays phares des deux unions monétaires, soit le Cameroun, la Côte d’Ivoire ou le Sénégal, choisissait de quitter la zone franc, comme l’ont fait autrefois l’Algérie, la Guinée, Madagascar, le Maroc, la Mauritanie, la Tunisie et le Vietnam, le système CFA pourrait difficilement se maintenir. La solution d’un départ isolé comporte toutefois beaucoup d’incertitudes et de risques et n’est pas immune de tentatives de sabotage. L’autre option envisageable, c’est celle que l’on pourrait appeler la « sortie panafricaniste » : les pays africains d’une même union monétaire décideraient d’abolir la convention de coopération monétaire et la convention de compte d’opérations avec la France dans une démarche collective et solidaire. En lieu et place d’éventuelles sorties individuelles, c’est donc la France qui « sortirait » dans un premier temps, alors que les unions monétaires seraient maintenues en l’état. Il n’y aurait en conséquence plus de compte d’opérations, de centralisation des réserves de change à Paris ni de « garantie » française de convertibilité. Il n’y aurait évidemment plus de représentants français dans les banques centrales et les réserves en devises repasseraient sous le contrôle des pays africains. La politique monétaire et de change relèverait désormais de la responsabilité collective des États africains, qui auraient aussi la latitude de renommer leurs monnaies et de faire fabriquer leurs signes monétaires ailleurs qu’en France.
Au-delà des questions concernant les modalités de sortie et leurs conséquences, il existe plusieurs propositions visant à rompre avec l’immobilisme monétaire actuel. Certaines prévoient de réformer la zone franc. Parmi celles-ci, une idée est de plus en plus évoquée : arrimer le franc CFA à un panier de monnaies (dollar, euro, yuan, livre sterling, par exemple) et non plus seulement à l’euro, afin de tenir compte, entre autres, du fait que les pays de la zone franc commercent de plus en plus avec d’autres espaces monétaires. Si elle constituerait une avancée en donnant plus de flexibilité au taux de change, cette réforme ne résoudrait toutefois pas le problème de l’absence de solidarité budgétaire entre des États qui ne disposent pas du levier de la politique monétaire et de change permettant de s’ajuster. Elle maintiendrait donc toujours la « dévaluation interne » comme mécanisme d’ajustement. Par ailleurs, elle ne mettrait pas fin à la tutelle française sur l’UEMOA et la CEMAC dont l’autonomie monétaire, quoique plus importante, resterait limitée8.
Le Franc CFA constitue ainsi un frein à toute possibilité d’émancipation pour les populations subissant son existence. Complaisamment gardé en activité par les États qui l’utilisent, il demeure un formidable outil de mainmise monétaire pour Paris et plus généralement pour l’Union Européenne. Le souverainisme à l’africaine ne représente pourtant pas une solution viable à la résolution de ce problème. Les gouvernements africains comme européens ne sont en effet pas des institutions vis-à-vis desquelles nous pouvons avoir confiance, étant donné leurs prédispositions à exercer rapine et prédation.
1 « La naissance du franc CFA (1945) », L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, éditions La Découverte (2018).
2 « Hiérarchie institutionnelle », Ibid.
3 « La vicieuse opération « Persil » contre la Guinée de Sékou Touré, Ibid.
4 « Paris au cœur des institutions africaines », L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du Franc CFA, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, éditions La Découverte (2018).
5 « Une dévaluation imposée par Paris et le FMI (1994) », Ibid.
6 « Un outil clé de l’économie française », Ibid.
7 « Une contestation protéiforme et grandissante », Ibid.
8 « Rompre avec l’immobilisme monétaire », Ibid.