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Devenue un marronnier journalistique, l’expression « bataille culturelle » n’est utilisée que pour mesurer le prétendu succès de l’extrême droite. Pourtant, elle fait partie d’un répertoire rhétorique de cette même extrême droite, qui l’utilise depuis quarante ans pour nourrir son storytelling d’une victoire imminente. Une métaphore guerrière qui contribue avant tout à transformer l’espace politique en champ de bataille, et le débat en pugilat.
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Ce 28 janvier, Sébastien Chenu, député Rassemblement national du Nord, est l’invité du Grand Entretien du 7/9 de France Inter. La veille, le Premier ministre François Bayrou a confié ses vues sur l’immigration sur LCI : « Je pense que les apports étrangers sont positifs pour un peuple, à condition qu’ils ne dépassent pas une proportion. […] Mais dès l’instant que vous avez le sentiment d’une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, les modes de vie ou la culture, dès cet instant-là vous avez rejet. »
Le lendemain, la journaliste Léa Salamé interroge Sébastien Chenu sur cette déclaration, quitte à y ajouter des mots : « François Bayrou a parlé hier d’un “sentiment de submersion migratoire” [sic], ça vous a plu ça, j’imagine, quand vous l’avez entendu dire ça ? »
« Écoutez, je ne sais pas quoi vous dire … », soupire le député RN, avant de s’engouffrer dans la brèche : « Ça dit quoi ? Ça veut dire que finalement on a gagné la bataille idéologique ? », tente-t-il, presque surpris de la perche qui lui a été tendue. La journaliste le relance : « Est-ce que vous l’avez gagnée ? »
« Je pense qu’on l’a gagnée depuis très longtemps », réplique Sébastien Chenu, qui marque le point à peu de frais.
Ou comment servir sur un plateau le narratif du Rassemblement national sur son irrésistible ascension.
Car quelle pouvait bien être la visée informative de ces « softballs » (questions faciles), comme on dit dans le jargon journalistique américain ? S’attendait-on à ce que Sébastien Chenu désavoue les propos de François Bayrou ? Qu’il démente d’un « non, je plaisante, on n’a pas encore gagné la bataille culturelle » ? Qu’il déroule une analyse détaillée des procédés de mise à distance utilisés par le Premier ministre (le « vous », le « sentiment de », l’affirmation préalable des « apports étrangers ») ?
Surtout pourquoi avoir accepté sans ciller le cadrage (framing) du député plutôt que d’en interroger les présupposés ? De nombreuses questions se posaient face à l’affirmation péremptoire d’une « victoire idéologique » : pourquoi cette rhétorique belliqueuse dans une démocratie ? Si le Rassemblement national mène une « bataille idéologique », contre qui ou quoi est-il en guerre : ses opposants, les valeurs républicaines, le système du pluralisme démocratique ? Quelles sont ses armes (hyperboles, désinformation, investissements dans les médias) ? Cette « bataille » n’est-elle pas plutôt une métaphore grandiloquente pour désigner une banale campagne de propagande pour diffuser son idéologie ? Enfin et surtout : quelle est cette idéologie, dont tantôt le Rassemblement national se réclame, tantôt il fait mine d’être exempt, se réclamant plutôt du « bon sens » ?
L’expression « bataille culturelle » est devenue un cliché du commentaire politique et un marronnier journalistique. Elle n’est d’ailleurs utilisée que pour mesurer le soi-disant succès de l’extrême droite (jamais celui d’autres idéologies comme le libéralisme ou le consumérisme, ni la progression dans l’opinion de l’indice de tolérance ou de l’attachement aux droits des femmes, à la laïcité, etc.). Pourtant, c’est surtout un élément de langage servi depuis quarante ans par l’extrême droite elle-même : il sert son storytelling d’une victoire prochaine en vertu de l’adage ressassé ad nauseam par le FN-RN selon lequel « les victoires idéologiques précèdent toujours les victoires électorales ».
C’est aussi avant tout – il faut semble-t-il le rappeler – une métaphore : un fait de style que le Rassemblement National entend faire passer pour un fait tout court. Cette métaphore guerrière impose un récit implicite, une axiologie, et un cadrage du champ politique qui participe à la brutalisation des échanges. Parler de « bataille culturelle », c’est transformer l’espace politique en champ de bataille, l’agora en arène, le débat en pugilat.
L’un des plus grands succès de l’extrême droite est peut-être d’avoir imposé l’idée que cette « guerre culturelle » existe en dehors de son propre discours. Depuis quelques années, les émissions de radio, de télévision ou magazines s’interrogent uniquement sur son issue (qui a gagné ?) et non sur ses présupposés. Les émissions s’enchaînent : « Le RN a-t-il remporté la bataille culturelle ? » (C Ce soir, TV5, 31 mai 2023) ; « Guerre culturelle, bataille sociétale, comment qualifier ce qui nous arrive ? » (France Culture, 9 mars 2021); « Qui a gagné la bataille des idées en France ? » (France Inter, 29 octobre 2017).
L’impensé est tel sur le sujet que même le journal Le Monde, dans un article au demeurant passionnant qui retrace justement la thématisation de ce cliché par l’extrême droite et les implicites de la métaphore de la « submersion » utilisée par François Bayrou, choisit d’utiliser l’expression « victoire sémantique » sans guillemet pour son titre (« Immigration : François Bayrou offre une victoire sémantique », 28/01/2025). Il faut attendre l’édition papier du lendemain pour que les guillemets réapparaissent dans la titraille, et s’accordent enfin à la teneur de l’article, qui mettait lui à distance cette expression (« le RN se réjouit d’avoir gagné une ‘‘bataille idéologique’’ », version imprimée du 30/01/2025). Malheureusement, l’écosystème médiatique et le public ne lisent souvent que les titres des sites en ligne, aisément partagés sur les réseaux mais coupés de l’analyse déployée dans l’article…
Il est temps d’interroger la métaphore de la « bataille culturelle » de manière critique et d’en retracer l’histoire, les implicites idéologiques, et des effets sémantiques et politiques.
Dès 1979, « La Guerre Culturelle » fait la couverture de la revue Éléments, pour une civilisation européenne fondée par le GRECE, le think tank de la Nouvelle Droite : le heaume médiéval qui sert d’illustration au numéro donne le ton. Ce courant va vulgariser au sein des droites extrêmes une interprétation particulière de la notion d’« hégémonie culturelle » théorisée par le philosophe communiste italien Gramsci dans les années 30 dans ses Cahiers de prison pour la faire glisser vers une lecture en termes de conflits irréductibles, et, en pratique, d’offensive essentiellement lexicale. L’idée est de faire (un peu pompeusement) de la « métapolitique » afin de « transformer les mentalités pour promouvoir un nouveau système de valeurs » (GRECE, 1981). Concrètement, il s’agit essentiellement de réfléchir sur le vocabulaire. Bruno Mégret rédige des fiches à l’intention des militants : « Deux types de mots sont à proscrire : les mots appartenant à l’idéologie marxiste, les mots appartenant à l’idéologie des droits de l’homme. »
La « bataille idéologique » devient vite un thème métaphorique ressassé plutôt qu’une action d’ampleur et fonctionne comme un topos ou lieu commun. (Il suffit de lire Culture Wars de James Hunter pour mesurer combien la guérilla culturelle aux États-Unis dans les années 1990 n’avait à l’inverse rien d’une joute verbale : militants anti-avortement enchaînés à des cliniques du planning familial ou qui y mettent le feu, lynchage de personnes trans ou gay, menaces de mort, explosion de voitures et agressions contre des représentants religieux, il s’agissait de détruire physiquement). Parler de « bataille culturelle », plutôt que de la mener concrètement, est en soi un argument persuasif à même d’infléchir l’image des candidats. De Jean-Marie Le Pen qui assène que « les mots tuent parfois plus sûrement que les balles » à Éric Zemmour qui le plagie d’un « les mots sont des armes qui tuent bien plus efficacement que des fusils », hyperbole et grandiloquence alimentent un ethos guerrier et campe le locuteur en héros charismatique.
Mais rappelons que ce thème est avant tout une métaphore : non pas la chose même, mais une manière de désigner une chose par une autre. Il n’y a de « bataille » ou de « guerre » culturelle que dans le langage, et par le langage. Toute discussion devrait commencer par en relever le statut métaphorique.
Cependant il faut prendre les métaphores au sérieux comme agents d’une acculturation idéologique ou du cadrage médiatique. Les images sont peut-être fausses, et d’un autre statut que la description factuelle de réalités concrètes, elles n’en ont pas moins des effets puissants, notamment sur l’opinion publique.
Lakoff et Johnson dans leur célèbre ouvrage Metaphors We Live By ont montré à quel point les métaphores sous-jacentes à notre vocabulaire social et politique le plus commun (« ascension sociale », « élévation spirituelle »…) sont imprégnées de schémas mentaux, et, partant, de manières de voir le monde.
Comme toute métaphore conceptuelle, la métaphore de la « bataille » renferme un schéma actantiel et narratif implicite : la « guerre » suppose des acteurs, héros et traîtres, vainqueurs et vaincus, une téléologie et une morale. Là où Gramsci parlait d’hégémonie, c’est-à-dire de rapports structurels de domination, les tribuns de l’extrême droite en font une histoire archétypale, tour à tour romancée, chevaleresque, conspirationniste ou eschatologique. Ils mettent en récit le thème de la « bataille culturelle ».
L’évocation du trope a aussi un effet performatif : dire qu’on est en guerre, c’est enclencher les hostilités. L’énonciation prouve l’énoncé : affirmer qu’on se lance dans la bataille culturelle, c’est faire une déclaration de guerre et confirmer donc son existence en la faisant advenir. C’est aussi embarquer l’autre à son corps défendant dans ce conflit et faire de lui soit un allié, soit un ennemi. Si la performativité d’un énoncé se lit sur le modèle de la formule « quand dire c’est faire » de John L. Austin, ici on est dans une forme de performativité projetée où « dire, c’est faire faire [la guerre] ».
Ce faisant, le long processus historique de l’évolution des valeurs des sociétés occidentales décrit par exemple dans The Silent Revolution de Inglehart est remplacé par une grille de lecture aux accents complotistes où certains groupes agiraient intentionnellement pour « détruire » les valeurs traditionnelles. Leur déclin est pourtant lié à la sécularisation des mœurs, à l’évolution des mentalités après-guerre, à l’émergence d’un consensus démocratique autour des valeurs républicaines, au renouvellement des générations avec de nouvelles cohortes plus ouvertes et diverses, autant de processus longs de l’histoire des idées qui ne sont pas le produit d’une « guerre ».
« La sémantique n’est pas neutre », affirmait Jean-Marie Le Pen en 1984. La métaphore non plus, pourrions-nous ajouter. Et il n’est pas inutile de la décrypter.
Tout d’abord, le cadrage par la « bataille culturelle » construit un champ de lutte où seuls deux camps s’opposent. Or cette bipolarisation, qui rehausse artificiellement l’extrême droite au rang de « premier opposant » dès les années 1980, est démentie par la complexité du pluralisme politique en France.
De plus, elle construit une symétrie fallacieuse entre deux systèmes de valeurs qui seraient de même statut alors que la conception ethno-raciale, hiérarchique, identitaire et inégalitaire de l’extrême droite reste minoritaire dans l’opinion et a été discréditée par son application politique au XXe siècle.
Surtout, la métaphore belliqueuse n’est pas neutre car elle s’inscrit dans une conception autoritaire du pouvoir et une survalorisation de la violence comme schéma structurant des relations sociales. Parler de « guerre » culturelle, c’est valoriser et acclimater une conception anti-démocratique de la vie politique. Par définition, une « victoire » ne pourrait être que l’élimination de « l’ennemi » par reddition ou annihilation totale. Dans cette vision, plus d’alternance politique, de compétition démocratique, ni de débat d’idées ou de réflexion critique des citoyens. Il s’agit d’éliminer la pensée (et les partis) adverses – ce que le nouveau président des États-Unis Trump a juré de faire avant même d’être élu… et est en train d’accomplir depuis la Maison blanche.
Les exemples historiques lointains ou récents (l’assaut du Capitole le 6 janvier 2020, les terroristes suprémacistes inspirés par la théorie du Grand Remplacement en Norvège, en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis, Trump en parole puis en action aujourd’hui) ont montré la continuité qui mène du discours de la violence au recours à la violence physique ou institutionnelle. Se lancer dans une « bataille idéologique », c’est inciter à l’action dans le monde réel et ériger les adversaires comme des ennemis à abattre.
Les implicites actanciels (conflit, ennemis, mort de l’adversaire) de la métaphore guerrière ne sont pas propres à l’extrême droite mais, en contexte, cette image active certains présupposés structurants de son discours : la division manichéenne entre un « eux » et un « nous », la violence comme rapport fondamental entre groupes sociaux, l’Autre comme menace existentielle, le schème géopolitique subliminal de « territoires » à « reconquérir », la tendance totalitaire (refus du pluralisme des opinions, des cultures, des idées).
Ce type de discours n’envisage jamais que puissent coexister des locuteurs ou des systèmes de valeurs d’égale légitimité, d’égale dignité. L’espace linguistique, l’espace politique et l’espace géographique sont conçus comme des mondes pleins à somme nulle, où l’ajout d’un terme, d’une idée ou de nouveaux arrivants ne peut se faire que sur le mode du remplacement, de l’annulation et de la disparition de son antonyme. À l’extrême droite, hantises démographiques et linguistiques sont pensées et exprimées selon le même schéma métaphorique et mental d’un « grand remplacement » à enrayer et inverser. Dans ce monde régi existentiellement par l’antithèse irréductible, seule la guerre peut résoudre les dichotomies.
Ainsi, la « bataille culturelle » est une construction rhétorique surinvestie par l’extrême droite parce qu’elle reflète, valide et impose sa vision du champ politique et des relations entre groupes sociaux : pour elle, tout est guerre, et cet antagonisme irréductible ne peut mener qu’à l’élimination d’un camp, ou d’un peuple.
Or il n’y a aucune raison d’accepter de camper le débat d’idées et la compétition électorale comme une « bataille », dont l’enjeu serait l’élimination de l’autre camp. « La politique [est] d’abord et avant tout une guerre de langage, une guerre des signes, une guerre des symboles », écrivait Jean-Marie Le Pen théorisait en 1991. Mais on n’est pas obligé de prendre pour argent comptant les propos de Jean-Marie Le Pen. Ni ceux de ses lointains héritiers.
Comme le concept d’« hégémonie culturelle » est en apparence repris à la gauche, celle-ci ne parvient pas à le déconstruire. Au mieux, elle enjoint à de nécessaires contre-offensives. Il serait temps d’arrêter d’idéaliser une notion marquée par le contexte historique de son émergence. Sous prétexte qu’elle vient d’Antonio Gramsci, prisonnier politique de l’Italie fasciste, on ne pourrait faire l’inventaire des implicites de cette métaphore. Ne soyons pas naïf : cette idée n’était pas destinée à renforcer la démocratie parlementaire, mais au contraire à rendre efficace une contre-propagande communiste pour rendre la Révolution du prolétariat possible en Europe. Il ne s’agit pas de déserter le champ de la confrontation des idées, et encore moins de laisser la langue d’extrême droite s’insinuer dans notre langage politique, mais de refuser le cadrage par la guerre et d’offrir d’autres cadres de pensée, d’autres clés de lecture (notamment, économiques) et une langue critique.
Si la « bataille culturelle » est une métaphore à fins performatives, ses procédés ont des effets réels de transformation de la langue. Certains néologismes (« européisme », « mondialisme », « immigrationnisme ») et locutions (« immigration massive », « submersion migratoire ») se sont diffusés dans la langue et sont aujourd’hui repris au-delà du Rassemblement national. Ce processus de « vulgarisation » s’accélère d’autant plus que l’autorité des locuteurs qui adoptent ce vocabulaire est grande. Lorsque le président de la République Emmanuel Macron utilise sans prise de distance « droit-de-l’hommisme » (Valeurs Actuelles, octobre 2019, « décivilisation » en plein Conseil des ministres le 24 mai 2023, et « reciviliser » (Le Point, 23 août 2023), ou « immigrationniste » face à la presse, il donne par sa fonction une visibilité et une légitimité inespérées à ces termes.
La phrase de François Bayrou sur « le sentiment de submersion » n’est donc nullement anodine. C’est une faute grave, même si lui-même n’y croit pas et ne l’utilise que pour faire un appel du pied au Rassemblement national pour éviter une censure du gouvernement. Analysons précisément les choses : qu’un Premier ministre utilise cette expression (mise à distance comme un « sentiment » des Français plutôt que comme un fait) ne signifie nullement une « victoire idéologique ». Mais une défaite lexicale et une faute éthique du Premier ministre, oui.
À l’heure du clash permanent, de la fascisation galopante des États-Unis, de la violence des réseaux sociaux, des hordes numériques, du règne de la force partout plutôt que du droit, il nous incombe plus que jamais de choisir les mots justes. Refusons de faire des mots des armes pour les rendre au contraire à la pensée, à l’intelligence et au dialogue.