Petite histoire de l’anarchisme chinois – 3/4 – Agathe Senna

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Le texte sur lundi.am
Quelques textes de Ba Jin traduits par Angel Pino

Cet article fait suite à deux articles de présentation de l’anarchisme chinois que nous avions publiés il y a quelques mois [disponibles sur tarage.noblogs.org – nde].  Cette semaine, Agathe Senna nous présente Ba Jin, écrivain anarchiste chinois (1904-2005)

« La tragédie des intellectuels chinois, je n’ai pas pu y échapper. »[1]

A sa mort en 2005, Ba Jin (巴金) est couronné par la presse du monde entier et par Pékin comme « géant de la littérature chinoise » ; mais avant d’être un écrivain à succès, Ba Jin est aussi et surtout, un penseur politique, un intellectuel, un défenseur infatigable des idées anarchistes et des libertés fondamentales.

Né en 1904 à Chengdu, il retrace le début de son « éveil » politique à la lecture de textes de Kropotkine, traduits à l’époque par Li Shizeng. Il rejoint en 1920 la Société de l’Equité, qui fédère une partie du mouvement étudiant à Chengdu, participe à l’édition de leur périodique La Voix du peuple commun (平民之聲), qui après un premier numéro est forcé à la clandestinité par la censure et les autorités locales. Ce périodique, qui se veut à la croisée de l’anarchisme chinois et international, publie des articles sur Proudhon, Bakounine, Kropotkine, ou encore Elisée Reclus. Ba Jin participe également aux distributions de tracts et organisation de groupes de lecture et manifestations, notamment autour du Premier Mai. Il écrit de nombreux textes pour La Quinzaine (半月) à partir de 1921, ainsi que dans d’autres périodiques, exhortant la jeunesse à se révolter contre l’autorité et les voix du nationalisme montant. Il écrit, entre 1920 et 1940, dans une quinzaine de revues et périodiques anarchistes différents, avec une dizaine de pseudonymes. De nombreux de ses textes ou articles sont publiés ou republiés sous forme de petites brochures ou feuillets à quelques centimes, à reproduction libre, ce qui permettra à ses idées, et aux idées du mouvement ouvrier et anarchiste, une grande diffusion à cette époque.sa mort en 2005, Ba Jin (巴金) est couronné par la presse du monde entier et par Pékin comme « géant de la littérature chinoise » ; mais avant d’être un écrivain à succès, Ba Jin est aussi et surtout, un penseur politique, un intellectuel, un défenseur infatigable des idées anarchistes et des libertés fondamentales.

 

Il rencontre Lu Jianbo (卢剑波), figure de l’anarchisme du Sichuan et du syndicalisme révolutionnaire, puis Wei Huilin et Qu Shengbai en 1923 autour de la publication du Tocsin du peuple 民钟. Il s’engage en 1926 dans des organisations syndicales et auprès du mouvement ouvrier à Nanjing puis à Shanghai, après avoir participé au mouvement important de l’année 1925[2], dont il constate avec amertume la récupération par le Parti Communiste naissant.

Il commence alors à correspondre avec Emma Goldman, Alexandre Berkman, et Thomas Keell, entre autres. Outre le français et l’anglais qu’il maîtrise bien, il possède également une bonne connaissance de l’esperanto, notamment après avoir fait la rencontre de Hu Yuzhi, un des leaders du groupe d’esperanto de Shanghai, ainsi que du russe et du japonais. Il quitte en 1927 la Chine pour la France, où il rencontre des anarchistes français (comme Paul Reclus ou Jean Grave) et chinois (comme Wu Kegang). Il y poursuit ses activités d’essayiste, de journaliste et de traducteur, et publie un premier ouvrage, intitulé L’anarchisme et les questions pratiques.

Il manifeste son soutien à Sacco et Vanzetti, publie de nombreux textes sur la répression des mouvements anarchistes et ouvriers dans le monde entier, et assiste également à cette répression dans son entourage immédiat en France, lorsque les réfugiés politiques qu’il côtoie, des antifascistes italiens aux juifs russes ou polonais, sont menacés d’expulsion ou effectivement expulsés, comme Wu Kegang 吴克刚, expulsé en juillet 1927[3]. Il rentre ensuite à Shanghai en 1929, afin notamment de poursuivre son activité auprès du Tocsin.

Commence alors un intense travail de théorisation de ses idées anarchistes. Dans son texte « Les principes de l’anarchisme », daté de février 1929, il écrit : « L’anarchisme est la négation de l’Etat, le refus de l’accaparement individuel des biens communs de la société, et le refus radical de toute autorité ». L’été 1930 se tient une des dernières réunions d’anarchistes chinois, à Hangzhou, à laquelle se rendent Ba Jin, Wei Huilin, Lu Jianbo ou encore Zheng Peigang, et d’où sort une nouvelle revue, éditée par Ba Jin, Avant l’époque 时代前.

Il se rend brièvement au Japon en 1934 ; il y rencontre l’anarchiste japonais Ishikawa Sanchirô. La situation politique étant de plus en plus compliquée en Chine, il effectue de nombreux allers-retours entre Shanghai, Nanjing et Canton, en compagnie de Wu Kegang et Wu Zhihui 吳稚暉. Il assiste, impuissant, au délitement du mouvement anarchiste, pris en étau entre les Nationalistes et les Communistes d’une part, et qui en oblige beaucoup à prendre parti d’un côté ou de l’autre, et éclaté sur les plans de la géographie et des différentes branches d’autre part, deux causes qu’il retient comme étant ce qui condamne l’anarchisme à son éloignement progressif du champ politique[4].

Dans une lettre à Emma Goldman, il écrit : « J’aime le peuple, mais je hais autant les communistes que les nationalistes. Le gouvernement de Pékin va tomber d’ici un ou deux mois ; le gouvernement de Nanjing va peut-être alors prendre le pouvoir, mais ce ne sera pas mieux. Tous les gouvernements sont nos ennemis. Certains pensent que l’avènement du gouvernement de Nankin est une bonne chose, car il y a de nombreux anarchistes actifs dans les provinces de Nankin ; quant à moi, je ne pense qu’une chose : quand on n’est pas proche du peuple, on ne peut rien pour la révolution »[5]. Il poursuit son travail de publication et de traduction, notamment des textes de Kropotkine, jusqu’en 1947. De ce qu’il advient de Ba Jin après la prise de pouvoir des Communistes en 1949, ayant choisi de rester en Chine en en payant de lourdes conséquences, on parlera dans le prochain article, et dernier de cette petite série, article consacré au thème des « censures et réécritures ».

L’intellectuel anarchiste

Le début du XXe siècle voit en Chine la naissance et la formation de la sphère publique et politique, autour de débats, de personnalités et de mouvements. Les participants de cette sphère publique sont pour la plupart des étudiants et des intellectuels, qui organisent par là une forme d’action collective qui se distingue de l’exercice de la politique en tant que telle[6]. La tradition démocratique induite par cette sphère publique avant 1949 en Chine est, de ce fait, une tradition de mouvements, non une tradition d’institutions – une tradition de mouvements dans laquelle la nébuleuse anarchiste tient une grande place.

Les lettrés de l’aristocratie chinoise s’effacent peu à peu pour laisser place à ces intellectuels modernes, nés entre 1880 et 1910, polyglottes et ayant souvent suivi une partie de leurs études à l’étranger, et qui s’investissent dans l’enseignement et la recherche, les professions juridiques, le journalisme, l’édition ou la création, comme Ba Jin[7]. Via ses correspondances, échanges, rencontres et traductions, il est tout à fait intégré et prend part au réseau des intellectuels et penseurs anarchistes de son époque.

Il aurait échangé textes et idées par écrit avec Emma Goldman (à partir de 1925) et Alexandre Berkman (1928), mais aussi Max Nettlau (1928), Agnès Inglis (jusqu’en 1950), Rudolf Rocker (jusqu’en 1959), la « Commission des relations internationales anarchistes » en 1949, ou encore Georges Fontenis, alors dirigeant de la Fédération anarchiste en France. Dans ses lettres, il fait aussi un état des lieux de l’anarchisme et des luttes sociales en Chine pour ses camarades étrangers, et décrit la situation politique et sociale en Chine, ce qui en font de précieux témoignages historiques.

Traducteur prolifique de textes politiques et anarchistes, et expert dans le genre de la préface et des commentaires de texte : chez Ba Jin, traduire et écrire se mêlent et se complètent[8]. C’est le cas dans Du capitalisme à l’anarchisme, qu’il considère comme un de ses ouvrages majeurs (et qui est largement inspiré d’un ouvrage de Berkman, Now and after : the ABC of communist anarchism) ouvrage interdit dès sa sortie en 1930, et qui demeure la référence principale pour approcher ses idées, notamment la manière dont le système capitalisme-féodalime-impérialisme forme la base spécifique de sa réflexion antiautoritaire.

Ba Jin théorise ce projet de traduction comme projet politique dans sa préface à L’Ethique de Kropotkine (1941) : la traduction fait pleinement partie de sa « mission » de diffusion des idées anarchistes. La traduction donne une assise intertextuelle et « palimpseste » aux écrits de Ba Jin : non seulement cela lui fournit les connaissances nécessaires à son travail de recherche, de critique et d’historien, mais cela lui permet aussi de développer toujours la théorie et la pratique par rapport à la situation en Chine – de faire des aller-retour entre le texte et son regard en tant que lecteur et théoricien ancré dans la situation chinoise. Les textes qui peuvent sembler « annexes » – préfaces, correspondances, notes à la traduction – ont souvent chez lui une valeur didactique et mettent en avant ses propres idées.

Il poursuit aussi, comme Emma Goldman ou Max Nettlau, un travail d’historien du mouvement anarchiste, par la rédaction d’une dizaine d’essais et d’ouvrages historiques, plus particulièrement sur les différentes figures anarchistes et leur persécution dans l’histoire, fondateurs et fondatrices de l’anarchisme comme mouvement internationalisé – on peut prendre comme exemple son Histoire des membres du mouvement anarchiste français (février 1926), dans lequel il revient sur les vies d’Henri Deschamps, Ravachol, Emilie Henry ou encore Auguste Vaillant, ou son Histoire du mouvement social russe, terminé en septembre 1935. C’est ce qu’il nomme, dans les pas de John Mills Wiltham qu’il a lu, une « histoire biographique » de l’anarchisme[9].

On retrouve aussi chez Ba Jin la problématique du lien entre les intellectuels et le peuple, et la place des intellectuels par rapport au mouvement ouvrier, problématique qui traverse d’ailleurs les courants anarchistes et socialistes du début du siècle, en France et ailleurs. De ce point de vue là, il ne peut que constater le grand fossé entre les anarchistes chinois et le peuple, sans lui-même sortir de cet espèce d’élitisme qui fait de l’activité publique des intellectuels presque « un devoir moral » – ce qui rejoint les commentaires d’Yves Chevrier sur la continuité, ou du moins l’absence de vraie coupure, entre le lettré et l’intellectuel moderne en Chine, qui reste dans cette posture du « guide »[10].

La pensée antiautoritaire

L’ « anarchisme » représente pour lui l’idéologie de la classe exploitée et des dominés, mais aussi, par opposition aux gouvernements, l’ordre social, la solidarité des individus et des groupes, et, économiquement, la constitution d’associations libres et volontaires de production et de distribution, qui se développent progressivement en « communisme libre ».

Ba Jin est une des figures du mouvement anarcho-communiste chinois ; pour résumer, chez lui, l’anarchisme est un mode d’organisation politique, le communisme libre son mode d’organisation économique. Il est d’ailleurs lui-même convaincu que la grande majorité des anarchistes chinois sont de « tendance anarcho-communiste »[11]. L’anarchisme sert d’outil critique du marxisme-léninisme et du communisme étatique.

Ses influences théoriques sont Emma Goldman et Kropotkine[12], avec lesquels il partage la certitude que l’anarchisme est avant tout le nom donné à une éthique personnelle et collective. En Chine, il fait remonter ses influences à Shifu, représentant des anarchistes chinois dits « de première génération ». Pour Shifu, il s’agit de résister au pouvoir arbitraire en œuvrant pour la justice, en s’opposant physiquement et collectivement à l’arbitraire et à l’autorité.

De là, Ba Jin soutient les thèses du syndicalisme révolutionnaire. Il considère la justice sociale ne pouvant aboutir que par la mobilisation des ouvriers, notamment au moyen de l’action syndicale et de la grève générale. Commentant les acquis de la « révolution de 1911 » en Chine, Ba Jin écrit que si celle-ci a été un échec du point de vue social, elle a cependant « ouvert les yeux à des milliers de jeunes gens », en leur faisant découvrir le mouvement ouvrier américain et européen. Il précise cette idée : « la révolution (sociale) est arrivée en Chine sous l’influence du mouvement ouvrier européen »[13]. En juin 1921, Ba Jin publie dans La Quinzaine une brochure qui présente l’histoire et l’action des IWW, « le groupement ouvrier le plus puissant aux Etats-Unis », en appelant le mouvement ouvrier chinois à prendre exemple sur leurs méthodes et de s’inspirer de leurs expériences[14]. Il reproche cependant à cette organisation son « mode centralisé », s’insérant par là pleinement dans le discours du syndicalisme révolutionnaire hérité de Bakounine.

Dans ses développements sur l’Etat et l’autorité, Ba Jin emprunte d’ailleurs largement la grille de lecture de Bakounine, à savoir que les structures que sont l’Etat, la propriété et la religion sont imbriquées, s’appuient les unes sur les autres pour asseoir la domination d’une élite d’oppresseurs sur le peuple opprimé[15]. Il s’insurge contre le patriotisme comme justification de la guerre et outil de domination des « seigneurs de guerre » et des politiciens.

L’Etat, écrit Ba Jin, est « un organe autoritaire »[16], « il se contente de nous massacrer, de nous humilier, de s’allier aux capitalistes pour massacrer les pauvres et nous voler ; nous, les humains, naissons libres, or il promulgue de nombreuses lois pour entraver notre liberté », écrit-il. La propriété, quant à elle, est « le résultat de la spoliation », c’est-à-dire l’accaparement des biens communs par les hommes les plus forts[17].

La critique de l’Etat n’est pas subordonnée, comme souvent dans les écrits anarchistes chinois, à la lutte contre l’impérialisme occidental dans les concessions ou tel gouvernement en particulier[18], c’est une critique théorique et systémique, structurée, à l’égard du principe de l’Etat, du principe de la propriété, du militarisme, et de la religion. C’est ce qui fait la force et la radicalité de ces textes de Ba Jin – comme ceux de He-Yin Zhen. Il exhorte la société chinoise, arrivée selon lui « à un degré d’obscurité extrême », à refuser de « vivre recroquevillés sous la tyrannie et se maintenir en vie en végétant ».

Il développe la même critique de l’Etat dans un article daté d’avril 1921[19], dans lequel il revient sur les conceptions « erronées » de la liberté et de l’égalité. La liberté, écrit-il en substance, n’est pas un « ensemble de libertés » que l’on distribuerait aux citoyens, comme un bouquet – liberté de parole, de circulation, de regroupement – et l’égalité n’est pas une simple égalité des citoyens devant la loi. Tout gouvernement, et les institutions qui lui sont attachées, font obstacle à la liberté et à l’égalité[20]. Les structures du pouvoir, explique-t-il, sont imbriquées les unes dans les autres : les « capitalistes » sont protégés par l’Etat, et ils rendent un peu de ce qu’ils ont volé en appelant cela « charité », « assistance » ou « philanthropie », mais humilient une partie du peuple en les empêchant de travailler, et en asservissant ceux qui travaillent. Il critique autant les politiques arbitraires que les politiques parlementaires – dont il a pu observer les hypocrisies et les impasses lors de son séjour en France.

Il émet cependant de fortes réserves quant à la « propagande par le fait » dans le débat sur le recours à la violence qui agite les courants anarchistes de l’époque – en Chine, les anarchistes du Hunan sont parmi ceux qui soutiennent le terrorisme révolutionnaire, mais Ba Jin ne voit là aucun moyen d’œuvrer en faveur de la révolution sociale. Pour lui, la diffusion des idées anarchistes doit s’accompagner d’un travail de fond dans la société, il rejoint l’idée des « conditions » évoquées par James Guillaume et Enrico Malatesta[21] dans leur réflexion sur la réalisation du communisme anarchiste.

Dans L’anarchisme et la question pratique, 1927, il écrit, « La révolution résulte de l’évolution sociale ; il n’y a pas de contradiction entre révolution et évolution (…) L’anarchisme ne peut se réaliser dans un temps court ; sous les conditions actuelles l’anarchisme n’est pas réalisable ». « La révolution en Chine prendra du temps mais la situation est encore plus urgente qu’en Europe ou en Amérique » écrit-il dans « Le syndicalisme révolutionnaire » (1924). En effet, les conditions ne sont pas rassemblées – « il n’est pas possible de faire la révolution le ventre vide », et il y a un grand fossé entre les anarchistes chinois et le peuple. Dans l’immédiat, il s’agit donc de « superviser » les droits des ouvriers, en abolissant les systèmes de chefs de production, en négociant par le biais des syndicats. Les objectifs sont clairs : réduire le nombre d’heures de travail, protéger leurs « moyens de vie » et ressources, et assurer l’éducation des ouvriers. Il faut engager les luttes locales des paysans contre les seigneurs locaux, et des ouvriers contre les patrons capitalistes. L’ « anarchisme », synonyme donné à la réalisation complète de la justice sociale, adviendra pas à pas, conclut-il[22].

Or, la situation en Chine oblige Ba Jin à envisager le progrès social comme un projet encore embryonnaire. Huang Lingshuang, autre anarchiste chinois, fait également ce même constat : « L’évolution est très lente. Après des milliers d’années de chaos, la république vient d’être établie. Il semble que le peuple profite d’un peu plus de bonheur qu’auparavant. Cependant, lorsque les gens puissants découvrent que le peuple s’est mis en quête du bonheur, ils emploient tous les moyens les plus cruels pour bloquer ce nouveau mouvement. La société idéale est encore, très, très loin »[23]. Réfléchissant à l’inévitable lien entre révolution nationale et internationale, il conclut, « à mon avis il n’y aura jamais de paix tant qu’un pays qui compte quatre cent millions d’habitants sera opprimé et exploité »[24].

L’anarcho-communisme chinois se place, dès ses débuts avec Liu Shifu, et comme ailleurs depuis la rupture entre Bakounine et Marx, en porte-à-faux avec le communisme d’Etat et le « communisme doctrinaire ». Dans les années 30, le débat s’envenime, aussi parce que le parti communiste, non content de s’imposer comme principale force adversaire face aux nationalistes, devient concurrent de l’anarchisme sur les terrains de l’action syndicale et des discours socialistes. Ainsi peut-on lire, en guise d’avertissement au lecteur, au début de chaque brochure de la société Ren, dans les années 30, la précision suivante : « le communisme évoqué ici est le communisme libertaire prôné par Kropotkine, qui est tout à fait différent du communisme doctrinaire de Marx. Prière de bien les différencier ! Société Ren. » Cet avertissement trahit la hantise d’être assimilé à de la propagande communiste et marxiste. Dans du Capitalisme à l’Anarchisme, Ba Jin supprime, jusque dans le titre et partout dans le texte, toute allusion au communisme. Il va jusqu’à préciser dans l’introduction, « nous, les anarchistes, n’avons pas de chef spirituel, et nous ne sommes pas les adeptes de tel ou tel, parce que l’idéal anarchiste n’est pas la création d’un individu en particulier ».

Ce n’est pas la seule fois où Ba Jin cherche à prendre ses distances d’avec le communisme entendu dans le contexte de ce rapport de forces. Il y fait référence dans plusieurs lettres, et en 1927 également, « je voudrais insister sur le fait que le mouvement anarchiste comme tout mouvement révolutionnaire n’est pas le mouvement d’un parti politique en particulier ; tout mouvement révolutionnaire est le mouvement du peuple » (L’anarchisme et la question pratique, 1927), qui nous laisse penser que la montée du parti communiste inquiète Ba Jin, comme beaucoup d’autres anarchistes chinois. Il écrit dans La Chine souterraine (1927), « les dirigeants nationalistes veulent fonder leur dictature et les dirigeants communistes veulent aussi fonder leur dictature ». Il réaffirme tout au long de ces textes que le mouvement anarchiste est et doit demeurer indépendant des partis politiques et des guerres pour le pouvoir.

Des recherches récentes ont mis en avant la position de Ba Jin comme « critique anarchiste du marxisme »[25]. Il est, de fait, un critique important en Chine du marxisme léninisme, du principe de dictature du prolétariat, du mode de gouvernement adopté par Lénine et plus généralement des politiques répressives de l’Etat bolchevique. Influencé par Bakounine dans sa critique théorique du marxisme et par Goldman et Berkman dans sa critique de la Russie soviétique et du marxisme-léninisme, Ba Jin écrit une dizaine d’articles à ce sujet[26]. Il remet également en question les thèses défendues par Lénine sur le rôle des intellectuels, dans son introduction du Capitalisme à l’Anarchisme, ainsi que le fondement strictement économique, de la théorie marxiste ; comme Goldman, il soutient l’idée que la révolution ne doit pas seulement être économique, mais aussi culturelle, en apportant une « nouvelle éthique ».

Comme l’écrit Olga Lang, « les marxistes dans les années 20 et 30 abordaient peu les problèmes éthiques. Ils assuraient qu’une fois que la superstructure économique aurait changé, toute la superstructure idéologique, et par là la psychologie humaine, seraient elles aussi changées. (…) Avec l’anarchisme, c’était différent. Presque tous les grands penseurs anarchistes accordaient une grande importance aux problèmes éthiques ». On pense ici à Li Shizeng, Wu Zhihui, ou encore Liu Shifu, qui firent de la préoccupation éthique une préoccupation centrale de leurs travaux.

C’est l’idée antiautoritaire qui sert de base à la critique du marxisme et du communisme d’Etat. La victoire de l’Etat-parti signifie l’échec de la révolution ; ce ne peut être qu’un changement de nature de la dictature, explique-t-il en substance. L’établissement d’un parti, même provisoire, est contraire aux aspirations du peuple : la révolution sociale, écrit-il, est la fin du gouvernement des hommes par les hommes. « Si on part du principe que le fait qu’une classe oppresse une autre classe n’est pas juste (…) alors il me semble évident que l’on doive s’opposer à cette idée de dictature du prolétariat ».

Lu Jianbo prévient également aux côtés de Ba Jin contre le danger de confier la force sociale au seul parti communiste ; il écrit, « derrière la prétendue dictature du prolétariat se cache en réalité la dictature, plus ou moins longue, d’un parti unique »[27]. A partir des années 30, tous les opposants aux Nationalistes sont qualifiés de « communistes », ce qui de fait met les communistes et anarcho-communistes dans la même situation face au gouvernement nationaliste, et tend à dissimuler historiquement l’opposition entre anarcho-communistes et communistes marxistes.

Il est intéressant aujourd’hui de lire ces lignes, moins de la perspective théorique, qui passe en grande partie par la critique de l’exemple soviétique[28], que de la perspective historique, c’est-à-dire de ce qui adviendra de la Chine sous Mao quelques années après. En 1949, il advient ce que Ba Jin s’emploie à critiquer très tôt : un parti unique qui s’installe au pouvoir, un collectivisme forcé, un Etat autoritaire constitué autour du culte et de la main d’un seul homme, et le silence forcé des intellectuels.

Il élabore un argumentaire critique du communisme centralisé et autoritaire du parti qui sonne très juste aujourd’hui ; il est donc intéressant et nécessaire de faire ressortir les voix dissidentes, comme celle de Ba Jin et des intellectuels anarchistes, d’une histoire réécrite et d’un « récit national » cadenacé, qui suit les voies tracées par l’historiographie marxiste, notamment dans sa lecture de l’histoire révolutionnaire. Si l’on peut pointer du doigt de nombreuses impasses ou absences théoriques dans ses textes, notamment sur la question des femmes et de la paysannerie, qu’il n’aborde pas en tant que tels car plus proche d’un mouvement urbain et ouvrier, Ba Jin, comme d’autres intellectuels anarchistes, a contribué à faire de la justice sociale un enjeu majeur du champ politique et intellectuel, et à dessiner les contours d’un discours socialiste révolutionnaire antérieur, indépendant et critique du Parti Communiste.

[1] Cité par Pino, dans Ba Jin, autour d’une vie (2013).

[2] Le 30 mai à Shanghai, la police britannique tire sur des milliers d’étudiants et ouvriers rassemblés pour protester contre la répression des grèves et les conditions de travail dans les usines textiles japonaises à Shanghai ; c’est ce que l’on a appelé « l’incident de 1925 », à la suite duquel de nombreux mouvements de protestation et de rassemblement ont permis au Parti Communiste de s’installer durablement, son nombre d’adhérents passant alors de 1000 à 50000 adhérents.

[3] Dans un article d’époque du Libertaire, datant du 10 juin 1927, on lit, « une trentaine de militants anarchistes, russes, polonais, bulgares, italiens, chinois et espagnols, viennent de recevoir un avis d’expulsion (…). Ces hommes, si odieusement chassés de France, avaient été contraints à quitter leurs pays respectifs dans lesquels règnent des dictatures féroces qui toutes ont placé les anarchistes hors-la-loi. Parmi ces expulsés se trouve même un étudiant chinois et ce n’est sûrement pas la mesure dont il est la victime qui va contribuer à faire aimer en Chine, lorsque cet homme y retournera, la France révolutionnaire dont le prestige à travers le monde semble avoir considérablement diminué ».

[4] On lit dans les lettres de Ba Jin l’inquiétude quant à la situation du mouvement anarchiste chinois, voire, par endroits, son désespoir. Dans une lettre de mars 1949 au CIRA, il écrit : « Malheureusement je ne peux te donner de renseignements sur le mouvement anarchiste en Chine, car à dire vrai, il n’existe plus un tel mouvement en Chine. Ici, je suis tout seul, et je travaille à faire la propagande seulement par écrit. Je fais la rédaction des Œuvres complètes illustrées de Kropotkine en chinois, dont quatre volumes sont déjà parus. Je suis aussi l’éditeur de ces œuvres. (…) Lu Jianbo est aussi seul à Chengdu (…) il est infatigable dans son travail. (…) A Fujian, seulement à Fujian, il existe un mouvement libertaire. Il n’est pas grand, mais c’est un vrai mouvement. Il existe une école fondée par nos camarades là-bas et on fonde une petite maison d’éditeurs, qui a publié une dizaine de brochures, dans lesquelles on trouve l’article sur l’anarchisme de Malatesta traduit par Lu et la première partie de mon Bakounine. »

[5] Lettre à Emma Goldman, 5 juillet 1927.

[6] Vidal, Christine. (2006). A l’épreuve du politique : les intellectuels non communistes chinois et l’émergence du pouvoir maoïste dans la première moitié du vingtième siècle.

[7] Ibid.

[8] Voir à ce sujet « Ba Jin et Berkman : de la traduction à l’écriture palimpseste » (Angel Pino). Ce n’est pas un exemple unique d’ « écriture palimpseste » chez les intellectuels chinois : on peut aussi se souvenir de Qu Qiubai, qui s’était librement inspiré de L’ABC du communisme de Boukharine, pour écrire son Introduction aux sciences sociales.

[9] Préface d’octobre 1929 à Dix héroïnes russes.

[10] Chevrier, Yves. (2016). Les intellectuels, un certain pivot, Citadins et citoyens dans la Chine du XXe siècle : essais d’histoire sociale.

[11] Seconde partie de l’article « L’anarchisme chinois et le question de l’organisation », 1927.

[12] Kropotkine est traduit en Chine dès 1915. Selon Li Cunguang, les anarchistes chinois auraient retenu de l’anarcho-communisme kropotkinien les éléments suivants : le système de l’entraide et l’absence de centre ou de pouvoir dans l’organisation sociale et politique ; la loi et la propriété comme obstacles au progrès de l’humanité, puisque la loi protège la propriété et le gouvernement, et que la propriété est la clé de voûte du système de l’esclavage et des privilèges. Les arguments historiques comme les exemples modernes servent de preuves dans leur démarche.

[13] « La Chine souterraine », 1927. Traducion Angel Pino

[14] « Les IWW et les travailleurs chinois ».

[15] Les textes de Bakounine avaient circulé en Chine à partir des années 1920. On trouve la trace de plusieurs textes traduits sous forme de brochures de la Société Shi 實社 shi she, dans ces années-là, dont Dieu et l’Etat, de Bakounine, en 1924.

[16] « L’Etat n’est qu’une des formes possibles de la vie sociale (…) La domination s’établit par l’association de figures dominantes, dont l’Etat et l’Eglise sont deux avatars (…) en bref par l’anéantissement de tous les contrats libres, la prohibition absolue et féroce de toute sorte d’entente libre entre les hommes » (Kropotkine, discours de 1896 à Paris).

[17] Cela nous fait d’emblée penser aux développements de Proudhon, dont il est resté la célèbre phrase « la propriété, c’est le vol ». Ba Jin écrit plusieurs articles sur Proudhon, notamment un en 1931, intitulé « Proudhon et Qu’est-ce que la propriété  ».

[18] Comme c’est le cas, par exemple, chez Wu Zhihui, dont les cibles sont la monarchie mandchoue, les classiques confucéens, puis les impérialistes occidentaux.

[19] « Comment construire une société véritablement fondée sur la liberté et l’égalité », 1921 ; traduction Angel Pino.

[20] « L’Etat et les institutions qui y sont attachées sont, dans la définition, les formes que prennent le gouvernement de l’homme par l’homme ; l’éducation des sociétés libres se fera malgré et contre l’Etat » (Kropotkine, L’Etat, son rôle historique, 1913).

[21] James Guillaume et Errico Malatesta dont Ba Jin possédait plusieurs ouvrages, comme Angel Pino l’a montré dans « Ba Jin, la France et Château-Thierry ».

[22] Ce qui différencie par exemple Kropotkine ou Elisée Reclus de Ba Jin est que ces auteurs considèrent l’évolution et le progrès vers l’anarchisme comme étant en cours « Par mille phénomènes, par mille modifications profondes, la société anarchiste est déjà depuis longtemps en pleine croissance » (Elisée Reclus, préface à La conquête du pain de Kropotkine, 1892). Et Goldman : « L’anarchisme pour moi était, et est l’enfant, non de la destruction, mais de la construction, le résultat d’une croissance, d’un développement des efforts sociaux, créatifs et conscients d’un peuple régénéré ».

[23] Huang Lingshuang, « Souvenirs de liberté », 1917, en chinois 自由录zi you lu. Cité également dans Graham (2005), p. 355.

[24] « La Chine souterraine » (1928). Traduction Angel Pino.

[25] Ces recherches, accompagnées de plusieurs textes traduits, ont paru dans la revue Contemporary Chinese Thought, n° 46, « Ba Jin as Anarchist Critic of Marxism », 2015, sous la direction de John A. Rapp et Daniel M. Youd.

[26] On pourra retenir, « Lénine, traitre de la révolution » (février 1925), « Plus à propos de la dictature du prolétariat » (décembre 1925), « A propos de Lénine » (décembre 1925), « La prostituée du marxisme » (janvier 1926), « Anticommunistes et réactionnaires » (août 1927), « le 10è anniversaire de la révolution russe » (octobre 1927) ; « La dictature du prolétariat » de Marx (1928) ; « Cheka » (mars 1928), « le couteau aiguisé des Bolcheviks » (en 1929) ; il développe sa critique du marxisme dans les postfaces de Le sang de la liberté (1937) et de La conquête du pain (1940) de Kropotkine, ainsi que dans la préface de Changements sociaux et réformes économiques de Kropotkine mai-juin 1947 – d’où, encore une fois, l’importance de prendre en considération ses préfaces.

[27] Préface de Lu Jianbo à sa traduction de L’anarcho-communisme de Novorimsky, avril 1927.

[28] Ba Jin apprend les horreurs de la Russie soviétique et de sa répression politique sévère des anarchistes par Goldman et Berkman, mais aussi par Varlaam Cherkezov, un anarchiste géorgien et critique du marxisme, et par un ami chinois – sûrement Wei Huilin – correspondant avec la veuve de Kropotkine.