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Le texte sur le site de la revue Stoff
Cette enquête empirique et théorique propose une critique de l’idée d’un « nouvel » antisémitisme en France étranger à l’antisémitisme historique. En replaçant l’antisémitisme dans le tissu des rapports sociaux actuels et passés, il s’agit de considérer les attaques de juifs en tant que juifs comme une forme spécifique de racialisation. Cela passe par une confrontation aux essais qui conçoivent l’antisémitisme de notre temps soit comme une révolte mal formulée, soit comme un anticapitalisme inabouti.
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Le meurtre de Mireille Knoll, suivi par la « marche blanche », contemporaine de la litanie raciste et conservatrice du « Manifeste contre le nouvel antisémitisme »[1], puis l’affaire Finkielkraut pendant une manifestation de gilets jaunes[2], ont été l’occasion de nouvelles instrumentalisations de la question de l’antisémitisme. Ces événements hyper médiatisés, sorte de catharsis de la bonne conscience bourgeoise, offrent l’occasion pour politiciens, intellectuels et représentants associatifs de faire valoir leur conception de l’identité française et de la République face à ces autres, ces barbares. C’est ainsi que, coupée de l’histoire effective de l’antisémitisme, la lutte contre celui-ci devient une marque d’intégration, un lieu de cristallisation de valeurs morales et politiques, y compris pour le Rassemblement National que l’on retrouve, farce de l’histoire, aux côtés des marcheurs. Ainsi instrumentalisé, l’antisémitisme devient dans ces discours et ces pratiques un moyen d’opposer les juifs français, intégrés et aimés par la République, à leurs « concitoyens musulmans », minoritaires non-intégrés, voire essentiellement incompatibles avec les valeurs « judéo-chrétiennes » de l’Europe. Cette mise en opposition des minoritaires produit des confusions politiques innombrables, notamment la nouvelle prétention à défendre les juifs de la part de leurs agresseurs historiques de longue date : la droite et l’extrême-droite.
Au-delà de cette instrumentalisation notable, heureusement critiquée et incessamment pointée du doigt par l’extrême-gauche pour ses soubassements racistes et inconditionnellement pro-israéliens, il convient cependant de se demander ce qu’il en est, effectivement, de l’antisémitisme en France aujourd’hui. Si l’instrumentalisation de l’antisémitisme est bien avérée, on ne peut pas pour autant réduire l’antisémitisme à cette instrumentalisation, comme le font pourtant nombre de groupes et individus à prétention révolutionnaire dès que nous sommes mis au courant d’une quelconque manifestation d’antisémitisme. Dans ces situations, tout se passe comme si l’enjeu primordial était d’emblée de se distinguer d’un certain type d’analyse, d’une certaine conception de l’antisémitisme véhiculée par la République, ses intellectuels réactionnaires et l’extrême-droite. Tout est alors immédiatement affaire de positionnement dans un réseau d’interprétations. Il s’agit en quelque sorte de devancer ce que l’État et ses idéologues vont dire et conclurent de tel ou tel acte antisémite. Dans la situation actuelle, il est certain que ceux de ces actes qui sont commis par des Noirs ou des Maghrébins musulmans seront convoqués par l’État et ses intellectuels organiques comme une énième preuve de la barbarie islamique. C’est une tendance idéologique objective qui doit nécessairement être prise en compte et critiquée. Toutefois, l’appréhension et la critique de cette tendance ne doivent pas nous faire oublier ce qui est en jeu, à savoir des actes antisémites, c’est-à-dire des attaques de juifs ciblés en tant que juifs. À moins de considérer que la réalité de la société et de nos luttes ne soit composée que de « positions », de discours et de représentations politiques et médiatiques, ce qui importe vraiment est de savoir précisément à quelles pratiques on se réfère quand il est question d’antisémitisme aujourd’hui. Statuer sur l’importance ou l’insignifiance de l’antisémitisme avant de savoir précisément de quoi on parle, ce serait se complaire dans le dogmatisme du paranoïaque qui se soucie surtout de préserver la pureté de telle ou telle identité politique choisie, selon les goûts et les trajectoires, sur le marché de la radicalité.
Commencer une enquête sur l’antisémitisme contemporain exige donc de se défaire de trois dogmes stériles répandus. Le premier est celui qui revient à poser une identité entre racisme et précarité matérielle ou encore, ce qui n’est souvent qu’une variante de cette même idée, à poser que le racisme n’a de pertinence sociale d’un point de vue communiste qu’en tant qu’il segmente le prolétariat. Cela revient d’emblée à disqualifier la pertinence même d’un quelconque intérêt pour le thème de l’antisémitisme, les conditions sociales des juifs français étant, nous y reviendrons, distinctes de celles des Arabes musulmans. Le deuxième dogme est celui qui prend l’État pour seul et unique moteur du racisme, se privant ainsi de toute analyse de la portée plus large de celui-ci. Dans cette perspective, le fait que l’antisémitisme ne soit pratiquement plus véhiculé par des organismes d’État l’exclut, ici encore, des objets dignes d’intérêt. Le troisième, lui, consiste à affirmer que l’antisémitisme possède une singularité telle qu’il ne saurait même pas être comparé aux autres racismes. Nous verrons que cette sur-singularisation de l’antisémitisme revient en fait à l’abstraire de l’histoire, alors qu’il ne saurait résider ailleurs que dans l’interaction d’individus ou de groupes réels pris, comme nous tous, dans les rapports d’exploitation et de domination propres aux marchés capitalistes. Face à ces dogmes qui sont autant d’obstacles à l’appréhension de l’antisémitisme, l’enjeu ici est donc de nous donner les moyens de soulever une question : celle de savoir dans quelle mesure on peut dire que l’antisémitisme a une quelconque efficace aujourd’hui. Autrement dit, en quoi consiste l’antisémitisme contemporain, si tant est qu’on puisse parler d’un antisémitisme spécifiquement contemporain ? Quels sont ses effets, de quelle nature sont-ils ? Se distinguent-ils de ceux de l’antisémitisme des siècles précédents ?
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Notre question appelle déjà une précision terminologique qui est en même temps lourde d’implications politiques. Les discussions autour de l’antisémitisme sont aujourd’hui enlisées dans un bourbier où le simple fait d’employer le terme d’« antisémitisme » provoque des réflexes virulents plus ou moins légitimes. Ceux-ci vont de la critique de la dissociation de l’antisémitisme des autres formes de racisme à des élucubrations sur le supposé privilège que s’arrogent les juifs en se présentant comme victimes d’un « -isme » particulier. L’« antisémitisme », terme forgé et initialement revendiqué par des militants anti-juifs en Europe[3], désigne une forme spécifique d’une racialisation, d’une construction de caractéristiques sociales en propriétés conçues comme héréditaires et inchangeables. Il n’a pas pour autant une singularité exceptionnelle. Comme toute autre forme de racialisation, celle des juifs connaît plusieurs figures historiques. Il y eut d’abord la judéophobie européenne, qui se développa du XIIe au XVIIe siècle ; elle consista en la discrimination, la ségrégation et les attaques des juifs ciblés en tant que non-chrétiens ou supposément anti-chrétiens. L’antisémitisme propre à la société bourgeoise naquit ensuite au cours de la formation des États-nations européens : sa principale opération est de pointer les juifs comme un groupe excessivement riche ou puissant ; il intègre aussi des éléments de la judéophobie médiévale et de la Réforme protestante. Nous récusons cependant l’idée d’une « nouvelle » judéophobie contemporaine qui serait le fruit de la rencontre de thématiques anti-impérialistes et de discours islamiques, tant dans sa version conservatrice (P.-A. Taguieff) que dans sa version progressiste (E. Traverso). Ces thèses n’ont jamais été étayées empiriquement et, quoi qu’il en soit, l’antisémitisme de certains — qu’ils soient blancs, maghrébins ou noirs — fait partie intégrante de l’antisémitisme de cette société française qui a produit leurs conditions d’existence. En ce sens, il n’a rien de nouveau, si l’on entend par là qu’il serait propre à un autre « espace-temps ».
Si nouveauté il y a, elle est à chercher non dans telle ou telle classe dangereuse émergente, ni dans un indigénat politique rêvé, mais dans la conjoncture historique. Les premières années de notre siècle coïncident en effet avec une transformation conjointement politique, idéologique et matérielle de l’antagonisme de classe, en France et au-delà. C’est pourquoi il nous semble que le cadre dans lequel l’antisémitisme en France doit être compris est en partie global, dans la mesure où les rapports sociaux qui fondent cet antisémitisme sont liés à des processus qui dépassent celui de ce territoire national. On ne peut pas pour autant réduire l’antisémitisme en France à une simple importation de la guerre opposant la Palestine et Israël, bien que les ressorts de l’antisémitisme en France soient surdéterminés par des positionnements dans cette guerre et des représentations de celle-ci. Dans tous les cas, il ne s’agit pas de dire que l’antisémitisme est un produit de l’anti-impérialisme ou encore, amalgame des amalgames, que l’antisionisme serait l’expression géopolitique de l’antisémitisme. Si des éléments d’antisémitisme peuvent s’exprimer dans des discours anti-impérialistes, ceux-ci ne font que capter et réactiver des composantes dont ils ne sont pas nécessairement l’origine première. C’est dans l’optique d’une telle liaison entre les rapports sociaux en France et des processus globaux que l’année 2000 s’impose comme un moment-charnière de renforcement de l’antagonisme entre les centres du capital et ses périphéries. Entre 2000 et 2006, les luttes des Palestiniens contre la colonisation israélienne entrent bien dans la phase nouvelle de la Seconde Intifada. Le 11 septembre 2001 — action commise par l’une des nombreuses organisations antisémites internationales prônant la « guerre sainte » au nom de l’islam — a quant à lui, par ricochet, été instrumentalisé pour la consolidation du racisme anti-arabe et de l’islamophobie dans un grand nombre de pays occidentaux. Au même moment, l’antagonisme de classe en France prend de nouvelles formes politiques. En France, le clivage qui se creusait depuis les années 1980 entre les gauches parlementaires et le prolétariat a permis à un parti comme le Front National de s’ériger à partir des années 2000 en seul défenseur contre le supposé assistanat des immigrés et une invasion islamique fantasmée. Les répercussions en France de la crise mondiale de 2008 n’ont pas manqué de renforcer cette opposition politique entre « vrais » citoyens et immigrés, dit autrement : entre fractions exogènes et endogènes de la nation française.
Tant au niveau global qu’au niveau national, le cadre où l’antisémitisme actuel se développe est ainsi celui d’une polarisation de plus en plus profonde. Cette polarisation se fonde sur des segmentations nationales et de classe qui perpétuent, nous le verrons, des avantages et des désavantages matériels et symboliques hérités des colonies et des protectorats. C’est cette polarisation qui est retraduite dans la structure dichotomique du racisme : civilisation judéo-chrétienne versus arriération musulmane ; citoyens intégrés versus immigrés indésirables.
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Dans cette conjoncture, que nous disent les données disponibles sur les actes antisémites ? S’il est factuellement erroné et politiquement douteux d’établir que les actes antisémites se multiplient de manière absolue en France, il est néanmoins certain qu’ils ne sont pas un vestige du passé. Il est certes difficile d’avoir des statistiques fiables à ce propos. Les données recueillies peuvent parfois en dire autant, sinon plus, sur les organisations qui les élaborent (des organismes d’État ou des associations juives) que sur l’objet des études.
Pour donner une idée générale, on peut néanmoins établir que depuis les années 2000, il y a fluctuation du nombre d’actes antisémites avec une recrudescence d’attaques autour de 2000-2002 et 2014-2015. Les actes antisémites, qui se chiffrent à moins de 90 par an dans les années 1990[4], bondissent au moment de la seconde Intifada en septembre 2000. Les Antifeujs. Le livre blanc des violences antisémites en France depuis septembre 2000, publié en mars 2002 par l’Union des Étudiants Juifs de France, recense ainsi 405 actes antisémites entre septembre 2000 et mars 2002, avec pour moments forts la seconde Intifada et le 11 septembre. Dans le rapport publié par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) pour l’année 2002, on apprend que les actes antisémites ont été six fois plus nombreux qu’en 2001 et qu’ils ont été particulièrement nombreux durant les mois de mars et d’avril[5]. Wieviorka[6], qui note le rapprochement possible entre ces actes et la guerre israélo-palestinienne souligne que, depuis, on constate plutôt une déconnexion entre le nombre d’actes antisémites et cette guerre — un devenir-autonome de ces actes. La CNCDH note dans son rapport de 2017 que, suite à ce tournant de 2000-2001, le nombre annuel d’actes et de menaces antisémites est demeuré supérieur à 200, et qu’à cinq reprises, il a dépassé les 800. De plus, leur part dans le nombre total d’actes et de menaces racistes répertoriés sur cette même période est importante : 82 % en 2000 et autour des 50 % sur la période 2002-2007 et en 2014.
Ce même rapport constate cependant que, depuis 2015, le nombre d’actes et de menaces antisémites recensés est en baisse, alors que le niveau de violence se renforce[7]. Là où, auparavant, les actes antisémites visaient avant tout les biens, les cimetières ou les lieux de culte, l’année 2012 est la première où ces actes touchent surtout des personnes[8]. Commentant le rapport de 2007 de ce même organisme, Wieviorka souligne que les chiffres varient selon ceux du ministère de l’Intérieur et le Service de protection de la communauté juive (106 actions violentes dont 64 agressions dans le premier cas ; 143 actions dont 71 agressions dans le second cas). Le rapport de 2007 affirme que 33 % des auteurs de violences seraient issus des « milieux arabo-musulmans » (une hausse de cinq points par rapport à 2006) mais, comme le note Wieviorka, on ne sait pas comment est établie cette identité dite « arabo-musulmane[9] ».
Pour mieux distinguer les différentes dimensions objectives de l’antisémitisme, nous renvoyons à l’annexe de ce texte qui expose une typologie sommaire des actes antisémites sur cette période[10].
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Face au constat que le nombre d’actes antisémites est plus important depuis les années 2000 qu’à la fin du XXe siècle, la récurrente relativisation de l’antisémitisme par des auteurs issus des divers courants de l’extrême-gauche ou de l’antiracisme est d’autant plus problématique qu’elle débouche parfois sur une exclusion des juifs de la critique pratique et théorique du racisme. Pourquoi une telle gêne à l’égard de cette population minoritaire en France ? Comment expliquer ce chiasme qui oppose d’un côté l’amour dont jouiraient supposément les juifs de la part des différentes factions de la bourgeoisie en France, ce prétendu racisme positif venant de la sphère politique parlementaire et, d’un autre côté, l’indifférence voire la méfiance manifestée à leur égard par certaines organisations s’identifiant comme révolutionnaires ? Bien que sous des formes distinctes, la relativisation de l’antisémitisme est repérable tant dans un pamphlet comme Antisémitisme partout signé Alain Badiou et Éric Hazan que dans des interventions circonstanciées des Indigènes de la République ou dans le livre d’un historien tel Enzo Traverso.
Commençons par le petit pamphlet Antisémitisme partout. La description et la condamnation de l’instrumentalisation de l’antisémitisme basculent dans la relativisation de celui-ci lorsque Badiou et Hazan rapportent l’antisémitisme de la « jeunesse populaire » à une « hostilité ‘‘politique mal politisée’’[11] » (sic). Tout se passe comme si ces expressions de l’antisémitisme étaient l’émanation directe, en France, des luttes contre la colonisation israélienne. Les positions sociales de ces prolétaires racisés et celles des juifs disparaissent au profit d’une opposition imaginaire entre deux camps : celui des prolétaires français racisés assimilés aux Palestiniens colonisés et celui des juifs français associés à l’État d’Israël. Pour Badiou et Hazan, il y aurait donc, au fond de cet antisémitisme de certains « jeunes issus des quartiers » — dont les auteurs concèdent l’existence sans s’enquérir plus avant de sa réalité — une proto-formation politique spontanée qui a pris un tournant malheureux, une lutte qui choisit mal sa cible. Or, précisément, si on prend au sérieux le langage des luttes, c’est-à-dire leur forme idéologique plus ou moins articulée, la lutte ne saurait être séparée de sa cible. Si les juifs sont identifiés, en France, comme les symboles de l’expropriation des Palestiniens et des immigrés afro-descendants, il est probable que cela retourne une partie du prolétariat contre ces symboles. Ce que Badiou et Hazan ne voient pas, c’est que le ciblage des juifs en tant que juifs prend la forme d’une personnalisation racialisante qui consiste à incarner de supposés pouvoirs politiques et économiques dans un groupe de personnes conçues comme une généalogie close (« les juifs »). L’emprise totalisante des rapports sociaux d’exploitation et de domination se trouve ainsi matérialisée dans une figure visible et parfois prise pour cible : les juifs. En effet, cette personnalisation, comme représentation et comme pratique, n’est pas à confondre avec la personnification, avec le fait de tenir des capitalistes pour ce qu’ils sont : des agents[12] du capital. Personnaliser sur un mode racialisant, c’est tenir une supposée généalogie pour responsable de la misère matérielle et symbolique. Ainsi, la seule chose qui pourrait nous faire voir les expressions d’antisémitisme pour autre chose que ce qu’elles sont, à savoir des attaques de juifs en tant que juifs, c’est la croyance qu’il suffirait que cette « hostilité » de la « jeunesse populaire » change d’orientation pour faire avancer les fronts de la lutte. Or, tant que cette politisation se focalise sur un groupe défini ainsi, dans des termes raciaux, culturels ou religieux, comme le responsable des rapports d’exploitation et de domination, elle ne fait que renforcer une polarisation qui conforte la société capitaliste. Le problème n’est donc pas uniquement dans la cible de la lutte mais dans la forme prise par cette lutte même : celle d’un transfert symbolique de ce qui relève des rapports de production capitalistes sur une généalogie fantasmée. L’analyse de Badiou et Hazan atteste d’une incapacité à penser l’antisémitisme comme un phénomène contemporain français au-delà de l’autodafé dont ces auteurs se présentent comme les victimes, au-delà de cette sorte d’importation des rapports israélo-palestiniens dans l’Hexagone. Pourtant, ce n’est pas ce qui se passe au Moyen-Orient qui fait l’antisémitisme contemporain, et l’existence du conflit israélo-palestinien, s’il a pu motiver certains actes antisémites depuis la Seconde Intifada, ne justifie pas que l’on dissocie ces actes de l’antisémitisme historique des formations sociales européennes.
C’est que Badiou et Hazan préfèrent plaquer sur les rapports de classe en France des interprétations politiciennes et volontaristes relevant d’une compréhension artificiellement dualiste des rapports sociaux. Dans leur perspective, les actes du prolétariat ne sauraient en aucun cas être antisémites ; ils doivent à tout prix trouver un soubassement positif, car « le peuple[13] » de Badiou et Hazan ne peut être que sur le bon chemin. Pourquoi ? Parce que, les auteurs nous l’apprennent dans un passage sur Vichy, dire qu’il y aurait quelque chose comme un racisme venant d’en bas, une haine irrationnelle, ce serait nécessairement opposer à cette déraison du peuple une raison d’État bourgeoise détachée de tout affect raciste. Certes, historiquement, les institutions de l’État ont justifié, codifié et appliqué le racisme. Mais ils n’en sont pas le seul vecteur, et il est impossible de dire, de manière unilatérale, que le « phénomène vient d’en haut[14] ». Cette justification, cette codification et cette application du racisme se sont toujours fondées sur des polarisations et segmentations sociales, polarisations et segmentations qui prennent corps dans les rapports effectifs entre segments de classe, entre racisés et racisants et entre les racisés eux-mêmes. Les conditions différenciées de la reproduction des classes fournissent la base matérielle non seulement d’une stigmatisation des plus précaires, mais aussi d’un ressentiment à l’égard des groupes tenus pour mieux intégrés. Dès lors, dire que des prolétaires non-juifs puissent prendre leur part active aux idées et pratiques antisémites, ce n’est pas leur opposer la rationalité pure de l’État. C’est simplement regarder les choses en face. Dans le raisonnement de Badiou et Hazan, ce sont toutes ces médiations entre les deux extrêmes que sont la « haine irrationnelle » du peuple et les « élites » proches de l’État qui disparaissent dans un schéma manichéen. Forcément, le « peuple » qu’ils représentent est bon : il n’est que le reflet de leur réorganisation imaginaire de l’histoire.
Houria Bouteldja, quant à elle, va plus loin dans cette déification du bon peuple, en affirmant que l’antisémitisme des populations « indigènes » de France — qu’elle concède, elle aussi, volontiers à ses détracteurs — contient un fond de vérité révolutionnaire. Dans son texte « Les Beaufs et les Barbares », après avoir identifié comme cause principale de l’antisémitisme le « racisme d’État » — cette sorte de boîte magique de laquelle émergent toutes les divisions sociales —, elle nous invite à porter des « lunettes décoloniales » pour examiner l’antisémitisme des « indigènes » : « Derrière l’hostilité envers les juifs, qui entérinera notre déchéance si on n’y remédie pas, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État nation et de l’impérialisme[15]. » Il faudrait ainsi interpréter ce ressentiment raciste et régressif comme une première étape de la résistance. Mais comment l’antisémitisme pourrait-il être une « critique de la pyramide raciale » quand il s’inscrit parfaitement dans un système raciste, en présentant les juifs comme l’incarnation essentielle et héréditaire de l’argent et du pouvoir ? Pourrait-on même imaginer énoncer le même type d’argument sur la négrophobie ou le racisme anti-arabe : serait-ce là aussi des étapes d’une certaine évolution politique que l’on pourrait légitimement traverser pour mieux se libérer ? Comment l’antisémitisme pourrait-il être une critique de cet « État nation » qu’il a historiquement contribué à constituer et dont il motive, encore aujourd’hui, les exaltations les plus ouvertement racistes ? Comment pourrait-il, enfin, constituer une quelconque critique de « l’impérialisme », à moins de considérer que la colonisation et le massacre de populations infériorisées soient l’apanage d’Israël, sorte de concentration ultime et exceptionnelle de la violence étatique ? Ceci n’est possible que par une pure et simple projection, sur les idées et les actes antisémites, de « critiques » qui n’ont strictement rien à voir avec ce qui y est effectivement pensé et créé. Tout se passe en effet comme si le fait que les juifs soient identifiés comme symboles de « la pyramide raciale », de « l’État nation » et de « l’impérialisme » pouvait être pris pour autre chose qu’une personnalisation racialisante. Si l’antisémitisme est considéré comme une triple « critique », celle-ci ne peut être que restauratrice, c’est-à-dire axée sur le retour à un ordre originaire rêvé. Derrière ce type de raccourci, parfaitement symptomatique de la défense de ce qu’on pourrait appeler un antisémitisme stratégique, on retrouve donc en fin de compte une rhétorique similaire à celle de Badiou et Hazan.
On sait qu’avant de parler de l’antisémitisme « indigène » ou de la supposée résistance portée par le succès médiatique et politique de Dieudonné[16], Bouteldja s’est avant tout efforcée de minimiser l’existence de l’antisémitisme contemporain en le réduisant aux résidus idéologiques de groupuscules d’extrême-droite. Cela ne prouve que son incapacité à penser l’antisémitisme indépendamment de la supposée valorisation des juifs par l’État. Si la vivacité de l’antisémitisme en France est aussi un phénomène d’extrême-droite, présent dans la France identitaire « souchienne » et chrétienne, pourquoi séparer ces différentes sortes d’antisémitisme de l’extrême-droite blanche des tendances islamistes ou des groupuscules identitaires d’un Soral ou d’un Kemi Séba s’adressant au prolétariat racisé ? Refuser de voir la reprise de vieux symboles et projections antisémites dans les sketchs de Dieudonné ou les écrits de Soral au nom d’une distinction hâtive entre l’antisémitisme historique et l’antisémitisme présent, c’est inventer une discontinuité dans l’histoire de l’antisémitisme qui n’y est pas. Sans revenir sur tous les stéréotypes repris par les idéologues antisémites s’adressant aux jeunes racisés en France et ailleurs, on retrouve néanmoins les classiques : « les juifs contrôlent le monde » (« ou les sionistes contrôlent la France et sont à la source des guerres dans le monde »), les « juifs sont rusés », « les juifs sont riches », et surtout : « les juifs ont des pouvoirs qu’ils cachent par les voies de la conspiration ». Et, on y reviendra, ces représentations tiennent leur efficace des conditions différenciées et polarisées de la reproduction des classes.
Paradoxalement, on retrouve cette dissociation artificielle entre antisémitisme historique et contemporain sous la plume de l’historien Enzo Traverso dans La Fin de la modernité juive[17]. On est étonné, en effet, de se retrouver face à certains raccourcis politiques hâtifs qui, s’ils ne s’abaissent pas au niveau des thèses de Bouteldja, encouragent néanmoins une relativisation de l’antisémitisme contemporain. On peut suivre Traverso dans son argumentation générale. La modernité juive, portée par les composantes progressistes des juifs européens, reposait en partie sur la situation sociale et/ou politique précaire de ces derniers, qui tendait à les rapprocher des idéaux avant-gardistes, anti-nationalistes et communistes. La situation d’un grand nombre de juifs européens aujourd’hui qui en font, pour ce qui est de la France, l’une des populations minoritaires les plus socialement acceptées, porte certains d’entre eux à des alliances bien plus marquées à droite. Mis à part la nostalgie parfois quelque peu essentialisante pour la bonne vieille « modernité juive », la dimension problématique de l’ouvrage apparaît quand Traverso avance la thèse selon laquelle l’antisémitisme aurait été remplacé en Europe par l’islamophobie. Il semblerait que cette thèse soit à prendre dans des termes fonctionnels. L’islamophobie occuperait aujourd’hui la fonction jadis remplie par l’antisémitisme. Paradoxalement, cette tentative d’historiciser les racismes, en les concevant en termes de vases communicants — l’un baisse, l’autre prend le relais —, produit en fait une conception anhistorique. Tout se passe comme si l’islamophobie pouvait faire ce que fit l’antisémitisme au XIXe et XXe siècles, à savoir contribuer à la formation sanglante des États-nations européens. Mais le racisme n’est pas une matrice vide et indéterminée, qui resterait en quelque sorte indifférente à qui y fait quoi. Bien entendu, le racisme se polarise aujourd’hui autour d’un rejet de la présence même des minoritaires liés à l’immigration (nord-)africaine et moyen-orientale, stigmatisés parce que musulmans. Or, conclure de cela que l’antisémitisme en Europe n’aurait plus aucune efficace idéologique ni la moindre force de mobilisation pratique, c’est faire preuve d’une conception unilatérale du racisme, ne laissant aucune place à la possible coexistence et coordination de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Quid, alors, par exemple, des délires paranoïaques sur le « grand remplacement » des Européens chrétiens par les musulmans et la « submersion démographique organisée » qui trouvent souvent, justement, leur « explication » dans un complot juif visant à un nouvel ordre mondial ? D’abord, le fait que le terme d’« antisémitisme » soit instrumentalisé, notamment par des juifs réactionnaires, pour faire taire toute critique d’Israël et pour nourrir le racisme anti-arabe et anti-noir, n’est pas en soi un argument pour abandonner ce concept. Cette instrumentalisation nous dit quelque chose de l’amalgame qu’ils en font mais ne préjuge en rien quant à la possibilité d’une conception historique de l’antisémitisme[18]. Le travail théorique consiste à se battre sur le terrain des concepts pour leur redonner un sens juste, et non à opter pour un nouveau mot de manière purement nominaliste. Ensuite, l’affirmation suivant laquelle l’antisémitisme serait nécessairement porté à sa disparition du fait de son déclin notable durant la seconde moitié du XXe siècle[19] est tout de même ahurissante lorsqu’elle vient d’un historien. Appliquée à toute autre forme de racisme, cette pseudo-argumentation ne passerait pas. Que dirait-on, par exemple, de l’idée qui voudrait que la fin de la colonisation et de l’esclavage suffise pour faire du racisme anti-arabe et anti-noir des phénomènes marginaux, sinon qu’elle s’inscrit dans une vision apologétique de l’État de droit occidental où le Progrès nous porte inéluctablement vers la disparition de la barbarie ? Enfin, ce n’est pas parce que l’affaire DSK n’a pas provoqué une mobilisation antisémite d’envergure comme celle autour de l’affaire Dreyfus au tournant du siècle dernier que l’antisémitisme ne joue plus aucun rôle dans les esprits et les pratiques. Dire cela, c’est simplement faire le constat tautologique qu’il n’y a plus les antisémites d’hier pour exploiter les faits divers d’aujourd’hui[20].
Il est significatif, à cet égard, que les quelques analyses que propose Traverso des actes antisémites contemporains contredisent ses thèses générales sur les relations entre antisémitisme et islamophobie. En effet, lorsque l’historien s’attarde sur le rapt et le meurtre d’Ilan Halimi, il ne manque pas de constater que l’association idéologique des juifs à l’argent fut un mobile essentiel dans le ciblage et la stratégie de Fofana et ses compagnons[21]. Or, cette association entre juifs et pouvoir économique, politique et médiatique s’est cristallisée précisément au moment de la formation des États-nations européens et de la consolidation de la société bourgeoise[22]. Si cet élément de l’antisémitisme historique a pu être réactivé dans ces actes commis en 2006, pourquoi produire une telle rupture historique entre antisémitisme et « judéophobie[23] » ? Pourquoi concevoir les relations actuelles entre antisémitisme et islamophobie uniquement dans les termes de la « transmigration[24] » du premier dans le second, étant donné que de tels éléments de l’antisémitisme historique transmigrent, eux aussi, dans certaines idées et pratiques contemporaines des prolétaires racisés ? En outre, Traverso propose de comprendre ce qu’il veut appeler la « nouvelle judéophobie » dans le cadre du rapport entre des prolétaires racisés et une population juive moins précaire. Plus précisément, cette « nouvelle judéophobie » est saisie dans le « retournement historique[25] », le « chassé-croisé[26] » qui tend à faire des juifs le symbole d’une intégration contrastant avec la dégradation des vies des prolétaires racisés. Bref, Traverso veut comprendre l’acharnement sur les juifs en tant que juifs dans les transformations historiques des rapports entre minoritaires. Or, dans cette perspective, un concept unifié d’antisémitisme serait bien plus à même d’articuler la sédimentation historique de l’acharnement sur les juifs avec ses réactivations dans le présent. À moins de considérer, évidemment, qu’il y ait quelque chose comme un antisémitisme propre aux prolétaires racisés et qui, pour cette raison, « surgit d’une révolte légitime[27] ». Soyons clairs : leur révolte est plus que « légitime », elle est nécessaire en tant qu’expression des antagonismes de classe. Seulement, encore une fois, le langage de la lutte n’est pas séparable de son « orientation ». Si la lutte prend les formes d’une personnalisation racialisante, elle contribue à la polarisation des segments de classes, à leur construction en groupes aux caractéristiques héréditaires et inchangeables et donc, in fine, à la perpétuation de la société capitaliste.
Suggérer que l’antisémitisme, lorsqu’il est exprimé dans les mots et les actes des prolétaires racisés, émane d’une « politisation », d’une « critique » ou d’une « révolte » essentiellement émancipatrice[28], c’est croire que le fait de prendre des personnes — supposément identifiables par leur apparence, leur nom ou leurs signes religieux — pour responsables de l’exploitation et de la domination pourrait conduire à autre chose qu’une révolte restauratrice. C’est valider le langage et la pratique de ceux qui prennent l’exploitation et la domination pour des réalités orchestrées par une poignée d’élites malveillantes. C’est, dans les cas qui nous intéressent ici, laisser persister la rumeur sur les liens supposés des juifs avec les organismes centraux du « pouvoir ». En ce sens, les groupes et individus se revendiquant de différents courants communistes ou décoloniaux ne produisent pas un « antisémitisme ‘‘de’’ gauche », au sens d’un antisémitisme qui leur serait propre. Cependant, à force de relativiser toute manifestation de l’antisémitisme au point de faire de celui-ci un sujet tabou, refoulé, l’antisémitisme devient finalement un angle mort. C’est ce qui laisse la porte ouverte à la reformulation inconsciente, dans le langage propre à la gauche, de ces mêmes éléments. Comprendre l’inertie des idées antisémites, la personnalisation qu’elles charrient, c’est identifier ce qui détermine le prolétariat non pas tant d’un point de vue matériel qu’idéologique ; c’est aussi se défaire d’une compréhension de l’exploitation et la domination qui se limite à les saisir comme des rapports sociaux produits par un « État » monolithique et ses supposées élites hors-sol et immorales.
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En rejetant l’idée que cette personnalisation racialisante contient une quelconque dynamique émancipatrice, il s’agit donc de prendre à bras le corps l’antisémitisme sous toutes ses formes. Poser que l’antisémitisme de certains prolétaires serait au-delà de toute critique parce que porteur d’une forme de révolte mal ciblée revient à penser que l’on pourrait transformer les conditions existantes sans que les sujets de la transformation n’aient à se transformer eux-mêmes. Face à cela, il ne s’agit pas de faire appel à des programmes d’éducation civique contre l’antisémitisme, mais à une auto-réflexion critique qui affronte les idées et les actes antisémites. Avant de développer quelques pistes théoriques dans cette perspective, attardons-nous sur cet antisémitisme qui se réactualise dans certains segments du prolétariat français qualifiés de « maghrébins » ou de « descendants d’immigrés » nord-africains. Car c’est bien cet antisémitisme-là dont Badiou-Hazan, Bouteldja et Traverso ne font que présupposer l’existence, prenant ainsi le discours sur la montée d’un antisémitisme musulman pour argent comptant.
L’une des manifestations de l’antisémitisme dans des pans du prolétariat racisé doit être rapportée au passé colonial français. Les populations issues de l’immigration nord-africaine et leurs descendants de première et de seconde génération se retrouvent clairement dans des positions sociales plus précaires que les autres Français, face au chômage, au travail, à la « méritocratie » et à l’ascension sociale. Rappelons que les vagues d’immigration algériennes, marocaines et tunisiennes coïncidèrent souvent avec celles des juifs sépharades. En fait, 70 % des juifs en France se diraient aujourd’hui d’origine sépharade, au sens où ils seraient issus d’une émigration du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie[29]. Les Maghrébins musulmans qui partent le font sous les conditions de la domination coloniale — avec un statut social et politique subordonné aux Français en Algérie — ou immédiatement post-coloniale — avec les traces et les traumas de la guerre. Souvent peu qualifiées, voire non alphabétisées, ces populations émigrent pour rejoindre le prolétariat français au plus bas de l’échelle. En pleine révolution algérienne (1954-62), le racisme anti-arabe était d’une violence inouïe. À la fin de la révolution, l’État français décida parallèlement de préserver la citoyenneté des juifs algériens mais de la retirer aux « Français musulmans » (qui l’avaient obtenue en 1947). Ceci permit aux juifs algériens de bénéficier en 1962 des allocations familiales, des permis de travail voire d’un reclassement professionnel et d’un accès à une forme de sécurité sociale réservée aux citoyens rapatriés. Les musulmans en général et algériens en particulier ont, au contraire, été confrontés à des obstacles administratifs beaucoup plus importants, notamment si on les compare aux Maghrébins juifs pour lesquels certains administrateurs français avaient une préférence relative. De même, bien qu’une majorité de juifs nord-africains occupaient des positions économiques inférieures à celles d’une majorité de juifs nés en France, nombre d’entre eux ont bénéficié d’une ascension sociale relativement rapide, passant pour beaucoup de positions salariées — dans l’artisanat, l’industrie et le commerce — au fonctionnariat et aux professions libérales. Les musulmans, quant à eux, étaient souvent employés dans les secteurs les plus épuisants et moins bien rémunérés : bâtiment, travaux publics, manufacture, extraction minière, ménage. En outre, une majorité des juifs venant d’Afrique du Nord bénéficiaient de connaissances préalables plus approfondies de la langue et des codes sociaux français, d’une tendance à émigrer en famille, d’une conviction de s’implanter pour toujours en France et, surtout, d’une origine sociale liée à la classe moyenne urbaine. Les musulmans, eux, étaient pour la plupart issus du prolétariat agricole. Ils ne connaissaient pas l’équivalent des structures d’accueil comme la American Jewish Joint Distribution Committee : la plupart des Nord-africains déjà présents en France à cette époque — Algériens pour la plupart — étaient de jeunes prolétaires célibataires mobiles, avec pour base principale leur pays d’origine[30]. Les nouveaux segments racisés du prolétariat dans l’économie nationale française restent donc relativement externes à l’identité ouvrière et à ses appareils d’intégration (syndicats, partis, etc.). Les populations juives algérienne et marocaine qui immigrent sont quant à elles plus éduquées et plus intégrées aux institutions françaises. Elles ont été socialisées en tant que Français du fait des décrets Crémieux de 1870 et s’identifient à la nation française depuis plus longtemps. À cette époque, les juifs algériens et marocains appartenant aux classes paysannes et prolétaires ont, quant à eux, plutôt tendance à partir pour Israël — avec toutes les conséquences que cela a pu avoir sur la segmentation raciale de la société de classe israélienne. Il y a ainsi une différence, en termes de conditions matérielles d’existence, entre une majorité de juifs et une majorité de musulmans d’Afrique du Nord qui se met déjà en place lors des vagues migratoires qui suivent la décolonisation. On peut voir comment a pu s’instaurer une polarisation sociale et politique entre ces différentes composantes des Maghrébins anciennement colonisés. C’est ce qui, progressivement, donne lieu à une « rhétorique inversée » (Gérard Noiriel) par laquelle une frustration eu égard à la propre position sociale inférieure est rapportée au statut des juifs en France, voire même considérée comme une création des juifs — nous reviendrons sur ce point. Contentons-nous ici du constat que ce sont la colonisation et la décolonisation qui permettent de comprendre la forme de transfert symbolique que peut prendre l’antisémitisme de certains Maghrébins. C’est en effet dans ces processus historiques que les populations anciennement colonisées sont affectées à des positions sociales différenciées. Ce sont ces positions et leur polarisation subséquente qui ouvrent la voie à l’interprétation de l’intégration des juifs comme un mauvais coup porté aux musulmans, comme une forme d’ascension à un pouvoir inatteignable et démesuré.
Un autre élément de compréhension de l’antisémitisme des populations issues de l’immigration est lié à l’identification à la cause des Palestiniens, qui peut parfois tomber dans des visions du monde anti-impérialistes simplistes et/ou complotistes qui imputent à Israël, comme État du « peuple juif », tous les malheurs des opprimés des pays du Sud et des racisés en Occident. De ce point de vue, la poursuite du combat décolonial, de l’émancipation par la « libération nationale » se ferait avant tout en combattant la présence israélienne sur les territoires palestiniens. L’antisionisme devient alors l’incarnation même du combat anti-impérialiste, de la lutte pour la rédemption du passé colonial. Dans ce cadre sont parfois véhiculées des idées sur les lobbies et organismes juifs à l’étranger, sionistes dans leurs orientations, qui exerceraient une influence significative sur la politique internationale des États-Unis et plus globalement sur la géopolitique mondiale. Ce genre de groupes d’influence existent bel et bien, surtout aux États-Unis, mais sous une forme diverse et antagonique, et jamais comme une seule et même communauté unie et organisée. En l’absence de cette nuance, on voit comment certains types de lecture des évènements au Moyen-Orient en termes de « collaborations », « alliances secrètes », « lobbies » et d’opposition entre un « Orient arabo-musulman » et un « Occident judéo-chrétien » peuvent provoquer un glissement de l’antisionisme à l’antisémitisme. Certains passent alors, par amalgames faciles, d’une lecture faussée de l’influence d’Israël dans le monde « arabe » à la conception d’une puissance des juifs dans le monde tout court. Si cette puissance des juifs ou des « sionistes » n’est pas ici avant tout financière, elle concerne l’idée d’une mainmise cachée des juifs sur la scène géopolitique. C’est une réactualisation de la logique complotiste du récit d’antan sur la conspiration « judéo-bolchévique » ou de l’antisionisme stalinien. Ainsi, le pouvoir accordé aux juifs par les antisémites est repris mais dans une version réactualisée. Le conflit israélo-palestinien et les groupes d’influence sionistes ou communautaires juifs deviennent matière à conspiration et sont transformés en origine du « mal » dans le monde. Les rapports israélo-palestiniens ne sont donc pas la cause de l’antisémitisme (et encore moins d’un « nouvel antisémitisme ») en France, mais ils sont bien la source d’une lecture renouvelée du monde en termes de pouvoir sioniste ou de pouvoir juif organisé.
Si l’antisémitisme de certains prolétaires racisés consiste à rapporter leur position sociale inférieure aux juifs, ou encore à faire des juifs la source même de toute domination, on voit mal en quoi on trouverait là une force subversive dont le seul tort serait de mal choisir sa cible. Compte tenu de ces deux déterminations de l’antisémitisme, nous noterons, pour notre part, qu’ils peuvent produire des actes meurtriers commis par certains Maghrébins et Noirs comme Fofana, Merah ou Coulibaly[31]. Or, le point commun de ces personnes n’est ni leur forme de politisation — allant de l’antisémitisme revendiqué à la guerre contre l’Occident —, ce n’est pas non plus leur culture — ni l’islam, ni l’islamisme ne sont des blocs monolithiques — ; le point commun, c’est leur position sociale : les segments racisés du prolétariat les plus marqués par la précarité matérielle intergénérationnelle. La seule spécificité de cet antisémitisme-là, c’est qu’il va jusqu’à traiter les juifs comme la cause même de ce que l’antisémite thématise comme une misère morale ou matérielle. C’est ce qui peut motiver la destruction effective de tout ce que celui-ci associe aux juifs[32].
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Contre les différentes formes de relativisation de l’antisémitisme, plaider pour une critique sans retenue de ce dernier n’implique pas de se cantonner dans une position morale qui aurait pour principal enjeu de rejeter toute forme de « haine ». L’enjeu est bien plutôt de rompre avec l’idée régressive selon laquelle les juifs incarneraient plus que d’autres une forme de pouvoir suprême ou supranational et devraient par conséquent s’attendre à être attaqués en tant que juifs. Toute relativisation des actes antisémites repose en effet sur la représentation des juifs non seulement comme Blancs, mais comme Surblancs, comme des personnes adaptées plus que la moyenne aux normes sociales et politiques des territoires nationaux occidentaux. Cette idée est explicite chez quelqu’un comme Houria Bouteldja, pour qui les juifs — mis à part, peut-être, les juifs se définissant comme antisionistes — auraient désormais pour principale volonté de valider plus que tout autre groupe ce qui est imposé par les sociétés capitalistes et les États occidentaux[33]. Cette même idée est présente implicitement dans les conclusions que tire Enzo Traverso de son histoire de la droitisation des intellectuels et artistes juifs, car il y apparaît que l’on serait désormais passé à une époque où les juifs occupent une place privilégiée dans le récit que l’Occident fait de lui-même sous la forme de cette « religion civile globale[34] » que serait devenue la mémoire de la destruction des juifs d’Europe. On sait enfin que l’usage d’un terme comme « philosémitisme[35] » — l’image d’une reconnaissance et d’une admiration toute particulière réservée aux juifs — laisse planer le doute : « si les juifs subissent un racisme positif de la part de l’État, ils n’y sont peut-être pas pour rien… » Quand on développe un discours sur le supposé philosémitisme du gouvernement français, on popularise à nouveau des « mots codés pour désigner les non-Juifs-manipulés-par-les-Juifs, depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à aujourd’hui, dans les milieux d’extrême droite[36]. » Comme par retournement dans la rhétorique, en lieu et place du discours sur le particularisme religieux et culturel qui aurait empêché les juifs de s’adapter à l’universalisme républicain ou national (voir Bruno Bauer, La Question juive), on retrouve ainsi souvent, dans ce genre de raisonnements, une image des juifs comme un groupe trop allié au républicanisme français, à l’impérialisme américain ou à la colonisation contemporaine. Des juifs conçus comme une communauté inassimilable à la nation — républicaine ou non —, on est passé aux juifs conçus comme une élite trop assimilée. Les juifs seraient particulièrement « blanchis » du fait de leurs liens supposés avec l’État, la République ou l’impérialisme sioniste et américain. D’un particularisme à l’autre, les juifs semblent toujours souvent tenus pour suspects, et ce quand bien même l’idéologie actuelle a laissé tomber le vieil universalisme abstrait de la modernité — que celui-ci soit républicain ou ouvriériste — et rendu légitime certaines revendications particulières liées à des identités minoritaires. Selon cet implicite d’une particularité dérangeante, il est évidemment impossible de prendre l’antisémitisme à bras le corps, les juifs étant d’emblée associés à divers organes d’exploitation, de domination et de reproduction du racisme. Les juifs, contrairement aux autres groupes minoritaires, seraient porteurs d’un particularisme non de dominés mais de dominants. De ce point de vue, ils ne sauraient, eux, être considérés comme faisant l’objet d’idées et de pratiques racistes.
Cette conception des juifs comme Surblancs, comme porteurs d’un particularisme de dominant, transparaît notamment dans les enquêtes de la presse sur la réception de Dieudonné[37]. De telles enquêtes ont suggéré que le public de Dieudonné, loin de se limiter aux « banlieues », est large ; qu’il se caractérise par un sentiment de saturation par les discours sur la destruction des juifs d’Europe ; qu’il s’unit autour d’un rejet d’une histoire qui ne dirait pas « la vérité » sur la Seconde Guerre mondiale tout en occultant l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Dans la perspective de ce que nous avons proposé d’appeler l’antisémitisme stratégique, ces tendances seraient à prendre pour des proto-critiques du racisme et de l’impérialisme. Elles seraient le signe d’un refus sain d’une injustice avérée. Certes, l’histoire narrée par les institutions scolaires nationales tend à accorder une plus grande importance à la destruction des juifs d’Europe qu’à la colonisation et à l’esclavage ; certes, des juifs ont pu obtenir des compensations dont les victimes de la colonisation et de l’esclavage n’ont certainement pas pu bénéficier. Mais dans l’interprétation du public de Dieudonné, cette situation est à comprendre causalement : si la colonisation et l’esclavage sont sous-traités, c’est parce que la destruction des juifs d’Europe est (sur-)traitée. L’État peut accorder quelque chose aux juifs parce qu’il ne l’accorde pas aux autres. Peut-on, comme Bouteldja, s’en arrêter à ce constat de leur intégration « dans un échelon supérieur de la hiérarchie raciale[38] » ? Non. Ce serait s’enfermer dans la simple position d’une revendication auprès de l’État, comme si ce dernier était un organisme tout-puissant qui pouvait accorder, par un simple acte de sa volonté, une dignité à tel ou tel groupe. Ce serait jouer le jeu de la représentation des communautés, en héritant de l’hypostase nationale accomplie par l’État de la « communauté juive », et penser tout segment de la population en termes de groupes homogènes dotés de places fixées dans une hiérarchie imaginaire tenue pour réelle. Rien n’oblige à reprendre le langage de l’État, celui du « communautarisme » — quelle régression que de penser la lutte pour la reconnaissance comme une simple lutte de représentation dans l’État ! Quelle régression que de s’imaginer que les positions dans la société capitaliste pourraient, en quelque sorte, être réagencées en remplaçant le personnel blanc au pouvoir par un personnel non-blanc — comme si ces groupes n’étaient pas constitués socialement dans et par les rapports de domination et d’exploitation.
Ces régressions s’ancrent dans la réduction du racisme à l’une de ses modalités d’émergence — la colonisation —, réduction qui implique, à son tour, celle du racisme contemporain à un racisme post-colonial. On comprend que l’antisémitisme ne peut trouver une place propre dans cette vision du monde. Non seulement tous les juifs n’ont-ils pas été colonisés, mais nombre d’entre eux sont d’apparence blanche et ne sont souvent pas dans une situation de précarité sur les marchés du travail et du logement analogue aux racisés afro-descendants. La prémisse de cette conception du racisme, qui se veut « décoloniale », c’est donc que toutes les composantes du système historique du racisme seraient historiquement produites par la colonisation et structurellement reconduites par l’État. D’une manière relativement continue, pourtant, l’antisémitisme trouve précisément sa force dans les rapports entre les segments qui composent la formation sociale capitaliste, sans que l’État ait nécessairement à intervenir, comme au moment de l’Affaire Dreyfus. Dans la situation actuelle, en France, les juifs n’ont certes plus la situation matériellement et symboliquement précaire d’étrangers indésirables qu’ils avaient dans les années 1930 et 40 – 80 % seraient des professionnels dans les sphères de la classe moyenne supérieure (cadres et professions libérales), avec 45 % de juifs ayant effectué des études supérieures[39]. Mais c’est précisément le ressentiment devant cette intégration, au sens d’une subordination avancée aux normes de la société capitaliste, qui constitue désormais la dynamique principale de l’antisémitisme (comme, dans une moindre mesure, du racisme anti-asiatique). Cette dynamique est parfois médiatisée par l’histoire de la colonisation et de la décolonisation qui permet de comprendre la personnalisation racialisante des juifs par les Maghrébins. C’est bien au cours de cette histoire que les populations venues des colonies et des protectorats se sont forgées des positions sociales différenciées en France, toujours dans une relative continuité avec celles, profondément hiérarchisées, qui étaient déjà les leurs dans les colonies et les protectorats. C’est ainsi que les juifs deviennent le symbole d’une intégration excessive, qui devancerait même celle des Blancs. Sans forcément avoir une apparence non-blanche, et précisément du fait de leur situation d’intégration avancée tant matérielle que symbolique, les juifs font donc toujours l’objet de cette rumeur constitutive de l’antisémitisme. On peut évoquer ici une image reprise avant nous, celle de la problématique du Château de Kafka : « plus on s’efforce d’être ‘‘comme les autres’’, de singer les autres, de s’y agréger, au point de gommer la différence, et plus on est rejeté, l’étranger devenant d’autant plus inquiétant qu’il n’est plus vraiment reconnaissable[40]. »
Cette image du juif comme surintégré, comme plus qu’adapté aux normes de la société, permet aussi de comprendre un aspect de l’antisémitisme véhiculé par une certaine extrême-droite. Pour quelqu’un comme Soral, le juif est un surintégré en tant qu’il a un pouvoir caché derrière, et dans, le pouvoir établi. En l’absence d’une compréhension des transformations politiques et économiques de la société capitaliste, est ainsi forgée l’idée d’une classe qui transcende toutes les classes — voire, dans certains cas, de faux Blancs qui portent le masque de la blanchité — pour expliquer la corruption étatique et la décadence civilisationnelle. Que l’on songe aussi à certains manifestes suprématistes qui s’attachent à déchirer le voile, à dénicher le juif derrière des figures du pouvoir dans les sphères médiatiques, politiques et économiques[41]. De même, la représentation, ou plutôt, le soupçon dirigé envers Macron, se cristallise souvent autour de l’image de l’ex-banquier Rothschild qui permettrait en elle-même d’expliquer le manque de patriotisme, le « cosmopolitisme » de ce président « réfractaire aux Gaulois » : derrière Macron se cacheraient des influences encore plus puissantes. Le juif serait un surintégré en tant qu’il serait un leurre. Pour cette extrême-droite, il s’agit donc d’incarner les pouvoirs qui dépassent les individus — y compris les chrétiens et les Occidentaux — dans une minorité qui les corrompt. En fait, l’extrême-droite produit une racialisation de deux classes antagoniques. Alors que, d’un côté, certains segments du prolétariat sont racialisés en tant que barbares, inassimilables, criminels, sales et incivilisés, d’un autre côté, c’est un segment censé correspondre à la bourgeoisie hors-sol qui est racialisé. L’existence d’une bourgeoisie moins patriotique devient le seul fait des juifs.
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C’est pourquoi il est crucial de ne céder ni à la relativisation, ni à l’indifférence vis-à-vis de toute attaque du supposé « particularisme de dominant » des juifs, même quand il émane du prolétariat non-juif ou du prolétariat racisé. Les attaques des juifs en tant que juifs relèvent, elles aussi, de la racialisation, car elles reviennent à cibler un groupe conçu comme porteur de caractéristiques héréditaires et inchangeables — en l’occurrence, de supposés pouvoirs démesurés. C’est ce que de nombreux individus et groupes de gauche ne veulent pas reconnaître dans la mesure où les juifs ne feraient pas — ou ne feraient plus — l’objet de discriminations, de ségrégations et de violences proprement « structurelles ». Cédant alors à l’idée que le racisme ne concerne que ceux dont les conditions de vie sont dégradées du fait des héritages de la colonisation ou de l’esclavage, ils ne voient pas que l’antisémitisme fait partie de ces formes de racialisation qui consistent à personnaliser les supposés responsables de l’exploitation et de la domination dans un groupe humain clos[42]. Pourtant, ces formes-ci de la racialisation ont pour redoutable conséquence de localiser les effets des rapports sociaux d’exploitation et de domination en les attribuant à un groupe défini comme une lignée homogène et inchangeable. Elles consistent donc en une personnalisation au sens où elles substantialisent dans des personnes des rapports sociaux en eux-mêmes intangibles mais déterminants. La « main invisible » devient la « main juive », celle du marionnettiste derrière les coulisses. Ainsi, à chaque fois que des juifs sont attaqués en tant que juifs parce qu’on les associe à des pouvoirs démesurés et nuisibles, un sale coup est porté à la perspective d’une destruction de l’exploitation et de la domination capitalistes qui, c’est un fait, ne sont pas des personnes, et encore moins une race, mais le système formé par les rapports de production et l’État. Les seuls à bénéficier de cette personnalisation de l’exploitation et de la domination sont les ennemis de la transformation des conditions existantes, qu’ils soient de droite ou de gauche, bourgeois ou prolétaires. Soyons clairs : les luttes contre l’exploitation et la domination n’étant pas de petits exercices théoriques, elles se confrontent inévitablement à des individus identifiables, en chair et en os, travaillant au maintien ou à l’encadrement de ces rapports et relations sociaux. Néanmoins, répétons-le, le fait que tel ou tel groupe exploité et dominé cible non pas des capitalistes comme personnifications du capital, mais une généalogie close considérée comme l’origine de la misère matérielle et symbolique, voilà évidemment quelque chose qui conforte la société capitaliste. D’une part, l’attaque des juifs comme juifs canalise des affects et des idées qui ne font qu’épouser une polarisation raciste. D’autre part — c’est évident en France dans la conjoncture actuelle — cet antisémitisme sera de toute manière projeté sur les prolétaires racisés et brandi comme une preuve nouvelle de la nécessité qu’il y aurait à les discipliner, renforçant ainsi cette même polarisation. On le voit : nous n’avons rien à gagner à la racialisation, quels que soient ses vecteurs.
Certes, l’État, ses lois et la bourgeoisie ont contribué à reproduire et à propager toutes les formes de racisme. Il ne s’agit pas de nier qu’il existe une certaine forme verticale de racialisation qui, comme le constatent l’immense majorité des analyses d’extrême-gauche, provient de forces politiques et économiques qui produisent et entretiennent des divisions supposément généalogiques à des fins stratégiques. Ces formes-là de racialisation s’appliquent à un grand nombre de populations minoritaires en France aujourd’hui. Mais ils ne sont certainement pas les seuls ni même les principaux vecteurs de racialisation puisque ce sont les rapports sociaux qui produisent et reproduisent la racialisation indépendamment des intentions ou des actes individuels. Et comme nous ne pouvons nous satisfaire de remarques bêtement journalistiques selon lesquelles l’antisémitisme aujourd’hui ne serait que le produit d’une petite criminalité[43], il convient d’accentuer ce second vecteur de la race pour comprendre l’antisémitisme.
Dès lors, on peut saisir une double dynamique à la fois matérielle et idéologique du racisme contemporain. En partie, le racisme fonctionne du haut vers le bas — sur un mode concentré —, en tant que l’idéologie raciste est toujours aussi produite par des entrepreneurs racistes. Parmi ces derniers on retrouve tant de hauts fonctionnaires et des politiciens que des intellectuels organiques de la bourgeoisie et des idéologues (journalistes, écrivains et « polémistes »). Ces entrepreneurs racistes produisent des discours à des fins politiques et selon leurs intérêts de classe ; en France, la grande majorité d’entre eux se focalisent avant tout sur les musulmans, les « migrants » et les Rroms. En ce qui concerne plus spécifiquement l’antisémitisme, des figures comme Alain Soral et Dieudonné sont de tels entrepreneurs : ils ont acquis une certaine renommée, des atouts politiques et un statut social au moyen de leurs polémiques et vidéos. Même si ces entrepreneurs-là ne sont pas forcément proches de la classe dominante, ils ont longtemps fréquenté des figures comme Jean-Marie Le Pen et d’autres membres du milieu intellectuel et mondain de la droite et de l’extrême-droite. Leur antisémitisme est aussi stratégique que l’est l’islamophobie de quelqu’un comme Zemmour. De ce point de vue, l’État et les bourgeoisies nationales produisent et reproduisent des stigmates racistes mais ils n’en sont aucunement l’unique matrice. En effet, la seconde dynamique, celle d’une propagation diffuse et horizontale de l’antisémitisme, est renforcée par la première sans y être réductible. Les vecteurs comme Soral et Dieudonné contribuent certainement à renforcer et à réanimer l’antisémitisme, mais ils viennent répondre à une demande qui existe à un autre niveau : celui des rapports sociaux dont le transfert symbolique que nous avons décrit plus haut n’est que l’une des instances. La manière dont le racisme se propage et s’intensifie ne peut être tout bonnement rapporté aux seuls « producteurs d’idéologie » — ce serait là supprimer toute la densité et l’épaisseur des rapports sociaux mais aussi leur part inconsciente. S’il y a évidemment des agents du racisme, il y a d’une manière parfois plus déterminante encore des formations sociales racistes qui dépassent ces agents.
Dans la situation qui est la nôtre, comment rendre compte davantage de la persistance de ce mode spécifique de racialisation diffuse qui s’applique aux juifs en France aujourd’hui, que le vecteur en soit le prolétariat ou, à un autre niveau, les membres d’une nation qui s’imagine assaillie ? Le type d’analyse psychosocial que nous avons exposé plus haut mérite de se confronter à d’autres approches du racisme formulées dans des termes structuraux. Nombreux sont les marxistes pour qui l’antisémitisme ne saurait être un sujet digne d’intérêt parce qu’il ne serait qu’un épiphénomène ou une scorie idéologique ayant peu de rapport avec les processus sociaux qui comptent (lutte de classe et rapport capital-travail). Mais d’autres penseurs marxiens ont tenté de produire une analyse de la dimension structurelle (Moishe Postone) et nationale-politique (Werner Bonefeld) de l’antisémitisme pour en saisir les modalités et forces motrices. Ils ont au moins le mérite de tenter d’élaborer une théorie critique de tout ce qui fait obstacle à la révolution. Thématiser l’antisémitisme comme une personnalisation qui localise les rapports sociaux d’exploitation et de domination dans une généalogie fantasmée implique de nous situer par rapport à ces penseurs.
Là où de nombreuses analyses de l’antisémitisme occultent la sédimentation historique de l’antisémitisme contemporain pour relativiser, voire sauver quelque chose de la « judéophobie » contemporaine, une étude comme celle de Postone tombe, quant à elle, dans un fonctionnalisme méta-économique tout aussi inapte à analyser les formes historiquement renouvelées et socialement spécifiques de l’antisémitisme. C’est qu’il croit avoir analysé l’antisémitisme en établissant une analogie entre, d’une part, la relation valeur d’usage/valeur d’échange et, d’autre part, la manière dont les antisémites opposent la production « concrète » des biens — la « bonne partie » de l’économie associée à la nation — à la circulation « abstraite » de l’argent, notamment sous la forme de la finance — la « mauvaise partie » de l’économie, associée aux juifs[44]. Selon Postone, « [p]arce que l’antisémitisme peut sembler antihégémonique, il peut brouiller les différences entre les critiques réactionnaires et les critiques progressistes du capitalisme ». Or, son analyse est problématique à plusieurs niveaux. Elle suit l’autonomisation de la forme-monnaie (autonomisation du procès de valorisation A-A’)[45] du procès de production ; autrement dit, elle cherche à rendre compte de l’apparence de l’argent engendrant l’argent, du processus par lequel l’argent se présente comme indépendant de la production. Son but est de montrer que le fait d’hypostasier[46] la monnaie et la valeur d’échange, de les détacher de toute forme « concrète » de production industrielle et de valeurs d’usage, conduit à incarner sous les traits du « Juif » le fléau du capital porteur d’intérêt. Le juif vient à représenter l’argent, le pan « abstrait », « volatile », « parasite » du capital, face aux formes concrètes, visibles et utiles de la production. La dimension abstraite, ou plutôt invisible et immatérielle (non-sensible) des rapports de production et de reproduction du capital est incarnée dans une figure sociale. Les juifs seraient la maladie d’un mode de production autrement sain. Dit autrement, dans les termes de notre propre analyse : une part de l’activité de la classe dominante est racialisée.
Le problème de cette analyse, c’est qu’elle ne se focalise que sur la figure du juif réduite à sa fonction sociale, comme incarnation d’une catégorie du capital coincée dans la sphère de la circulation (valeur d’échange, monnaie, profit et intérêt). Ceci revient à supposer que les catégories comme celles de la valeur d’usage et de la valeur d’échange correspondent à des réalités empiriques toutes faites[47] — en l’occurrence, ce qui se passe dans la tête des antisémites — alors qu’elles s’inscrivent dans une entreprise de théorisation d’un modèle des rapports sociaux capitalistes, d’un modèle volontairement général et abstrait[48]. Si l’on ne fait pas cette différence, on régresse dans un idéalisme où modèle et réalité sont identiques, toujours spiritualisés par la théorie. Dans le présupposé d’une telle correspondance entre les catégories de la critique de l’économie politique et l’histoire effective de l’antisémitisme, dans le présupposé que les antisémites reproduisent au niveau de la conscience la structure binaire valeur d’usage concrète/valeur d’échange abstraite, ce sont les médiations sociales spécifiques qui disparaissent. Avec Postone, on se trouve alors confronté à deux possibilités. Soit la distinction entre le niveau théorique et le niveau objectal est complètement liquidée et on en revient à une identité stricte entre théorie et pratique sociale. Soit les contenus de conscience sont strictement déterminés par les catégories citées, ce qui revient à une variante idéaliste du modèle réductionniste du marxisme vulgaire pourtant critiqué par Postone. Dans un cas comme dans l’autre, on évacue les conditions sociales et historiques réelles, qui sont pourtant le seul cadre où le mode d’existence diffus, la dynamique horizontale, de la racialisation antisémite peut se jouer : celui des rapports entre des segments constitués dans l’exploitation et la domination. Postone manque donc la dimension du positionnement social des juifs, notamment au cours de la formation du capitalisme industriel et au début du XXe siècle. Au profit d’une abstraction conceptuelle qui se substitue à l’explication génétique, il oublie la variété de segments sociaux désignés comme juifs par les nazis et les antisémites européens plus généralement (juifs intégrés, juifs prolétaires, juifs d’Europe de l’Est, juifs récemment immigrés, juifs convertis, etc.), ainsi que les différents processus historiques qui ont contribué à la constitution et au renforcement de l’antisémitisme. Alors qu’une telle analyse cherche à expliquer la particularité de l’antisémitisme nazi au début du siècle dernier, elle ne semble reproduire qu’un schéma purement formel. Le nazisme est ainsi compris comme une forme d’anticapitalisme d’extrême-droite. Or, l’objet du nazisme et du fascisme n’est jamais le capital ou les rapports sociaux structurés par des rapports de propriété en tant que tels, mais avant tout les figures tenues pour responsables du désordre généré par la société moderne. S’il y a une « émancipation » imaginée dans et par la destruction des juifs d’Europe, celle-ci n’est pas une émancipation pensée comme anticapitaliste, ou comme dépassant le rapport capital-travail, mais comme émancipation d’une communauté nationale mythifiée. Ainsi, l’analyse de Postone semble trop rapidement identifier « critique du juif » à « critique du capital », et ce parce qu’elle attribue des caractéristiques trop modernistes et rationnelles à l’idéologie nazie.
En ce sens, la conception de l’antisémitisme comme critique tronquée du capital — comme une critique qui isolerait la circulation et particulièrement « la finance » du système dans lequel elles s’inscrivent — mène à une forme d’idéalisme. Du point de vue de la critique de la « critique tronquée », la pléthore de mouvements et de groupes qui ciblent la finance ou le capital bancaire plus que les autres formes de capital sont jugées à l’aune du type de « critique » du capital qu’ils produisent alors que, dans la plupart des cas, ces mouvements et groupes ne cherchent pas à développer une théorie sophistiquée de la production marchande. Tout se passe comme si, pour bien mener la lutte pour l’amélioration ou la transformation de ses conditions d’existence, il fallait d’abord détenir la bonne théorie des relations entre les différents types de capitaux. Là aussi, la différence entre modèle et réalité est éclipsée. Si l’antisémitisme nous oblige à poser la question des contenus de conscience et de leur force structurante dans les luttes, il n’empêche que la critique de la critique « tronquée » des luttes, en opposant la « bonne théorie » aux expressions anticapitalistes, reste elle-même purement normative. En outre, elle ne saisit pas le fait que la soi-disant « critique tronquée » ne se fixe pas uniquement sur les (supposés) juifs. Celle-ci prend aussi pour cible « les banques » ou « la mondialisation » sans arrière-pensées antisémites. En poussant le trait de la « critique tronquée », on pourrait aller jusqu’à dire que les critiques libérales des maux du capitalisme « néolibéral » ou les formes « d’États totalitaires » opposés à la démocratie sont également des « critiques tronquées », encore inachevées, des structures du capital au XXIe siècle. Tout peut devenir une « mauvaise » critique dès lors que notre propre critique se pose elle-même comme absolue et externe à ce qu’elle critique. Pour nous, qui tenons à faire en sorte que nos efforts théoriques fournissent comme une orientation dans des antagonismes sociaux effectifs, il n’y a pas d’autre voie que celle qui part des problèmes pratiques rencontrés dans les luttes, celle qui commence par nommer et par interroger les limites tant matérielles qu’idéologiques contre lesquelles ces luttes se heurtent.
Bien entendu, il y a eu des tentatives d’approfondir la théorie postonienne, notamment à partir de la première Théorie Critique (Adorno et Horkheimer). Dans le sillage de Postone, Werner Bonefeld[49] renvoie ainsi le phénomène antisémite à la « critique tronquée » du capital comme « critique enchantée » (« spellbound critic »). L’antisémitisme s’ancrerait dans « la théologie rancunière de l’anticapitalisme » qui fait écho au « socialisme des imbéciles » de Bebel. Bonefeld réactualise la compréhension de l’antisémitisme en termes d’intégration nationale : ce serait une communion négative dans une identité nationale partagée. L’opposition à la « communauté juive » permettrait ainsi de dissoudre le caractère antagonique des rapports sociaux dans l’unité imaginaire de la nation. Envers et contre le tout, « la communauté juive » unit les classes dans la nation, que celle-ci soit hongroise ou palestinienne. L’antisémitisme serait donc le ciment de la nation. Pour Bonefeld, il n’est plus seulement une critique tronquée du capital, mais une critique tronquée du nationalisme qui permet à la bonne nation de se faire valoir contre la mauvaise nation, Israël, cette nation qui ne devrait pas exister — contrairement aux autres.
Nous suivons Bonefeld dans sa caractérisation de l’antisémitisme comme personnalisation des rapports sociaux objectifs dans la figure des « juifs ». De même, sa liquidation de la logique de « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » — celle qui conduit à analyser les rapports géopolitiques en termes de « bons peuples » versus « mauvais peuples » — est salutaire. En revanche, Bonefeld rejoint Postone dans sa déhistorisation de l’antisémitisme quand il avance que celui-ci pourrait se passer des juifs. La figure du juif ne correspondrait à aucune individualité ; le terme « juif » se référerait, dans le langage antisémite, à « une abstraction[50] ». Seulement, quelques lignes plus bas, il se contredit en reconnaissant que ce monde gouverné par l’abstraction et le temps social abstrait ne peut tolérer l’existence de la différence. Ceci revient bien à dire que le « nom » juif se réfère à autre chose qu’à une simple abstraction ; l’antisémitisme ne se réfère pas à une simple chimère ou à un signifiant vide. Les juifs ont des identités positives distinctes de celles des autres racisés, et ce quelles que soient les diversités de croyances, d’appartenances de classe ou d’origines qui les divisent ; à la différence de Sartre, nous ne pouvons pas dire que le juif n’est « fait » que par l’antisémite, qu’il n’est qu’« un homme que les autres tiennent pour Juif[51] ». À partir de là, les représentations antisémites s’actualisent dans des conditions historiques variables[52] qui ne sont pas imperméables aux rapports sociaux et politiques dans lesquels sont ancrés des juifs réels, eux-mêmes traversés par les antagonismes de classe, par des origines diasporiques diverses, par des liens plus ou moins distants avec la religion, etc. Bonefeld use de l’idiome adornien de la « rumeur » pour caractériser cette dimension de l’antisémitisme. Or, il ne creuse pas le fonctionnement de la « rumeur ». La rumeur qui se meut comme un ouï-dire mérite pourtant d’être comprise si l’on veut saisir la dimension matérielle d’un marquage racialisant. La rumeur, c’est cette chose que l’on entend, que l’on colporte et qui se propage ; elle est souvent profondément ancrée dans l’étoffe épaisse du langage : l’humour, les jeux de mots, la moquerie, l’insulte, mais aussi le mythe et le mystère. Le préjugé circule souvent par la rumeur. Il cherche un bouc émissaire mais aussi parfois à conférer du sens à ce qui semble ne pas en avoir. Dans le langage que charrient les pratiques sociales, les rumeurs semblent conserver une certaine permanence, et ce malgré le caractère souvent insensé, irrationnel de ceux-ci. Bonefeld, en convoquant « la rumeur », n’explique pourtant pas grand-chose de celle-ci, sachant qu’expliquer la rationalité propre à ce qui est irrationnel est bien ce qu’il y a de plus difficile quand on aborde la question de l’idéologie. Soyons clairs, il s’agit évidemment d’expliquer non pas la rationalité du contenu de la rumeur, mais les formes qu’elle prend et les ressorts de sa reproduction. Néanmoins, à cause du caractère indéterminé de la « rumeur » chez Bonefeld, on ne sait pas pourquoi « la rumeur » porterait spécifiquement sur « les juifs » plutôt que sur d’autres groupes racisés.
Quand on pense à la majorité des formes de racisme, celles-ci s’expriment notamment par une rumeur qui se transforme en stéréotypes : rumeurs sur les Rroms, sur les Arabes, les Africains ou les Chinois. Paradoxalement, tant chez Postone que chez Bonefeld, ce sont ces formes historiquement et socialement situées de la rumeur qui se trouvent éludées dans leur analyse catégorielle de l’antisémitisme. Soucieuse avant tout de situer les phénomènes dans la critique du nationalisme ou dans la critique de l’économie politique, une telle analyse finit par raisonner en termes d’analogies. Parce que le mode de production se structure autour de l’opposition entre le concret et l’abstrait, il trouverait nécessairement dans les juifs le symbole de l’abstraction. Quid des médiations sociales historiques qui font que les juifs deviennent de tels symboles ? Certes, il y a un antisémitisme dans des pays où il n’y a pas ou très peu de juifs, mais dire que l’antisémitisme n’a aucun lien avec de vrais juifs, c’est couper le phénomène de processus de migrations et d’installations historiques à la fin du XIXe et au début du XXe en Europe et au Moyen-Orient. On peut tout de même supposer que l’antisémitisme véhiculé là où il n’y a presque pas ou plus de juifs, comme en Chine ou au Japon, et l’antisémitisme où il existe une histoire juive ne sont pas de la même ampleur ni de la même teneur. Bonefeld concède peut-être trop à la thèse de Horkheimer et Adorno selon laquelle « [i]l est effectivement apparu que l’antisémitisme a autant de chances dans les régions où il n’y a pas le moindre Juif qu’il y en a à Hollywood. Le cliché remplace les expériences, l’acceptation rapide remplace l’imagination[53]. » L’antisémitisme fonctionne, certes, de manière fantasmatique, mais en conclure que ses fixations seraient dépourvues d’un ancrage historique, de certaines sédimentations historiques spécifiques, ce serait les évider de toute réalité objective. Pourtant, la projection paranoïaque dont traitent Adorno et Horkheimer reconstruit une pseudo-explication du monde et permet une sorte de restitution du sens à partir de bribes du réel. Par exemple : il y a des juifs dans les médias ou la haute administration française – ce sont alors sur ceux-ci, en tant que minoritaires dans ces sphères, que le paranoïaque se fixe pour en rendre compte. Ce qui est louche pour l’antisémite, ce ne sont donc plus les structures du pouvoir et les médiations de l’idéologie dominante, mais les « maîtres à penser », les minoritaires suspects au sein de ces appareils : les Surblancs qui se cachent derrière les blancs.
Il y aurait probablement certains thèmes à reprendre de la Dialectique de la raison et des analyses adornienne et horkeimerienne de l’antisémitisme[54]. Comprendre la part irrationnelle, inexplicable du racisme, c’est aussi comprendre la part névrotique des êtres humains et de leurs formations sociales collectives. Au lieu de comprendre l’antisémitisme comme fondé seulement sur un manque, un défaut ou une négativité — incompréhension, illusion d’émancipation, désir inavoué et projeté de pouvoir — il faudrait voir en quoi la dimension irrationnelle de l’antisémitisme a une fonction positive et ce au-delà des partis politiques et autres opportunistes. En somme : que gagne un individu à être antisémite, que lui apporte concrètement cette croyance ? Il semblerait que l’antisémitisme comme fausse compréhension des rapports sociaux permette un semblant de puissance cognitive aux agents qui s’y identifient. L’antisémite oublie l’espace d’un instant sa complète impuissance face aux rapports sociaux qui l’embarquent et le traversent tous les jours ; il pense saisir une vérité cachée qui le fortifie : « ça y est, j’ai compris pourquoi tout cela est comme ça ». Un tel « dévoilement » est producteur de jouissance chez celui qui pense comprendre là où il ne saisit rien. Le sens que lui procure son antisémitisme est un triste substitut pour toutes les luttes qu’exige une transformation des conditions sociales d’existence qui l’ont mutilé à la base. Mais ce substitut n’est pas une pure chimère ou une illusion idéelle puisqu’il a une fonction « positive » bien qu’irrationnelle. Outre le plaisir individuel, momentané, que procure le dévoilement de la conspiration antisémite pour celui ou celle qui se trouve rivé à son écran d’ordinateur dans son état de constante semi-dépression, elle procure aussi un sentiment collectif d’appartenance. La complosphère et la production de « sens » qu’elle véhicule permettent de consommer une vision du monde antisémite dans le confort douillet de la sphère privée. Cette expérience-là de l’antisémite et la jouissance qu’elle intensifie sont intimement liées à des moments de partage. Pour abonder dans le sens de Bonefeld, l’antisémitisme produit bien une communauté, mais il n’est pas certain que cette communauté soit nécessairement nationale, car elle franchit aujourd’hui de nombreuses frontières. Ce que l’on entend par « positivité » de l’antisémitisme, c’est donc le fait que celui-ci produise une satisfaction psychique, un assouvissement. Il crée du lien entre des individus que les rapports sociaux capitalistes ont pourtant isolés. Sans médiations autres que l’argent, le travail et la famille, l’antisémitisme permet de faire communauté, que celle-ci soit politique, raciale ou religieuse (ou les trois ensemble). C’est un agent liant qui dépasse les classes et établit la race ou une identité culturelle à la place de purs rapports économiques. Ainsi, les antisémites, dans cette astuce qui consiste à retourner le sens de la domination, se sentent joyeusement appartenir à une communauté de ceux qui disent ce que personne n’ose dire — de ceux qui, depuis les marges, auraient le courage de penser, de ceux dont la stigmatisation renforcerait la conviction.
On ne trouvera dans l’antisémitisme ni une quelconque proto-critique de la société ni l’amorce de la transformation des conditions existantes. Toutefois, il ne peut pas non plus être réduit à une critique inconsciente et inaboutie du capitalisme. En tant que symptôme d’une négativité, il a une fonction positive. Plutôt que de partir d’une critique politico-théorique pour voir comment l’antisémitisme autorise ou inhibe cette position — plutôt que de faire comme si l’enjeu, pour tous les groupes sociaux, était de détenir la bonne « critique » de la formation sociale dans laquelle ils se trouvent —, nous sommes partis des manifestations effectives de l’antisémitisme dans les rapports entre groupes sociaux. Ces manifestations effectives qui s’ancrent dans des rapports sociaux — eux-mêmes déterminés, en partie, par l’appartenance de classe et la racialisation — sont traversées par des dynamiques qui reproduisent l’idéologie : de manière concentrée, verticale — entrepreneurs antisémites et instances de l’État — et de manière diffuse, plus horizontale, par les mécanismes psychiques collectifs de personnalisation des rapports sociaux et par la reproduction des stigmates dans les pratiques sociales d’identification — transfert symbolique et circulation de la rumeur. On voit alors que si les juifs peuvent bien apparaître comme les symboles d’une domination et d’une exploitation, c’est du fait d’une certaine interprétation idéologique que les dominés et les exploités font de leur propre situation, trouvant désormais, dans un groupe jadis accusé d’être extérieur à la société, le signe d’une intégration suspecte. Rendre compte de l’antisémitisme ne revient pas à décider de manière arbitraire ce qu’il est mais à se focaliser sur les rapports sociaux dans lesquels il s’inscrit. Seule la référence à ces rapports sociaux peut rendre compte de ce qui constitue les juifs en tant que groupe mis à part, car c’est dans ce cadre que certains projettent les conditions de la domination et de l’exploitation sur une supposée concentration de pouvoir. C’est ce transfert symbolique, cette attribution affective et passionnée des causes et des effets de l’exploitation et de la domination capitalistes à une généalogie fantasmée, qui expose des juifs à des attaques diverses, allant de l’injure au meurtre.
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Considéré ainsi, l’antisémitisme est avant tout une limite et une forme contre-révolutionnaire de la lutte des classes, produite au sein même des rapports sociaux dans leurs reconfigurations idéologiques. L’antisémitisme revient à prendre un groupe qui n’est ni plus, ni moins qu’un ensemble de segments de classe partageant plus ou moins des caractéristiques culturelles et religieuses pour la cause invisible de la domination et de l’exploitation. C’est alors l’apparence d’une prise sur cette société, offerte par l’incarnation des rapports de domination et d’exploitation dans une élite racialisée identifiable, qui constitue l’attrait de l’antisémitisme, et ce quelle que soit sa forme. Des nationalistes se satisfont d’avoir retrouvé le ratio caché d’une supposée invasion musulmane organisée par les juifs. Des prolétaires racisés, qui n’accèdent au marché du travail qu’à condition d’en occuper les marges les plus précaires et dont la culture ne trouve de représentation que dans des termes pathologisants, se retournent plus facilement contre les minoritaires qui semblent être aux antipodes de leur situation que contre les processus sociaux qui ont produit celle-ci. Loin d’exprimer une quelconque révolte émancipatrice, même en devenir, l’antisémitisme est en ce sens avant tout le signe d’une impuissance devant la prise de la société capitaliste sur nos vies, et du délire paranoïaque et régressif ainsi induit. Le transfert symbolique, le mécanisme d’identification-incarnation, éloigne pratiquement les prolétaires des objets de leurs luttes. L’abstraction du capital, la valorisation de la valeur et les rapports de propriété quotidiennement naturalisés qui constituent un immense obstacle entre nous et le communisme, ne peuvent tout simplement être réduits et substantialisés en une figure à éradiquer pour être surmontés. Or, pour être surmontés, les rapports de propriété quotidiennement naturalisés qui constituent un immense obstacle entre nous et le communisme ne peuvent tout simplement être réduits et substantialisés en une figure à éradiquer. C’est en ce sens que l’antisémitisme est une limite en tant qu’il a une fonction positive. Il produit, à partir de la situation même de certains groupes, un semblant d’émancipation, un leurre puissant dans laquelle se perd la critique, que celle-ci soit théorique ou pratique. Il est une personnalisation des rapports sociaux objectifs d’exploitation et de domination qui a une efficace propre : celle d’assouvir la soif d’abolition, de destruction de la société dans laquelle on se trouve coincé. Détruire le juif — le supposé sioniste, impérialiste, banquier, spéculateur — en tant que personne tenue pour responsable de cette misère représente alors souvent une voie de sortie faussement concrète et plus envisageable que l’abolition des rapports sociaux d’exploitation et de domination dans lesquels tout un chacun se trouve nécessairement embarqué.
On a pu constater que dans les conditions françaises contemporaines, cette personnalisation racialisante a tendance à se fixer sur les juifs, en raison de l’association idéologique entre juifs et pouvoir économique, politique et culturel qui s’est cristallisée au moment de la formation des États-nations européens. De nombreux témoignages de situations non-européennes portent à penser que ce genre de personnalisations racialisantes de la domination et de l’exploitation peuvent cibler des groupes conçus autrement. On pouvait ainsi noter une « tentation ethniste » au Rwanda et au Burundi dès le tournant de 1991-1992, lorsque des petits cadres, de jeunes écoliers, des instituteurs, des administrateurs et des commerçants — encouragés par des groupes particulièrement soucieux d’un « maintien de l’ordre établi » — construisirent un discours tendant à se poser en victimes de généalogies fantasmées[55]. Au Rwanda, on en connaît les conséquences génocidaires. En 1998, dans une Indonésie en pleine crise financière, les dégâts ne furent pas comparables, mais bien ancrés dans des ressorts de même nature. Longuement associés à des élites aux rênes de l’économie, des centaines de minoritaires chinois furent alors violés et massacrés par des Indonésiens, encouragés par les discours du président Suharto sur le caractère nocif des conglomérats de la RPC[56]. Bien entendu, ni le génocide d’un million de personnes accompli en l’espace de quelques mois, ni des pogromes encouragés par un gouvernement en place ne peuvent être mis sur le même plan que les actes antisémites contemporains. Néanmoins, dans les trois cas, le ciblage d’un groupe défini dans des termes raciaux, culturels ou religieux tend à renforcer une polarisation qui ne peut que contribuer à la destruction déchaînée de personnes racialisées et non de rapports sociaux d’exploitation et de domination. Face à des mouvements comme ceux de début décembre 2018 en France — où, sous le signe du gilet jaune, littéralement toutes les tendances politiques se côtoyaient, armées, dans la rue, sans autre perspective que la confrontation directe avec les symboles et les gardiens des conditions existantes au sens le plus large du terme — il est par conséquent urgent de soulever la question de savoir comment les éléments d’un tel codage des rapports sociaux se forment, se perpétuent et se répandent. C’est une question qui ne peut être soulevée si l’on demeure indifférent à certaines formes de racialisation des rapports sociaux, sous prétexte qu’elles visent de supposées élites. Une transformation des conditions existantes implique certes de détruire les rapports d’exploitation et de domination, mais ce tout en barrant la voie à leur personnalisation racialisante.
[1] Le manifeste en question a été rédigé par des idéologues et des politiciens. Publié dans Le Parisien en avril 2018, il ne faisait qu’asséner la thèse suivant laquelle l’antisémitisme aurait l’islamisme et l’anti-impérialisme pour principaux fondements.
[2] En février 2019, Alain Finkielkraut a été pris à part dans une manifestation parisienne où des gilets jaunes l’ont notamment traité d’« espèce de sioniste ».
[3] H. Berding, Histoire de l’antisémitisme en Allemagne, trad. O. Mannoni, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 1991 (1988), p. 77.
[4] Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2017, Paris, La documentation française, 2018, p. 98.
[5] R. Hirsch, Sont-ils toujours des juifs allemands ? La gauche radicale et les Juifs depuis 1968, Nancy, Arbre bleu éditions, 2017, p. 178.
[6] M. Wieviorka, L’Antisémitisme est-il de retour ?, Paris, Larousse, 2008
[7] CNCDH, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2017, op. cit.
[8] CNCDH, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2012, Paris, La documentation française, 2013, p. 103.
[9] M. Wieviorka, L’Antisémitisme est-il de retour ?, op. cit., p. 26-28.
[10] Cf. « Annexe. Typologie des actes antisémites (2000-2017) », in stoff #1, 2020, p. 91-95
[11] A. Badiou, É. Hazan, L’Antisémitisme partout. Aujourd’hui en France, Paris, La Fabrique, 2011, p. 20.
[12] Sur la différence entre personnification et personnalisation des rapports sociaux dans la société capitaliste, voir M. Heinrich, An Introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital, trad. A. Locascio, New York, Monthly Review Press, 2004, p. 185-191.
[13] A. Badiou, É. Hazan, L’Antisémitisme partout. Aujourd’hui en France, Paris, La Fabrique, 2011, p. 20.
[14] Ibid., p. 57.
[15] « Ainsi, lorsqu’on chausse des lunettes décoloniales, ce qu’on observe, c’est un phénomène dialectique. Une vraie régression, un vrai pourrissement, une vraie déchéance mais derrière chacune de ces régressions on trouve, en creux, la critique d’un système. Derrière le conservatisme familial, il y a la critique de l’État anti-social. Derrière l’hostilité envers les juifs, qui entérinera notre déchéance si on n’y remédie pas, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État nation et de l’impérialisme. Pour le dire autrement, derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire en ce sens qu’elle contient la critique de l’État, du libéralisme et de l’impérialisme. Cette régression peut prolonger notre servitude et à terme nous être fatale comme elle peut devenir féconde et révolutionnaire pour peu qu’on s’en donne les moyens. » H. Bouteldja, « Les Beaufs et les Barbares : sortir du dilemme », 21 juin 2018, http://indigenes-republique.fr/les-beaufs-et-les-barbares-sortir-du-dilemme/
[16] Voir H. Bouteldja, « Dieudonné au prisme de la gauche blanche ou comment penser l’internationalisme domestique ? », 25 février 2014, http://indigenes-republique.fr/dieudonne-au-prisme-de-la-gauche-blanche-ou-comment-penser-linternationalisme-domestique/
[17] E. Traverso, La Fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, Paris, La Découverte, 2013.
[18] Ibid, p. 109.
[19] Ibid., p. 111.
[20] Ibid., p. 112. Ce n’est peut-être pas tant l’antisémitisme qui a changé que ses vecteurs de reproduction. En ce qui concerne les gros scandales — DSK, Weinstein, Epstein — il faut peut-être se demander si la pluralisation et l’éclatement des sources d’informations, dus à Internet notamment, n’ont pas permis une lecture antisémite de ces événements, massivement répandue sur les forums, blogs, journaux et vidéos en ligne. Depuis l’affaire Dreyfus, la structuration de l’espace public a profondément changé, celui-ci n’étant plus polarisé autour de quelques quotidiens progressistes ou réactionnaires. Nous avons aujourd’hui un espace public concentré autour des grands médias traditionnels auquel fait face une sorte de contre-espace public décentralisé regroupant d’innombrables comptes Twitter, chaînes YouTube, blogs, etc. Ce serait précisément dans ce contre-espace public que les affaires supposément « juives » peuvent être thématisées dans un sens antisémite.
[21] Ibid., p. 114. Le 13 février 2006, Ilan Halimi, jeune juif, fut trouvé mort près d’une voie ferrée en banlieue parisienne. Youssouf Fofana chapeautait le groupe qui l’a torturé et tué.
[22] Voir sur ce point H. Arendt, Antisémitisme, trad. M. Pouteau, Points, « Essais », 1998 (1951), p. 41 sq.
[23] E. Traverso, La Fin…, op. cit, p. 109. Il s’agit d’une notion culturaliste également utilisée par Taguieff.
[24] Ibid., p. 123.
[25] Ibid., p. 115.
[26] Ibid., p. 116.
[27] Ibid., p. 115.
[28] Bien que nous récusons par ailleurs l’idée selon laquelle l’antisémitisme contemporain serait le résultat d’une singulière alliance entre l’islamisme et l’anti-impérialisme, il est certain que cette conception de l’antisémitisme comme une révolte proto-anticapitaliste ou proto-antiraciste est assez spécifique aux organisations de gauche. Il en va de même de l’opposition entre différentes formes d’universalisme — républicaine, ouvriériste, etc. — et les particularismes attribués aux juifs.
[29] V. Altglas, « Antisemitism in France », European Societies, 14 (2), 2012, p. 264.
[30] Cf. M. S. Mandel, Muslims and Jews in France. History of a Conflict, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2014, p. 59-79.
[31] Cf. « Annexe. Typologie des actes antisémites (2000-2017) », in stoff #1, 2020, p. 92
[32] Cependant, la précarité matérielle de certains n’élude pas la question des causes multiples de la politisation islamiste et des formes antisémites que celle-ci peut prendre. Qu’il s’agisse des blancs « radicalisés » ou des individus issus de la classe moyenne d’origine maghrébine, les origines d’un antisémitisme de ressentiment — pour lequel, encore une fois, l’ascension sociale propre aurait été empêchée par les privilèges d’autrui — ne sauraient être réduites à la pauvreté.
[33] H. Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Pour une politique de l’amour révolutionnaire, Paris, La Fabrique, p. 63.
[34] E. Traverso, op.cit, 2013, p. 152.
[35] C’est plus qu’un détail : le terme « philosémitisme » a lui-même été forgé par les antisémites germanophones pour fustiger leurs opposants dans les rangs progressistes, opposants toujours suspectés de rouler pour le compte des juifs. À la même époque, on le trouve aussi du côté des anti-dreyfusards : cf. J.-P. Honoré, « Le vocabulaire de l’antisémitisme en France pendant l’affaire Dreyfus », Mots, mars 1981, n° 2, p. 73-92.
[36] Y. C., « Racisme antimusulman et antisémitisme en Europe : deux fléaux qu’il faut combattre ensemble », Ni patrie ni frontières, 10 avril 2015, http://mondialisme.org/spip.php?article2290 – https://npnf.eu/spip.php?article1136
[37] Voir la synthèse qu’en fait Robert Hirsch : R. Hirsch, Sont-ils…, op. cit, p. 197.
[38] H. Bouteldja, op. cit, p. 63.
[39] J. Liberman, Se choisir juif : l’identité juive laïque d’aujourd’hui, Paris, Syros, 1995, p. 53 et E. Cohen, Heureux comme Juifs en France ? Étude sociologique, Paris/Jérusalem, Akadem – Elkana Éditions, 2007 cités in V. Altglas, « Antisemitism in France », art. cit., p. 265.
[40] L’antisémitisme : hier et aujourd’hui, actes du colloque du 19 mars 1983, Paris, Centre de recherches sur l’Occident moderne, 1984, p. 50.
[41] Voir comment Soral illustre sa conspiration en s’appuyant sur des « incarnations » de ce propos et des enregistrements vidéo comme « preuves empiriques » de son discours : www.youtube.com/watch?v=VHKLPAYshaQ Une telle vidéo est un exemple parmi tant d’autres puisqu’il en existe des centaines qui fonctionnent selon ce principe
[42] Le racisme anti-Rroms est également une forme de personnalisation et de projection sur une communauté déterminée de tensions et processus sociaux qui dépassent largement ladite communauté. En ce sens, si le racisme anti-Rroms découle d’une histoire de l’esclavagisme indo-européen, les nouvelles manifestations de ce racisme se rapportent à cette communauté en tant qu’elle est perçue comme réfractaire à la nation, à l’État et au travail. On pourrait dire que ce racisme sert à personnaliser une longue histoire de processus de nationalisation et de prolétarisation à marche forcée des populations européennes. Ainsi, le ressentiment qui s’exprime à l’égard des Rroms est déterminé par des valeurs et des normes historiquement situées dans une période et un espace économico-politiques spécifiques.
[43] G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe et XXe siècle), Paris, Fayard, 2007, p. 678.
[44] M. Postone, Critique du fétiche-capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, Paris, PUF, 2013. Voir, en particulier, l’essai « Antisémitisme et national-socialisme », p. 95-121.
[45] Ces notations et concepts proviennent de la théorie économique marxiste. Ici, A et A’ désignent deux équivalents en monnaie à la valeur d’une marchandise qui gagne de la valeur par le procès de travail. Grosso modo (et je vais me faire tuer si des marxistes / marxien·nes lisent ça), le procès de valorisation pourrait se résumer ici à une quantité de monnaie (A) à laquelle on ajoute une quantité de travail et qui devient donc une nouvelle quantité de monnaie (A’). Ce qui est remis en cause ici c’est le fait de séparer la sphère dans laquelle évolue la monnaie et celle dans laquelle a lieu le processus de production. Désolé pour la vulgarisation pas très claire, il faudrait que je lise et relise deux trois trucs… Si, comme moi, lire Le Capital vous fait peur, il peut être intéressant de commencer par Salaires, prix et profits de Marx et L’abrégé du Capital, de Carlo Cafiero (qui malgré ses limites est une bonne introduction). [Tarage]
[46] L’hypostase consiste à séparer l’argent du processus de valorisation pour le considérer indépendamment des autres formes de capital.
[47] Ce qui prête à confusion, c’est le fait que Postone reprenne des catégories de la critique l’économie politique de Marx (qui ont une signification bien précise dans le cadre de cette critique) pour en élargir le sens : ces catégories seraient conjointement économiques et idéologiques ; elles permettraient automatiquement de décliner l’opposition concret/abstrait dans des réseaux de sens pourtant hétérogènes.
[48] Sur la différence entre le mode de production dans sa moyenne idéale et l’histoire de la société capitaliste, cf. Stoff, Que peut la critique de l’économie politique ?, in stoff #1, 2020, p. 109-110, p.112-114, p.119-120
[49] W. Bonefeld, Critical Theory and the Critique of Political Economy. On subversion and Negative Reason, Londres, Bloomsbury, 2014.
[50] Ibid., p 205.
[51] J-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1954, p. 83-84. Il faudrait préciser ici : l’antisémite ou l’antisémitisme « fait » les juifs convertis et les judéo-descendants, en ce qu’il les rappelle et les force à se reconnaître dans une identité inexistante ou seulement négative.
[52] Encore une fois, l’exemple d’Alain Soral montre bien que la production de stéréotypes et d’une vision du monde antisémites s’appuie sur l’existence de vraies personnes de confession juive ; ce qui est complètement fantasmé c’est l’explication qui est déployée à partir de l’existence de ces individus juifs. Ainsi, des élucubrations délirantes sont constamment « illustrées » par des « types » juifs, qu’ils et elles soient des Israéliens juifs orthodoxes ou des Français sans pratiques religieuses.
[53] T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 (1944), p. 209.
[54] Voir aussi T. W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007 (1950).
[55] J–P. Chrétien, Le Défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi, Paris, Éditions Karthala, 2012, p. 28 et p. 161, n. 52.
[56] J. M. Glionna, « In Indonesia, 1998 violence against ethnic Chinese remains unaddressed », Los Angeles Times, 4 juillet 2010, http://articles.latimes.com/2010/jul/04/world/la-fg-indonesia-chinese-20100704 ; J. Britton, « 20 Years Later, Victims of Indonesia’s May 1998 Riots Are Still Waiting for Justice », 18 mai 2018, https://thediplomat.com/2018/05/20-years-later-victims-of-indonesias-may-1998-riots-are-still-waiting-for-justice/