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Texte de la brochure :
Jusqu’à récemment, le concept de viralité universelle n’occupait qu’une place marginale dans la théorie des médias. Au début des années 2000, lorsque nous avons commencé à publier des articles sur la contagion, l’immunologie, l’épidémiologie et les réseaux viraux dans le domaine numérique, nous n’étions pas surpris que ce sujet, dont l’universalité constitue pourtant un aspect essentiel, demeure une préoccupation secondaire de la théorie des médias. Après tout, l’étude des médias et de la communication sont censées établir du lien, pas le contraire !
On nous demandait aussi constamment pourquoi cette « métaphore virale », et ce qu’elle signifiait dans le cadre du développement d’un nouveau modèle de médias numériques. Et l’attention démesurée accordée au « marketing viral » n’a pas facilité notre tâche consistant à affirmer que des niveaux matériels de viralité plus profonds et plus urgents existaient.
Cependant, soudain, de façon inattendue et plutôt choquante, les médias viraux se retrouvent au centre des préoccupations contemporaines, tant sur le plan matériel et économique que social. Dans le contexte d’incertitude et d’angoisse mondiales causé par la propagation incontrôlable du Covid-19, le concept de viralité a brusquement quitté la marge pour passer au premier plan. Nous savons désormais que le Covid-19 est une pandémie historique. La santé et la survie de millions de personnes sont en jeu, ce qui engendre des réactions politiques paniquées et expose les effets de nombreuses années d’austérité, notamment dans le domaine de la santé. Dans ce contexte-là, la viralité n’a absolument rien de métaphorique.
Cette épidémie a également, à juste titre, attiré l’attention sur les rouages d’une logique virale qui traverse de nombreux domaines, qu’ils soient biologique, culturel, technologique ou économique. Nous pouvons maintenant tous voir comment, à travers des expériences parfois directes, la viralité universelle est liée à une situation technique et sociale de proximité et de distanciation, d’accident et de sécurité, de communication et de rupture de la communication. En effet, dans le contexte actuel du Covid-19, nous pouvons voir que la circulation des personnes et des messages obéit à la logique de la mise en quarantaine et du confinement, des mesures de sécurité et de prévention.
En outre, il semblerait que la viralité automatise les réactions affectives et les comportements mimétiques dans des registres viscéraux de l’expérience, différents de ceux supposés fonder la logique du marché. Autrement dit, les modèles cognitifs dominants qui sont censés étayer le modèle économique défaillant du choix rationnel (si tant est que quelqu’un ait jamais vraiment cru en l’« Homo Economicus ») sont remplacés par la contagion financière apparemment irrationnelle et incontrôlable.
De plus, les récentes flambées d’achat panique de papier toilette et de paracétamol, dont certaines ont été déclenchées par la diffusion mondiale d’images sur Instagram de rayons de supermarché vides, se répandent aux côtés de scènes montrant des Italiens confinés qui se sont mis, de manière impulsive, à entonner des chants de solidarité et de soutien depuis leur balcon. Ce sont là des contagions bizarres car, semble-t-il, elles sont entremêlées d’autres contagions : peur, anxiété, théories du complot, crise financière… Des contagions toutes déclenchées par la propagation indéterminée du Covid-19.
Analyser ces contagions à travers le prisme de la théorie des médias est une tâche difficile pour plusieurs raisons. Nous avons affaire, après tout, à une écologie de réalités technologiques, biologiques et affectives qui tracent d’étranges boucles de rétroaction. Les prévisions sont élaborées sur la base de modèles épidémiologiques contestés, lesquels reposent, par exemple, sur la notion d’immunité de groupe (herd immunity) aux seuils incertains, ou sur le confinement absolu. Il semble certain qu’après une période prolongée d’évaluation des risques relativement stable, essentiellement fondée sur des connaissances connues et des inconnues connues, nous entrons à présent dans une phase vitale, qui pourrait changer la donne, dans laquelle des inconnues inconnues détermineront le futur proche.
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Aucun mécanisme à lui seul ne détermine la contagion, puisque le caractère relationnel et accidentel de l’événement viral l’emporte sur la pensée déterministe.
Nous devons admettre que, dès le départ, l’universalité de nos logiques virales a elle-même été remise en question. Nous avons la connaissance d’au moins deux autres modèles de virus médiatique. Qu’il ait été le premier ou non semble plutôt sans importance maintenant, mais Douglas Rushkoff dans son ouvrage intitulé Media Virus, publié en 1994, a proposé un premier modèle viral pouvant être exploité pour manipuler les nouveaux médias. Le virus de l’information, et les concepts ultérieurs de médias « propageables », ont remis en question de manière perspicace les ancrages supposés de l’ancien modèle idéologique d’ « appareil d’État des médias », en pointant vers une nouvelle culture participative McLuhanesque. Rétrospectivement, nous pouvons peut-être retracer la nature commémorative de cette logique virale jusqu’au fantasme des contagions révolutionnaires des médias sociaux pendant le printemps arabe.
Le deuxième virus médiatique est apparu au début des années 2000. Il a été inspiré de quelques remarques vagues faites dans les dernières pages de la thèse néo-darwinienne de Richard Dawkins sur le « gène égoïste », ouvrage publié en 1976. Dans l’ouvrage, également néo-darwinien, intitulé Meme Machine de Susan Blackmore, on trouve par exemple un virus médiatique qui fonctionne selon un algorithme évolutionnaire. La doctrine néo-darwinienne des mèmes a émergé dans divers discours du nouveau millénaire, principalement ceux associés à la rhétorique du marketing viral et à la course aux armements en matière de virus/antivirus informatiques. Comme l’ont affirmé certains spécialistes du marketing viral, bien que la contagion puisse sembler accidentelle, le pouvoir de transmission d’un message médiatique est plus probablement codé (et exploité) par les mèmes afin de se propager comme souhaité.
L’universalité du troisième virus médiatique – celui que nous avons proposé au début des années 2000 – se voulait plus nuancée sur le plan théorique, certainement en ce qui concerne son appréhension des mécanismes et la question de savoir qui ou ce qui l’exploite. Pour commencer, notre virus universel était plus étroitement apparenté à un événement viral, ou à un accident de contagion, qu’il n’était lié, métaphoriquement ou non, à son homologue biologique. Regarder la nature capricieuse des virus informatiques nous apprend en effet plus que la recherche de phénomènes communs. Pour preuve, la contagion numérique a permis de mieux comprendre la modélisation des comportements contagieux des agents autonomes.
De même, tandis que la sécurité informatique est devenue une priorité pour les médias numériques, le risque viral encouru par les réseaux a eu pour conséquence un intérêt accru pour les recherches des épidémiologistes et leurs simulations de la propagation des maladies. La modélisation multi-agents est un des contextes où l’on a initialement laissé les contagions se propager, créant une formation discursive bifurquée entre le domaine naissant de la recherche dans le domaine de la vie artificielle, d’une part, et le lien étroit entre les mesures de sécurité et l’automatisation, d’autre part. Dans cette optique, les premiers processus logiciels automatisés ont donc souvent été perçus comme des contagions artificielles qui dépassent la maîtrise humaine des réseaux informatiques complexes, nécessitant une réaction immunologique automatisée supplémentaire.
Un autre objectif de notre virus universel était de rejeter le déterminisme biologique ou technologique au profit d’une contagion transversale. En bref, cela signifiait qu’aucun mécanisme à lui seul ne déterminait la contagion, puisque le caractère relationnel et accidentel de l’événement viral l’emportait sur la pensée déterministe. Le comportement contagieux n’est pas uniquement un code prédéterminé en soi. Il est aussi clairement lié à l’ensemble complexe d’inconnues inconnues déclenché par des interactions environnementales. En effet, les vecteurs de contagion, et toute réaction de sécurité consécutive à ces conditions environnementales, ne s’avèreront efficaces qu’après coup. Il s’agit d’environnements paradoxaux dans lesquels le mode de prévisions futures, fondé sur des modèles existants et tributaire d’hypothèses et de données historiques, entre en contradiction avec la nature nécessairement ouverte de tout réseau de communication partagé.
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Loin de fournir une allégorie commode de l’action, l’événement viral très réel du Covid-19 produit actuellement sa propre réalité.
Bien sûr, l’histoire de la modélisation de la contagion – soit en tant qu’épistémologie de la modélisation, soit en tant que conceptualisation de modèles théoriques – n’est pas réductible à la culture contemporaine des réseaux. Pour mieux saisir la nature bizarre des types de boucles de contagion auxquels nous assistons avec le Covid-19, le virus universel prend également en compte, de manière significative, la théorie de la contagion développée au XIXe siècle. Nous avons notamment emprunté à la thèse proposée par Gabriel Tarde sur la société de l’imitation, dans laquelle il s’intéressait, comme plus tard Paul Virilio, aux accidents du mécanisme, plutôt qu’à la logique d’un mécanisme. De plus, les sujets sociaux imitatifs de Tarde n’étaient pas les victimes, mais plutôt les produits de la contagion. C’est en effet dans les relations accidentelles de contagion, que les sujets de Tarde sont continuellement créés et recréés.
Tout comme le comportement inexplicable, depuis quelques semaines, de gens qui achètent compulsivement du papier toilette, les subjectivités produites dans la société d’imitation de Tarde sont représentées manifestement comme relevant de la docilité du somnambule. Cependant, les nombreuses références de Tarde au somnambulisme social ne doivent pas nous donner à croire que la société est entièrement fondée sur la stupidité collective. Il est important de noter que ses références au somnambulisme étaient fondées sur l’absence d’une distinction qu’il faisait entre un penchant biologique inconscient et la tendance socioculturelle à l’imitation.
En d’autres termes, les sujets sociaux de Tarde, y compris ceux qui étaient censés exercer des jugements économiques rationnels, ne sont jamais isolés et autonomes. Ils sont façonnés par l’affect des autres et, simultanément, diffusent leurs propres affects infectieux. Là encore, suivant la logique du virus universel, les récentes flambées d’achats de panique et d’échanges apparemment irrationnels sur les marchés financiers sont des exemples d’autres automatisations imprévisibles des corps et des habitudes.
Au début des années 2000, nous avons plaidé en faveur d’un virus universel qui rompait de manière retentissante, mais subtile, avec les analyses habituelles de la contagion par la théorie des médias, qui s’acharnait à vouloir représenter la chose. Pour nous, les virus ne sont pas seulement métaphoriques, figuratifs ou même des mythes qui dissimulent une réalité idéologique sous-jacente. Après l’épidémie du Covid-19, il n’est plus possible de considérer le virus universel comme un fantasme, une projection ou, d’ailleurs, dans le contexte actuel, comme une grossière invention biopolitique justifiant des mesures de confinement. Même si, très certainement, de multiples niveaux d’objectifs politiques sont en jeu, notamment en ce qui concerne la question récurrente des frontières immunologiques, la logique de ce virus est, pour l’instant, l’impérieuse dynamique de pouvoir. Loin de fournir une allégorie commode de l’action, l’événement viral très réel du Covid-19 produit actuellement sa propre réalité.
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La logique du virus universel pourrait produire de nouvelles réalités spatio-temporelles pour les systèmes de soins collectifs de base.
Les virus universels sont non-représentatifs, en ce sens qu’ils créent leurs propres infrastructures physiques et métaphysiques de connectivité, tout en exposant les strates sociales sous-jacentes sur lesquelles – en tant qu’épi-démos – ils fonctionnent. Dans cette optique, le théoricien du droit Andreas Philippopoulos-Mihalopoulos soutient que le Covid-19 présente une contagion spinalienne, du fait de la façon dont les corps sont en relation les uns avec les autres et avec leur environnement. Le « défi du Covid » est, selon lui, « monumentalement éthique ».
En effet, le virus « exige de nous d’accepter une éthique typiquement spinozienne de positionnement, de placement de son corps dans une géographie de conscience de la façon dont les affects circulent entre nous et les autres ». Ce modelage, par le virus, des habitudes et des comportements n’est plus seulement une question d’identification homophile (entrer en relation avec ses amis, ses parents, etc.), mais s’étend radicalement à des modes de connexion et de déconnexion co-déterminés par des collectifs qui sont en train d’être positionnés les uns par rapport aux autres, à l’espace, aux frontières, au confinement, etc.
Le patterning viral déclenché par le Covid-19 continuera de stimuler une série d’actions, d’habitudes, de comportements et d’affects qui pourraient s’emparer des corps de manière prévisible ou jusqu’alors inimaginable. Certaines des chevilles qui fixent l’avenir des mouvements biopolitiques de personnes et de messages produiront, sans nul doute, encore plus de somnambules dociles.
Il n’est pas surprenant que le gouvernement britannique ait initialement opté pour une version néolibérale de l’immunité collective, dans laquelle l’obligation collective était présentée parallèlement au maintien du statu quo. Apparemment, les ventes d’armes et de munitions s’envolent aux États-Unis, la peur du Covid-19 encourageant une mentalité de bunker et l’autoprotection. Il est également vrai que la propagation du virus a été associée à une intensification et à une extension du racisme au sein de la population.
Au Royaume-Uni, une fois de plus, la propagation de ce que l’on appelle la maskaphobia[1] a conduit de nombreux étudiants chinois à devoir choisir entre « deux mauvais choix – l’insécurité (face au coronavirus) et la peur (du racisme) » selon le sociologue Yinxuan Huang. En définitive, il se pourrait que les espaces urbains soient redéfinis par des mesures de distanciation sociale réglementées par l’État, d’une part, ou par ce genre de détachements motivés par la peur, d’autre part, qui l’un comme l’autre contrastent nettement avec les thèmes de la sociologie classique des villes, qui appréhendait les espaces urbains comme des lieux de densité collective dynamique.
La logique du virus universel pourrait également produire de nouvelles réalités spatio-temporelles pour les systèmes de soins collectifs de base. Dans le sillage du Covid-19, nous assistons déjà à davantage que des manifestations spontanées de chants de solidarité. L’Espagne est en train de nationaliser des hôpitaux privés, l’Iran libère des prisonniers politiques. Ce sont là de nouvelles réalités spatio-temporelles produites par le Covid-19, qui pourraient contrarier le contexte plus large de ce qu’Achille Mbembe a appelé la nécropolitique.
Après les sombres refrains de Trump, du Brexit et de l’intensification du racisme qui s’est ensuivie, par exemple, l’horreur du Covid-19 pourrait en fait ouvrir la voie à une sorte de réaction radicale à grande échelle, qui s’attaquerait à ces récentes corruptions de la scène politique mondiale et à son rôle dans l’accélération du changement climatique et la crise de la biodiversité. De nouveaux assemblages politiques pourraient voir le jour, au moins temporairement.
[1] https://www.theguardian.com/education/2020/mar/17/chinese-students-flee-uk-after-maskaphobia-triggered-racist-attacks