La droite extrême à l’assaut du livre – Ellen Salvi


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Texte de la brochure :

On pouvait penser le monde feutré de l’édition protégé de la droite extrême, mais ses thèmes de prédilection – le « déclin français », la « menace migratoire » ou le « danger de l’islam » – se sont emparés des livres. Non seulement chez des petits éditeurs engagés dans la droite radicale, qui font florès, mais au cœur même des grandes maisons, sans attaches idéologiques particulières, qui n’ont plus de scrupule à faire paraître ce qui serait, il y a peu, resté confiné dans leurs marges. Ce glissement généralisé trouve sa source dans un phénomène qui n’a fait qu’empirer depuis deux décennies : la concentration capitalistique et l’abandon des postes clés de l’édition à des gestionnaires, que la recherche de profit pousse à publier des auteurs identitaires et réactionnaires – comme Laurent Obertone, Éric Zemmour, Robert Ménard ou Richard Millet –, en flattant l’air du temps pour accéder au classement des meilleurs ventes.

*

C’est une histoire germanopratine[1] qui aurait pu rester confinée aux murs du Café de Flore si elle n’était pas révélatrice d’un mouvement intellectuel profond. Début mars, l’éditeur et écrivain Richard Millet se confie au Point[2] pour dénoncer le « Système » – avec un grand « S » – dont il se dit victime. Tout juste convoqué par Gallimard pour un entretien préalable à un licenciement, celui que l’on surnomme le « faiseur de Goncourt » (il est à l’origine des Bienveillantes de Jonathan Littell et de L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni, qui ont reçu le célèbre prix en 2006 et 2011) pense tenir entre ses mains l’illustration parfaite de ce qu’il dénonce depuis plusieurs années : le musellement, par la « gauche morale », de tous ceux qui ne vont pas dans le sens de la doxa. Parce qu’il a signé un texte au vitriol sur Maylis de Kerangal, auteure publiée chez Verticales, une filiale de Gallimard, sa maison d’édition le met à pied. Le couperet de l’entre-soi est tombé. Les apôtres de la bien-pensance ont encore frappé.

La « liberté d’expression »
contre les « bien-pensants »…

« J’oubliais qu’on est en France et qu’il n’est pas possible de dire la vérité dans le milieu littéraire, à cause de la consanguinité des rôles et du cumul des mandats (romanciers, journalistes, jurés, etc.) », s’agace Millet, qui n’est pourtant pas le dernier à cumuler. Écrivain et éditeur donc, il dirige également La Revue littéraire des éditions Léo Scheer – dans laquelle fut publié le texte incriminé « Pourquoi la littérature de langue française est nulle » –, et collabore avec Le Point – qui en a repris l’extrait consacré à Maylis de Kerangal. Longtemps, il fit partie de cette caste littéraire qu’il conspue aujourd’hui. C’était avant 2012. Avant que n’éclate la première « affaire Millet ». Avant que l’écrivain ne publie aux éditions Pierre-Guillaume de Roux un roman, Intérieur avec deux femmes, et deux essais, De l’antiracisme comme terreur littéraire et Langue fantôme, suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik. Dans ce dernier texte, le plus court de tous, il s’employait à dénoncer les « ravages du multiculturalisme » à travers l’exemple du terroriste norvégien d’extrême droite qui a tué soixante-dix-sept personnes sur l’île d’Utøya et à Oslo le 22 juillet 2011. Dix-sept pages de folie personnelle qui provoquèrent un véritable tollé, des dizaines et des dizaines d’articles, des attaques dans tous les sens. Mais jamais de mea culpa.

« Choqué par les idées » exprimées dans cet ouvrage, Antoine Gallimard, le patron de la célèbre maison d’édition, n’en tira dans un premier temps aucune conclusion, dans l’espoir de conserver son « faiseur de Goncourt ». Ce n’est qu’après la parution d’une tribune[3] cosignée par Annie Ernaux et plus d’une centaine d’écrivains, que fut prise la décision d’écarter Millet du puissant comité de lecture de Gallimard, structure décisionnaire de la maison. Pas encore celle de le licencier. Depuis, à l’en croire, l’homme vivait reclus chez lui, où, « coupé de tout rapport avec d’autres écrivains », il lisait « scrupuleusement » cinq manuscrits par semaine. Abandonné, banni, par les siens pour avoir exprimé ses opinions. « De général, j’étais devenu simple soldat », souligne cet amateur de métaphores guerrières. Pendant cette période, Millet ne s’est pas contenté de lire. Il a aussi écrit. Beaucoup. Ainsi cet autoproclamé paria de l’édition française a-t-il publié, entre fin 2012 et début 2016, pas moins de dix-sept ouvrages, dont deux chez Gallimard et un autre chez Plon. Il a également nourri ses obsessions identitaires sur son site officiel[4], où plus de cinquante chroniques ont paru ces deux dernières années.

Ici, plus de censure. Plus d’interdits. L’écrivain peut en toute liberté décliner son aversion pour le multiculturalisme et mettre en scène son fantasme minoritaire face aux « hordes d’Africains » qui remplissent les bus, dans ces « territoires hostiles, peuplés de non-Français en majorité favorables au djihad ». La haine du monde et de l’autre, surtout quand il n’a pas la peau blanche, suinte de la moindre anecdote. « Une hôtesse d’accueil me demande où je vais : “À Paris.” “Où ça, Paris ?” “Contentez-vous de savoir que je vais à Paris…” ai-je répondu à cette désagréable Asiatique dont je comprenais si mal le langage qu’on pouvait la croire prélevée dans un lot de migrants », écrit-il le 17 novembre 2015, à son retour de Syrie, où il venait de rencontrer Bachar El-Assad en compagnie d’une poignée de députés. « Ce qui me gêne, dans cette affaire, ce n’est pas qu’une réforme échoue (gouverner, en France, c’est reculer devant trois syndicalistes et dix étudiants qui braillent dans la rue), note-t-il plus récemment au sujet de la loi Travail, portée par la ministre Myriam El Khomri. C’est surtout qu’une loi aussi importante puisse porter un nom arabe : n’est-ce pas là un signe, parmi tant d’autres, de l’islamisation de la République ? » En défense de leur collaborateur, les éditions Léo Scheer se sont alors dépêchées de republier, en mars 2016, L’Affaire Richard Millet. Critique de la bien-pensance, paru initialement en 2013 aux éditions Jacob Duvernet, dans lequel la romancière et collaboratrice de La Revue littéraire Muriel de Rengervé dénonce les « pratiques staliniennes » qui ont conduit, selon elle, à la « mise à mort sociale » de l’écrivain.

Gallimard n’a jamais réagi aux chroniques de son éditeur. Pas plus qu’il ne s’est ému du fait que ce dernier emploie l’expression « Jaunes » pour parler des personnes d’origine asiatique ou fasse des comparaisons douteuses entre le « pouvoir homosexuel » et l’État islamique. Mais il a en revanche choisi de licencier Millet pour avoir critiqué une auteure maison, apportant ainsi de l’eau à son moulin de martyr de la pensée unique. « Je n’approuvais pas ses prises de position, mais il ne s’agissait pas d’actions malveillantes contre la maison et ses collaborateurs, se justifie Antoine Gallimard. Cette fois-ci, ça relevait du dénigrement. Tout salarié de la maison doit garder une certaine réserve. » S’il reconnaît qu’il n’aurait « peut-être pas embauché Richard Millet aujourd’hui », quoi qu’il ait toujours été « content de son travail », le patron des éditions Gallimard assure qu’il n’aurait jamais publié les pamphlets de son ancien éditeur. C’est pourtant sous la célèbre couverture de la collection Blanche que sortit, en 2008, L’Opprobre, dans lequel Millet écrivait par exemple qu’« il n’est pas impossible que les attentats du 11 septembre soient une mise en scène américaine à capitaux saoudiens ».

Loin d’être un épiphénomène, le cas Millet en dit long sur les mutations de l’édition, où la pensée néoréactionnaire, loin de choquer, a fini par imprégner les catalogues des maisons classiques, mais aussi les grandes revues, comme Le Débat ou Commentaire, respectivement dirigées par le conservateur Marcel Gauchet et l’économiste libéral Jean-Claude Casanova. L’affaire qui porte désormais son nom rappelle à plus d’un titre celle que suscita, en 2000, la parution de La Campagne de France, livre dans lequel Renaud Camus « notait » la surreprésentation de journalistes juifs sur France Culture. Refusé par son éditeur historique, P.O.L., le manuscrit fut finalement publié par Fayard, sous la houlette de Claude Durand, qui jamais ne renia son choix. Aux yeux de ce dernier, Camus n’était pas seulement le théoricien du « Grand Remplacement » (idée selon laquelle les Français seraient en passe d’être démographiquement évincés par des peuples non européens), il était surtout « l’un des plus grands prosateurs français ». Et, à ce titre, il pouvait écrire ce que bon lui semblait pour peu que ce soit avec style.

Mais, en 2012, nouveau rebondissement : Camus appelle à voter Marine Le Pen à la présidentielle et s’en défend dans une tribune intitulée « Nous refusons de changer de civilisation[5] ». Entre-temps, Claude Durand a pris sa retraite. L’écrivain n’a plus aucun pare-feu chez Fayard. La maison l’invite à poursuivre ses décomptes à compte d’auteur. Depuis lors, l’idéologue d’extrême droite passe ses journées sur Twitter. Comme Richard Millet, il a trouvé avec Internet un outil lui permettant de laisser libre cours à ses élucubrations. Les deux hommes partagent bien plus que la geekerie et les déboires éditoriaux. Ils ont aussi en commun le dégoût du multiculturalisme, la peur de l’islam et le sentiment de décadence culturelle des sociétés occidentales. Ils se répondent, se respectent, s’entraident.

Les deux hommes sont viscéralement attachés à la langue française et ils ont une idée bien arrêtée de ce que doit être le style. Dans la « décadence » généralisée, Richard Millet ne se présente pas seulement comme le « Français de souche et de race blanche, hétérosexuel, catholique », il se prétend également « le dernier écrivain »[6]. À ses yeux, le français décline vers une « langue fantôme », accompagnant le mouvement d’une France qui renie son identité dans le métissage. Un point de vue partagé par le philosophe décliniste Alain Finkielkraut qui ne manque jamais une occasion de déplorer l’« appauvrissement de la langue » et, par voie de conséquence, « de la culture et de la tradition » françaises. La déploration du déclin français sur le plan culturel est un motif récurrent des pamphlets de Céline, qui regrettait la montée de l’anglais comme langue internationale, mais aussi l’académisme des écrivains bourgeois qui ne laissaient, à son sens, aucune place au véritable français populaire. Dans Bagatelles pour un massacre, il était allé jusqu’à appeler de ses vœux un « lyrisme aryen », différent du français « enjuivé » de Proust, par exemple.

Les auteurs néoréactionnaires ne partagent pas cet argument, déplorant au contraire le déclin du français classique par faillite de l’enseignement scolaire et par l’avènement de ce que Finkielkraut appelle le « parler banlieue ». Non contents de nourrir le discours politique réactionnaire classique, ils s’attribuent des fonctions de sentinelles, devenant ainsi les gardiens d’un temple littéraire accessible aux seuls auteurs qui pensent et, donc, écrivent comme eux. Dans ce panthéon, couché sur le papier par l’ancien journaliste de Valeurs actuelles Bruno de Cessole dans Le Défilé des réfractaires (L’Éditeur, 2011), se côtoient Emil Cioran, Philippe Muray, Jean d’Ormesson, Denis Tillinac… En fronton, une question sans fondement, mais qui taraude pourtant la critique depuis (au moins) la Seconde Guerre mondiale : et s’il n’était de bonne littérature que de droite ?

À l’instar de leurs homologues, Richard Millet et Renaud Camus brandissent la liberté d’expression comme rempart absolu aux critiques des « bien-pensants ». L’argument se veut massue. Il est d’ailleurs répété par leurs éditeurs qui font leur la citation apocryphe, attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » « Dès lors qu’il y a du talent, je serais prêt à publier mon pire ennemi », affirme Pierre-Guillaume de Roux, fondateur de la maison d’édition éponyme dans laquelle Richard Millet a trouvé refuge en 2012. « Toutes les opinions, même les plus critiquables, peuvent être formulées, soutenait en 2011 Claude Durand, disparu quatre ans plus tard. Les gens sont suffisamment adultes pour faire leur tri. Je suis hostile, par principe, à toute censure. Et donc, je suis contre la loi Gayssot. Mais je peux choisir de ne pas publier tel ou tel livre. J’admets qu’on publie toutes les opinions possibles, mais dans une démocratie où les auteurs ont le droit de choisir leurs éditeurs et les éditeurs ont le droit de choisir leurs auteurs. »

L’édition sans éditeurs à la poursuite de l’air du temps…

Un avis partagé à sa façon par Daniel Lindenberg, auteur de Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Le Seuil, 2002), qui indiquait à Mediapart en 2009 : « Les éditeurs actuels sont plus commerçants qu’idéologues, ils sont guidés par ce qui va se vendre et n’hésitent donc pas à publier des textes qui sont dans l’air du temps et qui auraient été autrefois réservés aux petites maisons réputées de droite ou d’extrême droite. […] Nous sommes dans une période “décomplexée”, pour reprendre le vocabulaire sarkozyste. Il y a une volonté de décontaminer les pensées qui autrefois ne pouvaient pas s’exprimer librement parce qu’il y avait eu la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation, le mouvement antiraciste, etc. Le 11 septembre 2001 a tout changé. »

Dans L’Antisémitisme partout (La Fabrique, 2011), Éric Hazan et Alain Badiou confirmaient le tournant emprunté par l’édition française au début des années 2000, où l’on vit « paraître une série d’ouvrages dénonçant l’antisémitisme des “Maghrébins” », parmi lesquels le livre collectif dirigé par Emmanuel Brenner, alias l’historien Georges Bensoussan (récemment exposé pour avoir déclaré, dans l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, que « dans les familles arabes, […] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère », ce qui valut un rappel à l’ordre du CSA à France Culture), Les Territoires perdus de la République ou encore Prêcheurs de haine de Pierre-André Taguieff, tous deux sortis aux éditions Mille et une Nuits, filiale de Fayard qui a également publié plusieurs textes de la rédactrice en chef du magazine Causeur Élisabeth Lévy. « Et de ses copains, les stigmatiseurs de banlieues », précisait Lindenberg.

Autre maison, autre obsession, même raisonnement. Sous la couverture des éditions Hugo&Cie/Blanche – à ne pas confondre avec la collection homonyme de Gallimard –, Franck Spengler, « ancien militant communiste », fils de la romancière Régine Deforges, publie depuis de nombreuses années le polémiste Alain Soral. Spécialisée dans la « littérature de transgression », en particulier érotique, la maison compte à son catalogue une dizaine de titres du président du mouvement Égalité et Réconciliation, dont le plus célèbre d’entre eux, Sociologie du dragueur, vendu à plus de 50 000 exemplaires à ce jour. « J’ai la liberté d’expression chevillée au corps, explique Spengler. Même les pensées qui ne sont pas les miennes doivent existerJe donne la parole à des gens à qui on la confisque. Mon rôle est de faire passer des idées. Quand vous avez une voix discordante, on tente de vous disqualifier en disant que vous êtes facho. Pour moi, le facho, c’est celui qui refuse qu’on ne pense pas comme lui. »

L’éditeur avait déjà pris fait et cause pour Richard Millet en 2012, en réponse à la tribune initiée par Annie Ernaux : « On savait notre littérature française moribonde, prétentieuse et nombriliste – preuve en est le peu d’intérêt que lui portent les éditeurs étrangers –, mais là nous touchons le fond, la voilà liberticide, avait-il écrit dans Le Monde[7]Je crains fort que ce débat – qui ne devrait pas en être un – atteste à quel point les écrivains sont devenus des relais efficaces (des idiots utiles ?) d’une pensée unique et uniformisante, une culture Mcdonald’s en quelque sorte ; bien loin des écrivains engagés qui firent l’intérêt des lettres françaises. » Quatre ans plus tard, il persiste et signe. « Je n’ai pas envie d’être l’éditeur de Oui-Oui », affirme-t-il. De fait, il ne l’est pas. Alain Soral est plus adepte des « quenelles » que des balades en voiture jaune et rouge. Créateur, avec Dieudonné, d’un parti antisémite baptisé Réconciliation nationale, proche du clan des anciens du GUD (Groupe Union Défense), le polémiste est aussi l’auteur de Comprendre l’Empire, essai dans lequel il analyse, selon les mots des éditions Blanche, la « lente dérive de l’universalisme républicain issu de la Révolution de 1789, vers cet agglomérat de communautarismes revendicatifs et de narcissismes hostiles qui constituent aujourd’hui la société française ». « Il a une manière de rendre intelligibles des choses qui ne le sont pas, avance Spengler pour expliquer le succès de Soral. Après, il pense qu’il y a des intérêts convergents d’argent entre juifs… Je ne partage pas cette idée, mais il a le droit de la dire. D’autant que beaucoup de gens se retrouvent dans cette explication. »

Le succès actuel des livres néoréactionnaires, voire clairement ancrés à l’extrême droite, tient à cette seule raison. C’est parce qu’ils répondent à l’idéologie dominante du moment, qu’ils s’inscrivent dans ce que l’on appelle communément l’« air du temps », qu’ils sont mis en avant par les éditeurs. On le sait, le livre n’est pas seulement un objet littéraire, c’est aussi un produit et, en tant que tel, il est soumis aux changements politiques, économiques et sociaux. Pour se vendre, il doit s’adapter. Les maisons d’édition tiennent depuis toujours l’équilibre entre le caractère idéologique d’un ouvrage et son intérêt commercial, mais le second l’emporte de plus en plus souvent sur le premier. « Un auteur d’extrême droite qui vend bien sera publié par n’importe quel éditeur », assure Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition.

Dans certains cas, pourtant, le sujet se mue en casse-tête. Fayard en a récemment fait l’expérience avec la réédition française du pamphlet antisémite d’Adolf Hitler, Mein Kampf. Initialement prévue en 2016, cette publication a finalement été repoussée, la maison ne souhaitant pas « faire du buzz » sur un tel ouvrage[8]. Après soixante-dix ans d’interdiction, Mein Kampf est tombé dans le domaine public le 1er janvier 2016. En Allemagne – où il est sorti accompagné d’un important appareil critique –, sa réédition a connu un vif succès. En l’espace d’un mois, 24 000 exemplaires s’en sont écoulés au prix de 59 euros. Initialement imprimé à 4 000 exemplaires, le livre a rapidement été en rupture de stock. Pour éviter qu’il ne soit récupéré à mauvais escient, Fayard a donc décidé de prendre son temps pour accompagner également le texte d’un appareil critique. Ce type de précaution, à la hauteur de l’enjeu symbolique de l’ouvrage, reste tout de même assez rare. Car un auteur plébiscité en librairie passera sans aucun problème entre les mailles de l’autocensure éditoriale. Y compris s’il véhicule les idées les plus rances.

Malgré la prolifération du discours néo-réactionnaire dans le débat public, Pierre-Guillaume de Roux estime que ses porte-parole sont encore trop souvent ostracisés. Il en veut pour preuve d’être l’un des rares éditeurs à continuer de soutenir la plume d’Alain de Benoist, chef de file de la Nouvelle Droite, ce courant de pensée national-européen né en 1969 dans la lignée du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE). Directeur de la revue Krisis et éditorialiste du magazine Éléments, « Robert de Herte » – c’est l’un de ses hétéronymes – organise parfois des rencontres qui peuvent paraître étonnantes sur le papier, mais qui, en réalité, en disent long sur les affinités intellectuelles qu’il compte encore dans l’édition. Ainsi a-t-il réuni, en juillet 2015, l’écrivain Jean Raspail et Érik L’Homme, auteur à succès chez Gallimard Jeunesse. Connu des ados pour ses romans d’heroic fantasy, l’auteur de la trilogie best-seller Le Livre des étoiles est lui aussi un farouche défenseur de Richard Millet, « l’un des derniers albatros de la littérature, comme il l’écrit sur sa page Facebook, arraché à l’azur par des matelots sans grandeur, harcelé sur le pont par la vaste meute des chiens de garde ».

Fin avril, Alain de Benoist était encore l’invité de Sciences-Po Paris, où il a discouru, deux heures durant, sur « Modernité, libéralisme et pensée unique », trois de ses « fléaux » préférés. Malgré cela, son éditeur le jure, la parole de l’intellectuel d’extrême droite reste muselée. « C’est un homme qui, dans les années 1980, était publié chez Albin Michel et Robert Laffont, rappelle De Roux. Il s’exprimait tous les jours. Désormais, on ne l’entend plus en France. Pourquoi ? Parce que nous sommes dans un système complètement verrouillé par une pensée de gauche qui, malgré le fait que l’opinion soit en train de se renverser, a toujours beaucoup de mal à ouvrir le débat. C’est encore plus net depuis l’élection de François Hollande. » Dans un pays où les crispations identitaires monopolisent l’espace politico-méditatique et où le Front national enregistre de meilleurs scores à chaque nouvelle élection, le ressort de la victimisation, si cher au parti de Marine Le Pen, peine à convaincre.

 « La seule censure qui vise des auteurs comme Alain de Benoist ou Renaud Camus est une censure commerciale, estime Jean-Yves Mollier. S’ils ne sont plus publiés par les maisons classiques, c’est tout simplement parce qu’ils ne vendent plus. » D’autres, plus lucratifs, les ont en effet remplacés et véhiculent exactement les mêmes idées que leurs aînés. Journalistes ou écrivains, écrivains ou journalistes, ils trustent les plateaux de télévision en qualité de chroniqueurs ou de simples invités, jouant tantôt le rôle du « bon client », tantôt celui du « sniper ». Ils s’appellent Éric Zemmour, Natacha Polony, Ivan Rioufol ou encore Élisabeth Lévy. Leurs sujets de préoccupation sont toujours les mêmes. Ils stigmatisent les banlieues, moquent l’antiracisme, alertent sur les dangers du multiculturalisme, de l’islam, de la « soumission », du « Grand Remplacement », de la « défrancisation de l’Hexagone »… Ils livrent une vision catastrophiste de l’immigration, laquelle vient s’inscrire presque naturellement dans les débats sur l’identité et l’insécurité. Ils se sentent investis d’une mission : lutter contre l’aveuglement des « bien-pensants ». Et en sont convaincus : « Le déni de l’immigration de masse, de ses liens avec l’insécurité, de l’échec du multiculturalisme, du fiasco de l’intégration, fait partie de ces escroqueries que cautionne l’intelligentsia », comme l’écrit l’éditorialiste du Figaro Ivan Rioufol dans son dernier essai La Guerre civile qui vient (toujours chez Pierre-Guillaume de Roux).

Les mutations capitalistiques de l’édition au secours de la pensée d’extrême droite

« Le mode sous lequel ces sujets se trouvent montés en épingle – véhémence, indignation, protestation, catastrophisme, provocation, etc. –, répond en règle assez générale aux effets de grossissement spectaculaire appelés par la dynamique de “fausse alerte permanente”, qu’un Nietzsche voyait déjà à l’œuvre dans la grande presse de son temps », affirment les chercheurs Pascal Durand et Sarah Sindaco, spécialistes de l’édition et de l’étude des discours[9]. À l’heure où le clash et le buzz se substituent au débat d’idées, ces néoréactionnaires cathodiques se muent en leaders d’opinion. Leur succès dans les médias se décline également en librairie. Un chiffre suffit pour s’en convaincre : 294 088. C’est le nombre d’exemplaires[10] qu’Éric Zemmour a vendus de son Suicide français depuis sa parution en 2014 aux éditions Albin Michel. « Ces succès de librairie sont aussi des succès de télégénie, souligne Pascal Durand. Les auteurs de ce type d’ouvrages convertissent leur ambition intellectuelle en visibilité médiatique. » Ce mouvement prend racine dans la seconde moitié du xxe siècle, lorsque les maisons d’édition, jusqu’alors entreprises familiales, sont devenues l’objet de l’investissement de grands groupes aux activités diverses et variées.

Le mouvement de concentration s’est accéléré au cours des années 1990, aboutissant à ce que Jean-Yves Mollier qualifie de « structure d’oligopole à frange », où quelques grands groupes captent l’essentiel des revenus, tandis qu’une multitude d’éditeurs de taille réduite se partagent le reste, souvent sur des registres très segmentés. C’est ainsi qu’Hachette-Lagardère et Editis (Grupo Planeta) [Ndlr : à qui La Découverte appartient] contrôlent, avec leurs filiales de distribution, la moitié du marché du livre en France, alors même que le pays compte quelque 10 000 structures d’édition[11]. « Depuis que l’édition est passée au stade industriel, les journalistes emboîtant le pas des idées reçues se sont multipliés, poursuit Pascal Durand. Les grandes maisons d’édition ont évolué de façon à ne pas laisser de place à la recherche de pointe. Désormais, les enjeux sont strictement commerciaux. Les sciences humaines sont ghettoïsées. En disparaissant, les Bourdieu, Derrida et Deleuze ont laissé le terrain aux seuls intellectuels médiatiques. En un sens, ces derniers sont l’expression du déclin qu’ils dénoncent. »

Pour vernir leurs écrits d’à-propos, ces intellectuels médiatiques ont trouvé en Alain Finkielkraut leur statue du commandeur. Depuis dix ans, l’ancien militant maoïste devenu essayiste décliniste est sur tous les fronts. Intervenant régulièrement dans les médias, collaborant de temps à autre au magazine Causeur, animant lui-même une émission hebdomadaire sur France Culture, il est aussi l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, parmi lesquels L’Identité malheureuse (Stock), vendu à plus de 91 000 exemplaires depuis sa sortie en 2013. Il y prend le contre-pied de ce qu’il écrivait en 1980 dans Le Juif imaginaire, ouvrage dans lequel il exprimait notamment son refus d’être otage de la politique du gouvernement israélien – « Ce soutien absolu à toutes les politiques israéliennes est le symptôme d’un malaise. La Diaspora, en proie à une culpabilité diffuse, se rattrape par la véhémence de sa fidélité » – et invitait à ne pas se draper dans le seul héritage victimaire de l’histoire juive – « J’ai divorcé d’avec mon double, non pas pour cesser d’être juif, mais pour que cette identité ne fasse plus de moi le rentier de la souffrance, ou le dépositaire attitré de la justice absolue ». Emporté, comme une partie du monde de l’édition et de l’échiquier politique, dans une lecture identitaire, racialisante et néoconservatrice de la société, il livre, à travers ses nombreux ouvrages et prises de parole, la vision catastrophiste qu’il se fait de tout sujet, de l’école aux banlieues, en passant par la laïcité ou l’équipe française de football.

Farouche défenseur des « Français de souche » privés, selon lui, de leur pays par l’islam et l’immigration, Finkielkraut pourfend plus souvent qu’à son tour ce « politiquement correct dont Mediapart, mais aussi Le Monde ou Libé sont les responsables ». « Est-ce que nous pouvons exactement voir ce que nous voyons ? Jusqu’à quel point a-t-on le droit de traiter des problèmes de l’immigration, de la violence dans les cités et tout ça ? interrogeait-il en 2012[12]L’antiracisme est extrêmement vigilant, l’accusation de racisme est utilisée à tort et à travers, comme l’avait déjà dit Lévi-Strauss. Ça n’incite pas à l’expression publique, ça donne plutôt envie de se cacher. » En répétant partout, tout le temps, qu’il ne peut s’exprimer librement, l’Académicien crée de facto l’envie. En ce sens, la victimisation est devenue l’un des meilleurs moyens de communication. Les éditeurs l’ont aussi bien compris que les politiques. Ce qui est prétendument interdit, ce qui sent le soufre, est davantage plébiscité que le reste. Et se vend mieux.

Un marché qui profite aussi aux « petits » éditeurs

Le parfum de scandale est attractif. Pierre-Guillaume de Roux en convient d’ailleurs aisément. Quoiqu’il refuse d’être estampillé « réac » – et se vante, pour en convaincre, d’avoir traduit Pèlerin parmi les ombres, le chef-d’œuvre de l’écrivain de langue slovène Boris Pahor –, l’éditeur reconnaît que ses auteurs « sulfureux » sont ceux qui rapportent le plus. 8 000 exemplaires de Langue fantôme suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik ont ainsi été écoulés au moment de l’affaire Millet, et ce, alors même que l’auteur avait été « ostracisé par les libraires », précise De Roux. Idem pour Un samouraï d’Occident. Le bréviaire des insoumis, le « livre-testament » de l’essayiste et historien d’extrême droite Dominique Venner, ancien membre de l’OAS (Organisation armée secrète), paru un mois après son suicide, en mai 2013, dans la cathédrale de Notre-Dame de Paris. « J’en vends encore 800 exemplaires par an », se réjouit l’éditeur.

Le succès des auteurs néoréactionnaires et d’extrême droite a engendré une nébuleuse de structures légères, à faibles capitaux, qui exploitent au maximum le filon du « politiquement incorrect ». On y trouve les éditions Mordicus, créées en 2008 par Emmanuelle Duverge, l’épouse du maire Rassemblement Bleu Marine (RBM) de Béziers Robert Ménard ; les éditions JC de Godefroy, qui publient des essais aux titres évocateurs (Éloge de la pensée de droite de Marc Crapez, Oui, c’était mieux avant d’Alain Paucard…) ; ou encore Via Romana, qui édite notamment Jean-Yves Le Gallou, ancien élu frontiste, théoricien de la « préférence nationale ». L’une des plus florissantes est Le Retour aux sources, qui a notamment publié un ouvrage collectif intitulé Le 11 Septembre n’a pas eu lieu, avec une préface d’Alain Soral, et un livre qui s’est écoulé, hors des circuits habituels, dans les « librairies partenaires » ou par Internet, à plus de 30 000 exemplaires : Survivre à l’effondrement économique. À l’instar de ce « guide » mêlant conseils pratiques et fiction, écrit par le Suisse Piero San Giorgio, qui multiplie les conférences sur le sujet notamment auprès d’Égalité et Réconciliation ou du Centre royaliste d’Action française, le filon « survivaliste » est en effet largement occupé par la littérature d’extrême droite.

Liées de façon plus ou moins assumée à l’ultradroite, ces maisons sont autant de caisses de résonance de cette nouvelle pensée unique qui infuse à travers toutes les strates de la société. Si certaines d’entre elles refusent, pour reprendre les mots du directeur de Via Romana, Benoît Marcheron, les « débats susceptibles de manipulations », d’autres n’ont aucun problème à assumer leur ligne éditoriale. « Je revendique d’être un éditeur de droite ! s’amuse Jean-Cyrille Godefroy. Cela me permet d’être plus visible. Les gens qui ont une réflexion de droite achètent volontiers des livres. Plus vous tapez fort, plus le public concerné sait où aller. »

Il en va de même pour les grandes maisons d’édition, quoique « la vie soit plus facile pour elles, ajoute Godefroy. Comme elles publient beaucoup, un livre marqué à droite se noiera davantage dans le reste du catalogue ». Mais aura cent fois plus de retentissement médiatique et, a fortiori, de succès en librairie. C’est ainsi qu’avec des auteurs comme Éric Zemmour ou, dans un autre registre, Philippe de Villiers – qui a vendu plus de 200 000 exemplaires de son livre Le Moment est venu de dire ce que j’ai vu –, Albin Michel – dont on ne sait plus, à force, si elle agit par pur opportunisme ou selon une ligne idéologique franche – se classe régulièrement dans les meilleures ventes de documents. Côté fiction, c’est une autre maison qui a remporté la mise. En rééditant en 2011 Le Camp des Saints de Jean Raspail, paru en 1973, les éditions Robert Laffont ont tapé pile dans l’air du temps.

Un fort penchant pour la provocation bon marché

« Le sujet du Camp des Saints est grave, résumait la quatrième de couverture de la première édition. Il s’agit de rien de moins que la fin du monde blanc, sous l’invasion des millions et des millions d’hommes affamés, “sous-développés”, qui constituent les trois quarts de l’humanité. » Très vite, les élites « blanches » capitulent, effrayées par cette « masse puante » d’immigrés qui envahissent leurs maisons et violent leurs femmes. Régulièrement réimprimé depuis quarante ans, ce roman n’a jamais connu autant de succès qu’au cours des cinq dernières années. Sur les 110 000 exemplaires vendus depuis 1973, près de 40 000 l’ont été sur la seule période 2011-2016. « En 2015, nous en avons vendu entre 100 à 500 exemplaires par mois, indique Arié Sberro, directeur commercial des éditions Robert Laffont. Cela dépend de plein de choses, si des politiques en parlent par exemple… »

Des politiques en ont effectivement parlé. Et pas n’importe lesquels, puisque c’est Marine Le Pen qui s’est récemment transformée en libraire de circonstance, profitant de la crise des réfugiés pour présenter Le Camp des Saints comme un roman d’anticipation. De l’aveu même de son auteur[13], le texte « pourrait être poursuivi pour quatre-vingt-sept motifs relevant des lois Gayssot, Lellouche et Perben ». Se retrouver sur le banc des accusés ? Raspail trouve l’idée « tentante » : « Comme pour une opération de salubrité publique », affirmait-il au Figaro en 2011, avant de s’en prendre à la « meute médiatique, showbiztique, droit-de-l’hommiste, enseignante, mutualiste, publicitaire, judiciaire, gaucho-chrétienne, pastorale, psy », cette « hydre des bons sentiments et des manipulations, la bouillie humanitaire, se nourrissant de toutes les misères humaines » qui réduisent les « Français de souche » au silence. Mêmes mots, mêmes attaques, mêmes arguments que Millet, Rioufol et consorts. Et toujours la liberté d’expression brandie comme rempart absolu aux menaces judiciaires des associations antiracistes.

Pour le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (la Licra), Alain Jakubowicz, ce type de déclarations est malheureusement monnaie courante. « Nous poursuivons les personnes qui sont le plus exposées, expliquait-il déjà en 2011. Dans la masse des propos qui sont tenus et édités, beaucoup passent car ils sont moins médiatisés. Et la question est d’autant plus complexe quand il s’agit d’un roman. » En novembre 2013, la Licra a tout de même obtenu du juge des référés de Bobigny l’interdiction, pour antisémitisme, de l’ouvrage Anthologie des propos contre les juifs, le judaïsme et le sionisme, de Paul-Éric Blanrue, publié par les éditions Kontre Kulture d’Alain Soral. Cette maison, fondée par le polémiste en 2011, lui permet d’entretenir son image d’« intellectuel dissident » en récupérant des auteurs qui s’inscrivent dans son courant de pensée et en rééditant des textes tombés dans le domaine public. Une grande partie du catalogue de Kontre Kulture est consacrée à son obsession principale (les Juifs), mais le confusionnisme entretenu par Soral lui fait éditer des auteurs phares de la pensée marxiste ou libertaire, comme David Thoreau ou Mikhaïl Bakounine.

Placés dans quelques librairies d’extrême droite, les livres siglés KK sont surtout commercialisés en ligne, via un site dédié. Soral, pour sa part, a préféré rester chez Blanche afin de profiter de son réseau de diffusion. C’est donc avec cette dernière structure qu’il a été condamné, début 2016, pour le livre Dialogues désaccordés, cosigné avec l’animateur de télévision Éric Naulleau, dans lequel il associait le nom de l’homme d’affaires Pierre Bergé à l’homosexualité et la pédophilie. Aussi rares soient-elles, ces décisions de justice offrent aux auteurs et éditeurs de véritables coups de com’. « En ostracisant Soral, vous en faites un martyr », estime son éditeur historique, Franck Spengler.

S’il cache bien souvent leur pauvreté intellectuelle et scientifique, le caractère provocateur de certains ouvrages leur permet d’être repérés dans la masse de livres publiés chaque mois. L’artifice profite aux maisons classiques, mais pas seulement. Il fait également le bonheur d’une petite structure lancée en 2012 par David Serra (anciennement baptisé David Kersan), qui se fit d’abord connaître en tant qu’agent littéraire de Maurice Dantec – les deux hommes sont aujourd’hui fâchés. Le nom de cette maison résonne comme un coup de poing : Ring. En l’espace de quatre ans, elle s’est imposée dans le paysage médiatique en publiant des fictions et des documents volontairement provocateurs, mis en scène dans des bandes-annonces anxiogènes et promotionnés via un usage pour le moins agressif des réseaux sociaux. Son dernier coup s’appelle La France djihadiste, sobrement sous-titré : « En ce moment à quinze minutes de chez vous ». Ce document est signé par le journaliste Alexandre Mendel, qui s’était déjà illustré en expliquant dans Valeurs actuelles comment sa ville natale, Lunel (Héraut), 25 000 habitants, était « tombée aux mains de l’État islamique » depuis que les « barbus » y font régner la terreur. Cette fois, toutes les villes françaises qui ont connu des départs pour le djihad sont passées au peigne des fantasmes de Mendel : Nice, Montpellier, Toulouse, mais aussi Roubaix où, si l’on en croit l’auteur, « c’est déjà un peu Gaza ».

Le livre, qualifié d’« enquête fouillée » par Le Point[14], est écrit dans un style outrancier, que l’hebdomadaire préfère qualifier de « décomplexé ». Il utilise les mêmes recettes que celles qu’employa Laurent Obertone, un autre auteur de la maison, dans La France Orange mécanique, paru début 2013 et vendu à plus de 120 000 exemplaires selon l’éditeur. Cet ouvrage prétendument scientifique avait pour ambition de dénoncer l’« ensauvagement d’une nation » à l’aide des « vrais chiffres » de la délinquance. Des chiffres souvent non sourcés, erronés et interprétés au forceps pour coller à la thèse d’Obertone, mais qu’importe. Ils ont permis à Marine Le Pen de tenir entre les mains de quoi étayer son propre discours. Les éditions Ring se sont créées, disent-elles, pour « poser une bombe dans la sale ambiance humaniste ». Elles comptent dans leur catalogue plusieurs signatures adeptes de la « provocation », tel l’ancien Monsieur Météo de France 2, Laurent Verdier, licencié par la chaîne après la publication en 2015 de Climat Investigation, ouvrage destiné, lui aussi, à « rompre le silence » en défendant les « très nombreuses conséquences heureuses et positives du réchauffement » climatique. On y trouve également Geoffroy Lejeune et son Élection ordinaire, dans laquelle le rédacteur en chef de Valeurs actuelles fantasme l’accession d’Éric Zemmour à l’Élysée.

Depuis, Lejeune a rejoint l’équipe éditoriale de Ring, où gravitent aussi bien le spécialiste des tueurs en série Stéphane Bourgoin que le journaliste de BFM-TV Thomas Misrachi, le criminologue Xavier Raufer, ancien militant du mouvement d’extrême droite Occident, ou encore Raphaël Sorin, éditeur historique de Houellebecq et Bukowski, ancien de l’édition d’ultra-gauche au Sagittaire ou à Champ Libre. Pour autant, le patron des éditions, David Serra, l’assure : il se « fiche de politique ». « Ce n’est pas parce que j’ai publié deux auteurs de droite que je le suis moi-même ! confiait-il aux Inrocks[15] en décembre 2015. Pourquoi ne faites-vous pas une enquête sur Albin Michel, qui publie Éric Zemmour ? » Ce qui lui importe, comme à tous les autres éditeurs du même acabit, c’est encore et toujours la liberté d’expression. Et c’est à ce titre qu’il a publié, au printemps 2016, 13, une série de témoignages sur les attentats de Paris recueillis par la journaliste de Charlie-Hebdo Zineb El Rhazoui. Invitée un peu partout pour promouvoir son livre, la « femme la plus menacée de France » a développé sur les plateaux de télévision un réquisitoire virulent contre l’islam et la bien-pensance qui prône le « pas d’amalgame », pour le plus grand plaisir de la fachosphère qui, de Riposte Laïque à Boulevard Voltaire, en passant par Fdesouche et Résistance Républicaine, a relayé son propos un peu partout sur Internet.

Du « ni droite ni gauche » aux discours du déclin

Persuadés que les clivages gauche-droite ont depuis longtemps été dépassés, les ultra-républicains et les néoréactionnaires se sont retrouvés à un moment donné autour d’une obsession : l’islam. L’une des figures les plus représentatives de ce mouvement est sans conteste le philosophe Michel Onfray, auteur prolifique qui avait promis d’observer une disette médiatique, mais a préféré revenir sur ses engagements au printemps 2016, après la parution de son ouvrage Penser l’islam (Grasset), vendu à 15 157 exemplaires un mois seulement après sa sortie. Dans ce livre, Onfray fait d’ailleurs référence à Alain Finkielkraut, Renaud Camus, Éric Zemmour et Michel Houellebecq, dont il estime, « sans juger de la pertinence de leur propos », qu’ils « se sont contentés d’annoncer le réel ». Attaqué par ce qu’il qualifie de « mafia qui se réclame de la gauche », le philosophe ne veut plus se « faire avoir par les étiquettes ». « Il n’y a pas la gauche et la droite, mais des gens de gauche et des gens de droite », expliquait-il en février 2015 au Point[16], avant d’enchaîner sur ses accointances intellectuelles : « Je ne me sens pas proche de BHL ou d’Alain Minc, ni de Jacques Attali qui, me dit-on, sont de gauche. Faudrait-il que je me sente proche pour cela d’intellectuels de droite ? Qui sont-ils d’ailleurs ? Concluez si vous voulez que je préfère une analyse juste d’Alain de Benoist à une analyse injuste de Minc, Attali ou BHL et que je préférerais une analyse qui me paraisse juste de BHL à une analyse que je trouverais injuste d’Alain de Benoist… » Une sortie critiquée par Manuel Valls qui, sans peur du ridicule au regard de la politique menée par son gouvernement, a expliqué que c’est « à cause de philosophes comme Michel Onfray, qui vient de la gauche radicale, [que l’]on perd les repères ».

Rétorquant que le Premier ministre n’était ni plus ni moins qu’un « crétin », le philosophe a enfoncé le clou quelque temps plus tard en déclarant : « Je préfère une analyse juste d’Alain de Benoist à une analyse fausse de Bernard-Henri LévyQui peut être contre ça ? Je mets ici une parenthèse pour dire qu’Alain de Benoist est classé d’extrême droite. Classé ? Aux gens qui parlent d’Alain de Benoist, je leur demande quel livre ils ont lu d’Alain de Benoist ? Il n’a jamais été d’extrême droite. Classé, oui, mais c’est un penseur de droite[17] ! » Le marché du livre a accompagné le brouillage politique que traverse le milieu intellectuel français. Il a mis en avant des auteurs prétendument apolitiques, lesquels se sont employés, sur tous les plateaux de télévision, à donner une caution aux discours classiques de la droite et de l’extrême droite. Sur les étals de librairie, il n’est plus question que de « suicide », de « fin », de « malheur », de « défaite », de « crépuscule » et de « mélancolie ». L’idée du déclin a ainsi lentement pénétré les esprits pour finir par s’imposer comme vérité politique et sociale. Passées aux mains des grands groupes, soumises au buzz médiatique, les maisons d’édition ont renoncé à penser et à donner à penser. Elles se fondent dans l’air du temps et sombrent dans la provocation de bas étage pour mieux écouler leurs stocks. Au risque de ne mettre en avant que des ouvrages vite écrits, vite imprimés, discrètement racistes ou franchement xénophobes. Et de concourir, à leur façon, à l’affaissement généralisé du débat public.

[1] De Saint-Germain des Prés.

[2] « Richard Millet : « Le Système a donné l’ordre qu’on ne parle plus de mes livres » », Le Point, 2 mars 2016.

[3] « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature », Le Monde, 10 septembre 2012.

[4] http://richardmillet.wix.com/siteofficiel.

[5] Le Monde, 19 avril 2012.

[6] De l’antiracisme comme terreur littéraire, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2012.

[7] « Jean-Marie Gustave Le Clézio et Annie Ernaux se déshonorent », Le Monde, 21 septembre 2012.

[8] « Sortie de Mein Kampf en France : l’éditeur ne fera “pas de buzz” », Journal du dimanche, 2 janvier 2016.

[9] « Postures et figures “néo-réactionnaires” », Contexte, 2015. Ils ont également dirigé le livre Le Discours « néoréactionnaire », CNRS éditions, Paris, 2015.

[10] Chiffres Edistat, établis à partir des sorties de caisses d’un panel de librairies et grandes surfaces.

[11] Chiffre du Syndicat national de l’édition (SNE), septembre 2014.

[12] « Mais où sont donc passés les intellectuels de droite ? », Mediapart, 10 mars 2012.

[13] Entretien de Jean Raspail, Le Figaro, février 2011.

[14] « La France djihadiste, l’enquête trash », Le Point, 15 avril 2016.

[15] « Ring, l’éditeur trash qui défie les poids lourds du marché », Inrocks, 12 décembre 2015.

[16] « Michel Onfray : “Cette mafia qui se réclame de la gauche…” », Le Point, 25 février 2015.

[17] LCI, entretien avec Audrey Crespo-Mara, mars 2015.