Abolir la police ? Pour les militant.es de terrain, c’est moins absurde qu’il n’y paraît.

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Texte de la brochure :

Avant ce moment sur Fox News, Jessica Disu ne s’était jamais considérée comme étant une abolitionniste de la police. Mais le 11 Juillet, elle était sur une chaîne nationale, parmi 29 autres personnes assemblées par Megyn Kelly pour débattre des meurtres récents de Alton Sterling, Philando Castile et de plusieurs officiers de police de Dallas.

« J’avais l’impression que cela allait être une discussion riche et productive, même s’il s’agissait de Fox News », dit Disu, âgée de 27 ans, qui s’identifie comme une ‘activiste pacifiste et artiste de rap humanitaire’ et qui prend part à diverses associations pour les jeunes des quartiers sud de Chicago. Elle avait préparé son discours avant l’émission : « Ce devrait être illégal pour un agent de police de tirer sur un civil. C’était le message que je voulais faire passer. »

Disu était assise au premier rang, dans une robe verte, une veste noire et des créoles dorées, avec des tresses remontées en chignon. A côté d’elle se trouvait Ron Hosko, ex-assistant directeur du FBI. Présent.es également : plusieurs agent.es de police retraité.es de New York, un « électeur conservateur », un pasteur noir de Baltimore engagé auprès de Black Lives Matter, un pasteur noir de Los Angeles qui avait dit que Black Lives Matter était ‘pire que le KKK’, un avocat des droits civiques, un leader du mouvement pour les droits civiques, un femme blanche qui a fait référence aux ‘magnifiques’ commentaires sur les relations entre les races de Newt Gingrich, un supporter noir de Trump, un « défenseur du Deuxième Amendement », et d’autres personnes non-identifiées.

La discussion s’est rapidement emballée, avec les participant.es qui se criaient les un.es sur les autres alors que Kelly demandait aux participant.es de répondre rapidement à une salve de questions polémiques. Disu est restée assise en silence, en levant parfois les yeux au ciel, grimaçant, riant et opinant de temps en temps. « Beaucoup de choses dans la discussions m’agaçaient, se souvient-elle, Cela semblait être une comédie – on aurait dit un minstrel show [type de comédie raciste populaire aux Etats-Unis au 19e siècle mettant en scène des acteurs blancs au visage ciré, puis des acteurs noirs, ndt.] ».

C’est alors que des gens ont commencé à accuser Black Lives Matter d’appeler à tuer des flics, et Disu ne pouvait plus garder le silence.

« C’est pour ça que les jeunes sont désespérés aux Etats-Unis », commença-t-elle, tandis que les autres participant-es se chamaillaient autour d’elle. Elle expliqua que son activisme à Chicago se concentrait sur la violence intracommunautaire. « Voilà une solution, dit fermement Disu. Nous devons abolir la police. »

« Abolir la police ? » répondit Kelly, incrédule, alors que s’élevait une clameur de huées et de protestations de la salle.

« Démilitariser la police, désarmer la police, continua Disu sous les cris. Nous devons trouver des solutions pour développer la justice transformatrice dans nos communautés. »

« Sommes-nous tou.tes d’accord que la perte d’une vie est une tragédie ? » demanda-t-elle à la salle, pour expliquer son point de vue.

« Qui va protéger la communauté si l’on abolit la police ? » demanda Kelly, avec un sourire qui signifiait que cela devait certainement être une blague.

« La police dans ce pays a débuté par être une patrouille pour empêcher les esclaves de s’enfuir », réussit à dire Desu avant d’être recouverte par le brouhaha.

Les extraits vidéos des appels de Disu pour l’abolition de la police ont généré plus de 31 millions de vues depuis qu’ils sont en ligne et ont causé un retour de bâton virulent.

« Je n’avais jamais été appellée n***** de ma vie jusqu’à ce moment, dit-elle. J’ai été traitée de ‘n***** stupide’ par des personnes blanches des quatre coins du pays, reçu beaucoup de courrier insultant – tout sauf des menaces de mort. »

Néanmoins, elle ne retire pas ce qu’elle a dit. A la lumière des violences policières continuelles contre les personnes noires, elle dit qu’il est clair que « notre police ne fonctionne pas – nous devons la remplacer par quelque chose de nouveau. Il s’agit de plus que de réformes, il faut quelque chose de nouveau.»

Maintenant qu’elle est devenue par accident une porte-parole nationale d’une idée à laquelle elle ne vient d’adhérer que récemment, Disu dit que l’abolition est devenue la seule proposition qui lui semble cohérente.

« Je suis sûre que la première fois que quelqu’un a dit : ‘Il faut abolir l’esclavage’, les gens ont réagit : ‘Waouh, quelle idée stupide, on fait tout cet argent du travail gratuit, et vous voulez abolir ? Ca semble ridicule.’ »

Mais Disu n’est pas la seule à défendre cette idée. Bien que Black Lives Matter et d’autres groupes aient fait campagne pour la réforme de la police depuis 2014, le ton (et les banderoles) des manifestations de Chicago cet été sont devenus explicitement abolitionnistes.

Le 15 juillet, les Filles d’Assata [Daughters of Assata], un groupe féministe noir souvent décrit comme une version radicale des scouts, ont mené une manifestation #AbolitionChiNow qui a traversé Bronzeville. Le 20 juillet, le Collectif #LetUsBreathe, créé après la mort de Michael Brown, a lancé l’occupation d’un lieu vacant en face de l’immeuble de la police de Chicago de Human Square à North Lawndale. Le collectif l’a appelé ‘Freedom Square’ et l’a annoncé comme étant une expérience pour ‘inventer un monde sans police’ et ont demandé à la ville de trouver d’autres usages à son budget de 1,4 milliard de dollars pour la police.

Après la mort suite à un tir de la police de Paul O’Neal le 28 juillet, des jeunes ont lancé des appels explicites pour l’abolition de la police devant ses quartiers généraux à Chicago. Et le 7 août, plusieurs adolescentes noires ont organisé une manifestation pour l’abolition qui a amené plusieurs centaines de personnes à la Loop.

La ville semble se trouver à l’épicentre d’un mouvement grandissant qui vise à inventer et construire un monde sans flics. Et des groupes de terrain, fatigués d’attendre un changement décidé d’en-haut des agences contre lesquelles précisément ils manifestent, ont entrepris de commencer à construire la société abolitionniste dans laquelle iels veulent vivre.

L’idée de l’abolition de la police ne peut pas se comprendre séparément du mouvement plus large pour l’abolition des prisons, dont les graines intellectuelles ont été semées par des féministes radicales dans les années 1960 et 70, dont l’universitaire Angela Davis, l’une des premières membres de Black Panthers. Davis a été elle-même incarcérée pendant 16 mois en attendant son procès pour avoir soi-disant aidé une intrusion violente dans un tribunal de Californie qui s’est soldée par la mort d’un.e juge. Davis a été acquittée en 1972 et a ensuite rejoint l’équipe enseignante de l’Université de Californie à Santa Cruz dans les années 1990.
C’est là qu’un nouveau mouvement pour l’abolition a commencé à prendre de l’ampleur, mené en grande partie par des femmes queer racisées. En 1998, Davis a créé l’expression ‘complexe carcéro-industriel’ [prison industrial complex] – un clin d’oeil au concept de ‘complexe militaro-industriel’ popularisé par le président des Etats-Unis Dwight D. Eisenhower en 1961.

« [La tâche de maintenir l’incarcération], qui était auparavant le premier domaine du gouvernement, est maintenant aussi attribuée aux compagnies privées, dont les liens au gouvernement dans le champ de ce que l’on appelle par euphémisme ‘correctionnel’ ressemble dangereusement au complexe militaro-industriel, » Davis écrit dans un article célèbre de 1998 dans la revue Colorlines. « Le système carcéro-industriel appauvrit ses habitants de façon morale et matérielle et dévore la richesse sociale nécessaire pour combattre les problèmes mêmes qui ont mené à un nombre exponentiel de personnes incarcérées. »

En 1997, Davis a co-fondé Critical Resistance [Résistance critique], une organisation qui a depuis œuvré à démanteler le complexe carcéro-industriel. Le groupe a servi de modèle à d’autres groupes abolitionnistes, dont Incite !, créé à Santa Cruz en 2000 par des féministes radicales racisées. Ces groupes ont cherché à mettre en lumière les dépendances aux drogues, les maladies mentales et d’autres problèmes qui sous-tendent l’incarcération de masse par des conférences et des organisations de terrain. Ce fut un travail graduel et pénible, selon elles, pour construire des institutions communautaires dont la présence, elles espèrent, rendront un jour la police obsolète.

Mariame Kaba est arrivé à Chicago après sa maîtrise en 1995 et a rejoint le groupe local de Incite ! Elle a grandi à New York dans les années 1980, élevée par son père guinéen et sa mère sénégalaise. Elle a grandi dans ce qu’elle appelle un ‘cadre collectiviste et nationaliste noir.’

A Chicago, presque tous les efforts actuels vers l’abolition de la police et de la prison découlent de l’action de Kaba. Ses étudiant.es et les personnes influencées par son travail mènent de nombreuses organisations reconnues à la pointe des manifestations contre la police, comme Black Youth Project 100, Black Live Matter Chicago et les Filles d’Assata. Le fait qu’elle insiste sur le fait qu’elle n’est pas centrale au mouvement est aussi constant que l’attribution que donnent ses étudiants à son travail comme inspiration du leur.

« Je me souviens avoir entendu ce mot d’ ‘abolition’ et pensé que ça avait l’air absurde, dit Page May, co-fondatrice des Filles d’Assata qui a rencontré l’idée d’abolition d’abord aux conférences de Kaba. Mais j’allais à tout ce que Mariame organisait […] Tout le monde la connaissait et la respectait, même s’iels n’étaient pas d’accord avec ses positions. Et on ne pouvait pas travailler dans cette ville sur les questions des prisons ou de la police sans la connaître. »

Kaba a synthétisé ses positions dans un interview récent pour le podcast AirGo : « Pour moi, l’abolition de la prison, c’est deux choses : le démantèlement complet de la prison, de la police et de la surveillance telles qu’elles existent dans notre culture. Et c’est aussi la construction de nouvelles manières d’interagir et de nouvelles façons d’être en relations les un.es avec les autres. »

Quand Kaba est arrivée à Chicago, « il n’y avait pas d’organisations abolitionnistes à cette époque dans cette ville, » dit-elle. Mais dès le début des années 2000, Incite ! A commencé à rassembler des conférences nationales de militant.es et d’intellectuel.les – dont Davis et bien d’autres mères du mouvement – pour réfléchir à comment mettre en pratique les idées abolitionnistes. Kaba a aussi commencé à travailler avec des jeunes impliqué.es dans des gangs et le système judiciaire de Rogers Park et en 2009 elle a fondé Project Nia, un groupe dédié à mettre fin à l’incarcération des jeunes.

« J’avais cette idée d’essayer de créer une organisation explicitement abolitionniste qui testerait cette idée dans un contexte communautaire, » explique Kaba.

C’est parce que Kaba, qui a récemment emménagé à New York après plus de 25 ans à Chicago, insiste que l’abolition n’est pas la destruction et l’anarchie, mais la construction d’alternatives.

« On ne peut pas juste se concentrer sur ce qu’on ne veut veut pas, il faut aussi se concentrer sur ce qu’on veut, dit-elle. Le monde dans lequel on veut vivre, c’est aussi le projet positif de créer de nouvelles choses. »

Comme exemple de l’une de ces alternatives mise en application, il suffit de regarder le sous-sol d’une église de Rogers Park. Un mercredi soir il n’y a pas très longtemps, 20 personnes environ – jeunes, vielles, queer, hétéro, noires, blanches, latinx, asiatiques – sont assises en cercle. Des guirlandes de Noël lumineuses, des lanternes en papier et des bougies donnent à la pièce une lumière dorée. Et au milieu du cercle il y a un groupe de ‘morceaux de parole’ – un bout de bois flotté, un poing de Hulk en mousse verte, une fleur en papier – des objets qui ont une signification symbolique puissante pour les gens du groupe. On les passe de main en main pour désigner à qui c’est le tour de parler.

Pendant près de trois heures, les personnes assemblées partagent des histoires de quand elles ont été blessées et de quand elles ont blessé d’autres personnes : un adolescent noir et maigre se souvient qu’un voisin s’est moqué de lui parce qu’il avait l’air faible ; une femme blanche entre deux âges parle de se sentir exclue de la vie de sa fille maintenant qu’elle a déménagé ; un jeune homme blanc exprime du regret d’avoir été malpoli envers des conseiller.es clients au téléphone ; une grande femme noire bien en chair pleure alors qu’elle raconte avoir été objectifiée par des hommes. L’ambiance rappelle une thérapie de groupe, mais personne ici n’est ‘expert’. (L’église a demandé à ce qu’on ne la nomme pas parce que ces rencontres sont déjà complètes.)

C’est un cercle de paix – un genre de réunion communautaire pratiqué par des peuples indigènes partout dans le monde (y compris par des Américains des Premières Nations) depuis des siècles. Cette pratique s’inspire de l’idée abolitionniste selon laquelle les méthodes prémodernes de résolution des conflits offrent des alternatives intéressantes à la surdépendance actuelle aux prisons et à la police. Les militant.es racontent que de nombreuses cultures ont géré les blessures et ont pratiqué la résolution non-violente de conflits avec succès bien avant l’apparition de la police dans les années 1800.

Ce cercle de paix en particulier descend de réunions similaires organisées par Circles & Ciphers, une formation au leadership et un programme de résolution de conflit du Projet Nia pour les jeunes hommes qui sont allés en prison, en détention ou qui ont fait parti de gangs. Les membres de Circles & Ciphers organisent aussi des cercles de paix pour faire de la médiation après des situations violentes, telles que des bagarres ou des fusillades, mais la participation est alors réservée aux personnes affectées – les victimes et les perpétrateurs, leur famille et ami.es, et toute autre personne qui a pu être directement impactée par l’incident.

Circles & Ciphers a commencé en 2010 en tant qu’espace pour les garçons adolescents qui vivaient dans un foyer financé par l’état à Rogers Park.

« Il y avait un discours qui circulait selon lequel le foyer était un fléau pour la communauté, dit Ethan Ucker, un des co-fondateurs de Circles & Ciphers. La police était appelée tout le temps et venait gérer des problèmes qui avaient lieu dans le foyer. »

Mais les voix des garçons qui vivaient dans la résidence, dont beaucoup étaient aussi piégés dans le système pénitentiaire pour jeunes, manquaient étrangement aux conversations de voisinage à leur sujet, selon Ucker. Avec l’aide de Kaba, Ucker et son co-organisateur Emmanuel André ont démarré des cercles de paix hebdomadaires avec les garçons au second étage d’un commerce de Clark Street. C’était un lieu sûr où ils pouvaient parler de leurs conflits avec la communauté et entre eux.

« Ce qu’on a commencé à apercevoir, c’est que le lieu aidait les gars à comprendre ce qui se passait, à améliorer leurs relations entre eux et aussi à améliorer leurs relations à certain.es des employé.es du foyer, dit Ucker. Ca ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de conflits ; juste qu’il y avaient d’autres pratiques pour s’attaquer aux conflits lorsqu’ils survenaient. »

A la fin, la communauté a fait pression pour que le sous-traitant de l’état ferme le foyer. (Un porte-parole du groupe qui le gérait a refusé de commenter les raisons de sa fermeture, mais a dit que les plaintes contre de tels établissements n’étaient pas rares.) Certains des garçons sont allés en prison. Mais des garçons du groupe ont formé leurs propres cercles de paix et aujourd’hui il y en a une demie douzaine qui ont lieu dans des écoles, des églises et des centres communautaires à Rogers Park et ailleurs en ville.

Ucker et d’autres facilitateurs bénévoles se sont aussi rendu.es disponibles pour aider à résoudre des conflits pour des voisin.es et des ami.es qui cherchaient des alternatives plutôt que d’appeler les flics.

« Il y a une autre infrastructure ici, un autre système, dit Ucker, faisant la différence entre la police et les cercles de paix. Mais on peut répondre aux tords causés tout aussi efficacement. »

Certain.es appellent cette approche la ‘justice restoratrice’, dans laquelle les désirs des personnes à qui on a causé du tord sont prioritaires, ainsi que la responsabilisation des personnes qui l’ont causé.

Ucker illustre ce concept par une anecdote :

« Il y a eu un vol dans ce magasin du quartier. L’une des personnes du magasin dont on a pris les affaires a dit ‘Ecoutez, je ne veux pas appeler la police. Qu’est-ce qu’on peut faire ?’ […] Iels ont trouvé sur Facebook un jeune qui revendait leurs affaires et que cette personne allait à l’école où nous avions organisé des cercles, donc je connaissais un enseignant et je pouvais lui dire ‘Salut, voilà ce qui se passe.’ »

A la fin, voleur et volé se sont réconciliés.

« Ce jeune a fini par rendre ce qui n’avait pas été revendu, et a travaillé au magasin comme restitution du reste, dit Ucker. Puis il s’est trouvé qu’il aimait bien y travailler et à la fin de cet accord, il a continué d’y aller en tant que bénévole. Un lien s’est créé. »

On peut pensé à ce moment : mais qu’est-ce que je fais si quelqu’un entre chez moi ? Ou si quelqu’un m’attaque ? Comment des cercles de paix pourraient bien résoudre le problème de violence par arme à feu qui fait rage à Chicago ?

Kaba dit que de tels questionnements sceptiques sont normaux.

« Les options lorsque l’on nous cause du tord dans ce pays, c’est quoi ? demande-t-elle. Appeler la police et faire que quelqu’un d’extérieur se mêle de votre affaire, ou se débrouiller seul.e. Ne rien faire n’est pas une option acceptable pour beaucoup de gens […] on ne devrait pas avoir à choisir entre avoir recours à l’état et ne rien faire. »

Kaba et les autres abolitionnistes n’essaient pas de dissuader les gens d’appeler les flics en cas d’urgence, dit-elle. Elle demande plutôt aux communautés de se rassembler régulièrement pour parler des alternatives à la police, même si elles n’existent pas encore. Elle fait remarquer, comme d’autre militant.es, que l’abolition à toutes les échelles se retrouve un peu partout si l’on sait où regarder. Kaba dit qu’au plan individuel, la plupart d’entre nous pratiquent l’abolition régulièrement, chaque fois que nous traitons un conflit sans faire intervenir la police. Dans beaucoup d’endroits, l’abolition à l’échelle de la communauté est également visible.

« Les habitant.es de Naperville vivent l’abolition dès aujourd’hui, dit Kaba. Les flics ne sont pas dans leurs écoles, iels ne sont pas à chaque coin de rue. »

Et toutes les mises en pratique de l’abolition à Chicago ne s’étiquettent pas ainsi elles-même.
Lors d’un mardi après-midi ensoleillé, Tamar Manasseh installe un barbecue comme elle le fait chaque jour, en face d’un magasin qui vend de l’alcool à l’angle de la 75e rue et de la rue Stewart à Englewood. Ce croisement a été le lieu de nombreux actes de violence depuis des années, et à la suite d’une nouvelle fusillade meurtrière ici en juillet dernier, Manasseh a décidé qu’il était temps d’intervenir. Depuis plus d’un an maintenant, avec un groupe de mères, elle a délimité un microcosme sans police, là où se déroulaient avant un grand nombre d’incidents violents.

« C’est pour surveiller la police, c’est pour surveiller les gens, mais surtout c’est pour être vue, être une présence dans la communauté », dit Manasseh au sujet de ses barbecues quotidiens. Les hot-dogs sont prêts vers 5 heures et les enfants font la queue avec leurs assiettes en papier. Un groupe d’hommes attend patiemment que tous les enfants soient servis avant d’approcher. Entre 75 et 100 personnes viennent chaque jour, « et iels viennent par vagues » dit Manasseh.
Manasseh appelle son organisation Les Mères contre les meurtres insensés [Mothers Against Senseless Killings]. Et bien que le nombre d’entre 1 et 3 fusillades à proximité de ce croisement chaque été soit constant depuis 2010, d’après les données récoltées par DNAinfo, les habitant.es ont noté une baisse sensible de la tension à cet endroit, surtout quand l’ « armée des mamans » s’y trouve.

« Personne ne veut passer en tirant s’iels voient 50 enfants dehors qui attendent pour manger, » dit Manasseh. Son propre fils de 17 ans l’accompagne et joue au ballon avec des enfants plus jeunes. « Les gens disent toujours : ‘Ce n’est plus comme c’était avant ici’. »

Jermaine Kelly, 22 ans, est né et vit encore dans ce quartier. Il aide Manasseh avec la cuisine depuis l’année dernière. « Cette présence fait sans conteste une grande différence dans notre quartier – à la manière dont nous nous confrontons aux situations, dont nous nous traitons les un.es les autres, dit-il. Les situations difficiles se désamorcent très facilement. »

Selon Kelly, même les conflits de gangs se sont calmés grâce aux patrouilles de Manasseh.

« Nous avons notre lot de membres de gangs ici, mais leur rivalités, leurs gangs adverses, cela ne se voit même pas quand elle est là, dit-il. Cela nous ramène à la question : qu’est-ce qu’on préfère : être aimé ou être craint ? Et pour l’instant c’est l’amour qui l’emporte, » dit Kelly.
Durant l’année passée, Manasseh a consacré sa vie à ce travail, elle en a même démissionné de son travail d’agente immobilière. MASK compte aujourd’hui environ 30 membres et des groupes à Hyde Park et sur Staten Island à New York. Elle ne se voit pas comme une abolitionniste de la police en soi, mais conçoit son travail dans le contexte de sa foi juive.

« Il y a ce principe juif qui s’appelle tiqqun olam : le fait de réparer le monde, et chacun.e doit faire sa part, explique-t-elle. Ca, c’est ma part. » L’année prochaine, elle deviendra rabbin.
Comme Kaba, elle souligne l’importance des relations. « Si l’on construit une communauté, la violence s’arrête, dit-elle. Si l’on connaît ses voisin.es, on a beaucoup moins de chances de leur tirer dessus ou de les cambrioler. »

Quand une nouvelle chanson commence sur son autoradio – et que Manasseh crie à quelqu’un de passer à la suivante car les paroles ne conviennent pas aux enfants – elle se rappelle d’un événement récent déstabilisant.

« On a presque eu un incident au cours duquel un type a sorti un flingue ici il y a quelques semaines. Si l’on avait pas été là, ça se serait mal fini, dit-elle. Nous avons pu calmer la situation, la police n’a pas eu à intervenir. » A la place, explique-t-elle, un groupe d’hommes ont parlé à celui qui avait une arme et l’ont calmé.

« Il y avait tant de gens qui voulaient empêcher que cela se produise », dit-elle.

Selon Kelly, la présence de MASK dans le quartier calme aussi une partie des tensions causées par la police. Il dit avoir été contrôlé et fouillé par des agents à de nombreuses reprises, surtout quand il est avec un groupe d’amis noirs et masculins. La police pose des questions sur des armes et de la drogue, dit-il, « jusqu’à ce qu’iels ouvrent nos sacs et voient des ballons, des affaires de sport. » D’habitude à ce coin de rue les flics « débarquent parfois et nous harcèlent, nous fouillent, dit-il. Mais quand Manasseh est là, ils ne s’arrêtent pas. »

C’est à ce moment qu’un 4×4 de la police passe, vitres baissées, mais la policière blonde qui conduit ne tourne pas la tête pour saluer Manasseh. « On essaie juste de garder nos distances avec eulles », dit Manasseh.

Manasseh trouve d’autres initiatives comme Freedom Squar encourageantes, mais insiste sur le fait que pour changer les choses, les participant.es doivent s’investir à long terme. « Tenir le cap, c’est tout ce que je peux dire. La constance, c’est la clef du changement, dit-elle. Il faut davantage pousser pour changer les choses que tou.tes les autres poussent pour que ça reste pareil. C’est ce que ça m’a appris. La constance, c’est la clef d’absolument tout. »

A mesure que les appels pour l’abolition de la police se sont intensifiés à Chicago, la police de la ville et l’Ordre Fraternel de la police (le syndicat des agent.es) ont gardé le silence sur le sujet, sans intérêt à débattre de cette question ou à essayer de justifier leur existence en tant qu’institution. Quand le Reader a essayé de joindre le président du syndicat Dean Angelo Sr. pour avoir son commentaire, son assistante a ri : « Je ne pense pas qu’il souhaite commenter quelque chose d’aussi stupide. » Elle a rappelé quelques minutes plus tard pour confirmer que Angelo ne s’exprimerait pas sur ce sujet. Le département de police n’a pas répondu à nos demandes de commentaires.

Mais une idée que beaucoup, sinon la plupart des gens trouve encore absurde gagne lentement du terrain même au sein de l’univers de la justice criminelle.

« Le plus on en est proche, le plus on travaille dessus, le plus on se rend compte qu’on ne peut pas réparer le système tel qu’il est, » dit l’avocat Alan Mills, directeur exécutif du Uptown People’s Law Center [Centre Légal Populaire de Uptown] qui a défendu des cas de droits civiques pour les prisonnier.es de l’Illinois depuis des années. Mills connaît Kaba et dit que son travail a eu une influence parmi les juristes ; après des débats houleux, l’abolition de la prison a été adopté comme revendication par le National Lawyers Guild [Guilde nationale des avocat.es] l’année dernière.

Certaines personnes peuvent être effrayées par le mot ‘abolition’ en lui-même, dit Mills, mais il défend que de nombreuses questions sociales se retrouvent dans ce mouvement. Il montre que les abolitionnistes de Chicago ont défendu le réinvestissement dans les soins de santé mentale de proximité et ont lancé la création du Community Bond Fund qui collecte des dons pour payer les cautions des gens en détention avant leur procès à la Cook County Jail. Cette initiative est soutenue par le Chicago Appleseed Fund for Justice et de nombreux autres groupes d’aide judiciaire.

« Je pense qu’il faut le voir comme une stratégie et un objectif, plutôt que comme quelque chose qui peut être mis en place demain, » Mills dit au sujet de l’abolition. « Quand j’écoute les abolitionnistes, ce que j’entends c’est que l’on peut bâtir un monde sans prison ni police. »
Et, ajoute Mills, ce monde est plus proche qu’un lointain avenir de science-fiction.
« L’Allemagne ou la Norvège ont des philosophies différentes, dit-il. La raison qui pousse les gens à commettre des crimes, c’est qu’iels sont déconnecté.es des réseaux sociaux. » Dans le modèle norvégien, « le rôle de la prison et de reconstruire ces réseaux », dit-il.

Mais Kaba met en garde sur le fait que les Etats-Unis auront besoin de bien plus que d’un réajustement sur comment les prisons opèrent – le projet abolitionniste dans la ville et dans le pays vont nécessiter des changements sociaux bien plus profonds dans la manière dont nous concevons le crime, le châtiment, la propriété et comment nous nous traitons les un.es les autres.

« L’abolition, ce n’est pas juste changer une chose, dit-elle. C’est tout changer, ensemble. »