A propos d’autonomie, d’amitié sexuelle et d’hétérosexualité, partie 3 – Corinne Monnet

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Texte de la brochure :

Amour et hétérosexualité.
Point de vue féministe

Durant cette première partie, j’ai surtout retracé mes ressentis et réflexions avant que je ne sois féministe. C’est pour cette raison que j’ai parlé de l’amour de façon indifférenciée par rapport au genre, et aussi par rapport à l’orientation sexuelle.

Je vais maintenant essayer de montrer en quoi mon féminisme m’a confortée et soutenue dans mon projet de vie non-monogame et dans mon questionnement au sujet de la fonction de l’amour. Cette partie portera explicitement sur les relations hétérosexuelles, que les femmes et les hommes impliquées soient bisexuelles ou hétérosexuelles. Aussi, je n’y parlerai donc que de mon versant hétérosexuel.

Une des difficultés qui se pose aux femmes pour prendre conscience de leur oppression, en regard par exemple des oppressions racistes et classistes, se trouve dans le fait que la plupart du temps, les femmes cohabitent avec des hommes, que ceux-ci soient leur père, leur(s) frère(s), leur(s) copain(s), leurs collègues de travail, leur conjoint ou leur(s) fils. Cette promiscuité avec les hommes est ce qui rend très difficile la projection d’une image ennemie sur des personnes que l’on côtoie quotidiennement, avec qui on peut avoir des relations très intimes et que l’on aime.

Ne serait-ce que sur le plan psychologique, la non-mixité m’apparaît nécessaire à la lutte féministe. Et ceci parce que je crois que seule une distance physique et psychique vis-à-vis des hommes peut permettre la rupture psychologique nécessaire afin de prendre conscience de l’ampleur de leur domination et de développer un regard très critique face à cet état de fait. Ma participation à des réunions non mixtes a été pour moi très riche d’enseignement sur la réalité profondément inégalitaire de la mixité et la place des femmes dans celle-ci. Il m’est évident aujourd’hui que je n’aurais jamais développé une analyse aussi critique de la mixité (d’un groupe politique, de la rue, de l’école, d’une fête…) si je n’avais pas goûté à la non-mixité. Elle m’a aussi permis de voir que de nombreuses femmes étaient beaucoup plus inventives, offensives et radicales qu’elles ne le sont en mixité. Et ce n’est pas par hasard que nombre de critiques de fond féministes, les plus fortes et les plus radicales, se soient développées en non-mixité. La non-mixité politique est une force (in)considérable pour les femmes. Les hommes en ont bien conscience : il suffit de voir la violence et la négativité des réactions que les espaces non mixtes féministes suscitent chez eux. La non-mixité dans les cuisines ne leur a jamais posé le moindre problème, bien au contraire. Mais ils perçoivent bien où est le danger pour leur dominance. Comme j’ai entendu une femme (qui passait la plus grande partie de son temps en mixité) le dire, tout se passe comme si, quand on entrait en mixité, notre regard se voilait. La routine nous prend très vite, notre vigilance et notre perspicacité intellectuelle vis-à-vis de la domination masculine s’estompent petit à petit. Je me suis toujours demandé comment garder une conscience aiguë des rapports femmes/hommes en passant avec des hommes la plus grande partie de notre temps…

Aussi, ce qui m’est très important dans cette mise à distance des dominants, c’est qu’elle permet ou favorise le conflit avec eux. Notre socialisation féminine nous pousse à toujours éviter ou fuir les conflits : on prend sur soi, on comprend, on s’adapte, on se sacrifie, on réprime notre colère, on a peur, on éprouve de l’empathie, on est sensible, protectrice… ce que je rattacherai à l’éthique du soin, l’éthique de la sollicitude, si présente chez les femmes, si absente chez les hommes et qui leur bénéficie tant. Ce n’est pas le souci pour autrui que je critique, bien présent dans cette éthique, mais le fait qu’il passe chez de nombreuses femmes par le sacrifice de soi et l’indulgence excessive. Certaines féministes ont observé que si cette éthique de la sollicitude était bien dans un sens féminine, elle n’en était pas pour autant féministe, le féminisme rejetant souvent la notion de féminin[1]. Quelles ressources par exemple l’éthique de la sollicitude donne-t-elle afin de critiquer la domination masculine ? Prodiguer des soins à une personne qui vous exploite relève-t-il d’une qualité morale ? Ne faudrait-il pas faire une distinction entre sollicitude appropriée et inappropriée, afin que le souci pour autrui ne se conjugue pas avec l’abnégation de soi ?

Si le conflit me paraît si nécessaire, c’est qu’en l’état actuel des rapports entre les sexes, je ne vois pas bien comment nous pourrions, en tant que femmes, essayer de développer des relations égalitaires avec les hommes sans rentrer en conflit avec eux. Le conflit n’est pas la haine, ce n’est pas parce qu’ils le disent que c’est juste. Ils ont simplement tout intérêt à éviter le conflit, puisque le conflit ouvert peut permettre la renégociation de la réalité. Que ce soit dans mes relations intimes avec eux ou dans mes relations militantes, c’est bien le conflit qui m’a permis, quand je ne me suis pas fait jeter, d’accéder au statut de sujet. Il est par exemple évident que mon exigence de non-monogamie (parmi d’autres) a provoqué de fortes tensions et causé des douleurs chez des hommes. Mais comment croire à l’instauration d’une relation de sujet à sujet sans que les hommes y perdent quelque chose ?

Je ne veux pas de relation avec eux qui soit inégalitaire. Et il ne suffit pas de le dire pour qu’elle ne le soit pas dans les faits. Je n’ai pas non plus envie d’attendre la révolution (laquelle ? pour qui ?) qui, paraît-il, pourrait abolir les classes de sexe. Éviter tout compromis conscient avec la domination masculine est un souci toujours présent dans mes relations aux hommes et j’essaie d’être la plus vigilante possible à ce propos.

Tout ceci découle simplement pour moi de l’idée que les dominants, les hommes donc dans ce cas-là, ne changeront pas d’eux-mêmes et ne lâcheront pas leur pouvoir « spontanément ». Je ne vais donc pas attendre qu’ils m’octroient quelques libertés selon leur bon vouloir, les prenant tout « simplement » quoi qu’il arrive. De toute façon, ces quelques hommes qui ont fait, font ou feront un bout de chemin avec moi savent dès le départ à quoi s’en tenir, puisque je suis tout de suite très claire à ce sujet… si ça ne leur convient pas, rien ne les retient !

Ceci dit, j’ai essayé de retracer que mon profond doute au sujet de l’amour ne date pas de mon féminisme. Ça me semblait plus honnête de le dire, par rapport à moi et par rapport aux autres. Psychologiquement, je pense que c’est grâce à ce passé que j’ai pu entendre certaines critiques féministes du couple hétéro. Elles ne sont pas venues se poser sur un vide ou sur une attache forte à l’amour, mais sur des questionnements et des pratiques qui étaient déjà, même si dans une moindre mesure, subversives.

Il m’est évidemment difficile de distinguer l’amour de la monogamie. L’amour tel que nous apprenons à le désirer ne fait pas de concessions sur la monogamie, en tout cas du côté des femmes. Du côté des hommes, il va sans dire que leur rapport à l’amour est bien différent de celui des femmes, contrairement à ma première présentation « neutre » de l’amour. La dissymétrie des positions sexuées se retrouve aussi dans l’amour. L’idée que la fusion va au profit de l’homme et que c’est la femme qui en paye le prix est assez courante. Des études en psychologie[2] ont montré combien le mariage pouvait être mauvais pour les femmes, sur le plan de leur santé mentale en particulier.

Des effets dépressifs au risque accru de désordre psychologique pour les femmes, le mariage offre en revanche une protection aux hommes. « En fait, de tous les groupes étudiés (célibataires, mariés, veufs et divorcés des deux sexes), les femmes mariées présentent la plus haute incidence de maladie mentale. » Parmi les célibataires, ce sont les hommes qui présentent un risque supérieur de maladie mentale !

Dans ce système hétéropatriarcal, la monogamie sert le groupe des hommes, construit la dépendance des femmes à un homme et renforce l’appropriation du corps et du travail des femmes par les hommes. Or mon féminisme signifie bien sortir de la dépendance des hommes en général et d’un homme en particulier. Pour moi, le chemin le plus sûr pour ce faire a donc été la non-monogamie. C’est mon histoire mais les dernières dépendances que je pouvais avoir vis-à-vis des hommes dans mes expériences monogames se sont alors brisées. N’en déplaise à certaines, je ne suis pas tombée dans une dépendance élargie à deux ou trois mecs plutôt qu’un. Ce qui me concerne, c’est que je n’ai jamais réussi à être totalement indépendante en couple, fût-il ouvert (c’est-à-dire ne fonctionnant pas sur la fusion et permettant de goûter à d’autres relations si elles restent hiérarchisées inférieurement). C’est certainement ce qui m’a fait pousser ma réflexion sur le rapport entre la monogamie (ou l’amour) et la dépendance. Ce n’est pas faute d’avoir essayé un temps de m’arranger en me disant que je n’avais qu’à prendre les côtés reconnus positifs de l’amour sans les négatifs. Expérimentalement, j’en suis donc arrivée à la conclusion que je ne pourrais me défaire totalement de ça dans une relation hétéro-couple. Ce qui m’a poussée à chercher ailleurs ce que je voulais : dans l’amitié sexuelle non monogame. J’ai donc trouvé ici tout ce que je pouvais désirer des relations : la tendresse, la qualité, l’échange, la reconnaissance mutuelle, le soutien réciproque, l’intimité, l’espace nécessaire à mon développement personnel, etc., sans ce reste qui fait l’amour : l’idéalisation de l’autre, la dépendance, l’irrationalité, la hiérarchie, la possessivité, le repli sur le « nous », l’abnégation de soi, etc. Si je prends d’autres fonctions reconnues positives de l’amour[3], comme la construction de l’identité adulte, ou la validation de soi par un proche familier (dans ses diverses dimensions comme donner le sentiment d’unité au soi, de cohérence, de révélation de soi et de totalité), je comprends bien la nécessité d’une relation forte d’intimité et d’une certaine stabilité. En revanche, je ne vois pas pourquoi elle devrait être exclusive. Le soi peut bien se réaliser « dans sa triple quête : la découverte de ses ressources cachées, l’unité, et la stabilité », même dans l’amitié sexuelle non-monogame. Je crois que l’opposition constante dans ce texte entre l’amour et l’autonomie vient bien de mon vécu de femme dans une société hétéropatriarcale, où l’amour tel qu’il est conçu et vécu me semble difficilement pouvoir être source de grande émancipation pour les femmes. Ainsi, mon expérience m’a conduite à penser que ce n’était pas tant l’hétérosexualité en soi qui permettait à l’homme de dominer aussi dans la sphère dite privée, mais bien l’amour. En tout cas, il me semble important de définir exactement ce que l’on critique dans l’hétérosexualité. La pensée queer nous montre que l’on peut bien la prendre comme première cible d’attaque sans que ça ne dérange grand-chose à la hiérarchie des sexes.

On pourrait me faire l’objection que si l’amour asservit les femmes, ça ne signifie pas pour autant que ce soit inhérent à l’amour. Certaines féministes pensent plutôt que c’est l’inégalité entre les femmes et les hommes qui conduit au fait que l’amour asservisse les femmes. Alors, l’amour est-il seulement corrompu par le patriarcat ? L’amour existerait-il dans une société où il n’y aurait ni catégorisation sexuelle, ni contrainte à l’hétérosexualité, ni contrainte à la monogamie ?

Pascale Noizet et la fonction de l’amour dans l’hétérosexualité

Je vais recourir à Pascale Noizet pour donner quelques éléments de réponse.

Dans l’idée moderne d’amour[4], elle analyse de façon matérialiste l’amour et la logique hétérosociale sur laquelle il repose. « Notre problématique d’ensemble vise à découvrir la nature et la fonction de l’amour dans le rapport hétérosexuel tel qu’il est représenté dans un ensemble de textes homogènes. » Il s’agit donc d’amour hétérosexuel, même si Pascale Noizet pense que les lesbiennes subissent aussi les contradictions de cette idée moderne d’amour.

Aussi, parler des connexions homosexuelles de l’amour « évacuerait le fonctionnement social dominant et l’hégémonie de sa représentation ». Je ne peux que recommander vivement la lecture de cet ouvrage et j’espère vous en donner l’envie. L’évidence de l’amour est enfin travaillée et analysée et, de surcroît, avec grande pertinence et intelligence. Rares sont les écrits féministes ou lesbiens qui ont osé s’attaquer de cette façon à l’amour, les critiques portant généralement plutôt sur la sexualité hétéro ou sur la contrainte à l’hétérosexualité, sans étudier la fonction de l’amour. Je ne résume pas son livre, ni ne fais un compte-rendu exhaustif mais me limite à en ressortir quelques points me semblant plus en rapport avec les questions de ce texte. Il va sans dire que ce livre contient d’autres analyses tout aussi intéressantes mais je m’axerai donc sur deux points : le fait que Noizet rende visible la relation de pouvoir d’où émerge l’amour et le fait que l’amour se soit imposé comme un élément structural de la féminité.

Ce qui m’a tout d’abord plu chez Pascale Noizet, c’est qu’elle rend visibles les rapports qui déterminent l’oppression des femmes. Ainsi, elle ne tombe pas dans l’écueil des nombreux écrits traitant de la dépendance affective des femmes ou de leur passivité comme des données de faits, comme si elles existaient en dehors de tout rapport social, et qui focalisent donc sur les femmes en oubliant qu’elles subissent un rapport d’oppression. Noizet est très claire : « À notre avis, il ne s’agit nullement d’un état ou d’une dépendance mais bien d’un procès de différenciation qui fonde l’oppression des femmes. » À l’aide d’un corpus romanesque, Pascale Noizet va montrer que « l’amour est un construit social qui organise significativement l’oppression des femmes ». Le XVIIIe siècle opère une coupure dans les histoires sentimentales. Auparavant, l’amour était souvent impossible et les obstacles à sa réalisation venaient de l’extérieur, de la société. À partir du XVIIIe, les obstacles viennent de l’intérieur et l’amour ne sera donc plus un élément de transgression sociale mais bien un élément de l’ordre social.

En analysant la mise en forme de la relation amoureuse dans
Pamela ou la vertu récompensée, écrit par Samuel Richardson en 1740, Pascale Noizet montre que le rapport de pouvoir est alors explicite entre les deux protagonistes. La relation amoureuse est inscrite au sein d’un rapport de forces, où la victime est bien l’héroïne. Avant de tomber amoureuse, Pamela essaye de résister au véritable harcèlement sexuel qu’elle subit de la part du héros (séquestration, rapt, tentative de viol…). Harcèlement qui se finira donc dans la révélation de l’amour, puis le mariage d’amour. Si aujourd’hui l’idée d’amour nous fait croire que tout en lui est choix et liberté, force est de constater qu’il n’en a donc pas toujours été de même ! Ici, c’est explicitement une pratique coercitive qui va contraindre l’héroïne à l’amour hétérosexuel. Pamela d’ailleurs place bien le sentiment amoureux « dans l’économie générale d’un rapport d’oppression » puisque sa lucidité, encore présente au début, lui fera dire cette fameuse phrase : « Comment suis-je arrivée à aimer l’ennemi ? » Mais cette conscience ne durera pas parce que « l’émergence du sentiment provoque une dislocation du sujet en ce sens qu’il ne résiste plus ». C’est donc bien l’amour qui va détruire chez l’héroïne la conscience du rapport d’oppression.

Pascale Noizet distingue l’amour des agressions et de l’appropriation physique pour le rattacher à l’appropriation mentale, qui « paralyse la conscience féminine » et « concerne en premier lieu l’espace occupé de la conscience ». Ainsi, elle en arrive à trouver « l’une des fonctions essentielles de l’amour, à savoir effectuer un brouillage de la relation dans laquelle il prend forme ». Relation, on l’a vu, d’oppression. Avec l’apparition du sentiment va aussi apparaître la maladie d’amour, faite de signes corporels tels que l’insomnie, l’inappétence ou les vertiges, qui ancrera l’amour dans le domaine de la nature. La fonction de cette naturalisation de l’amour est de faire croire ainsi que cet amour hétérosexuel est une relation naturelle et non sociale. évidemment, l’amour n’affecte jamais de la même façon l’héroïne et le héros. Cette situation est bien plus pernicieuse et plus dangereuse que celle du harcèlement, car « le sentiment prend racine, il s’ancre au corps même de l’héroïne qui devient le déterminant incontournable de la relation amoureuse ». Cette vision ne décrit plus un rapport concret où l’homme est lui-même impliqué. Ainsi, on a « le primat d’une biologisation du sentiment qui se cristallise sur l’héroïne en écartant son vis-à-vis masculin ». Le sentiment devient alors quasi autonome « en s’agençant par ramifications à l’intérieur de l’héroïne ».

L’amour a donc bien un sexe, puisqu’il « s’impose comme un dogme qui n’inclut qu’une catégorie de sexe ». L’emprise du sentiment ne touche pas l’homme dans sa vie intérieure, comme il ne contraint pas la formation de son identité. Pascale Noizet parle alors de l’amour comme d’un principe de catégorisation entre les sexes « qui a la fonction précise de définir les femmes dans une différence amoureuse sur laquelle s’organise leur appropriation hétérosociale ».

L’amour n’a même pas besoin de justifier le rapport de pouvoir puisqu’il l’invisibilise totalement. On pourra donc parler ensuite tranquillement de complémentarité naturelle entre les sexes, nier que l’hétérosexualité soit un régime politique, et croire que les femmes sont destinées à l’amour. Ainsi, « l’amour construit ce qui dans l’histoire reste unique : un rapport de domination où le dominé doit aimer le dominant ». Mais si Pamela n’avait pas subi cette fragmentation du sujet, si sa compétence à analyser une situation concrète d’oppression n’avait pas été brouillée par l’amour ? Si « l’amour est l’un des éléments fondamentaux qui vise la construction hétérosociale », personnellement, je pense aussi que le non-amour peut viser la déconstruction hétérosociale. C’est bien entendu une interprétation de bisexuelle, mais je crois que si l’hétérosexualité patriarcale participe à l’établissement de la hiérarchie, une hétérosexualité féministe doit pouvoir la miner quelque peu.

Pour une pratique hétérosexuelle féministe

Je ne réargumenterai pas la critique globale de l’hétérosexualité et de l’hétérosexisme, ni les liens entre sexisme et hétérosexisme, si bien développés dans Le point de vue lesbien dans les études féministes que nous republions. Je dirais donc seulement que, bien qu’ayant toujours eu des relations intimes avec des hommes, la critique de l’hétérosexualité fait entièrement partie de mon engagement féministe et me paraît fondamentale. L’institution hétérosexuelle doit devenir une cible sérieuse d’action politique, afin de permettre entre autres la visibilité des lesbiennes dans le mouvement féministe. Cette problématisation de l’hétérosexualité a principalement été faite par des lesbiennes féministes. Toutefois, lesbiennes comme bies et hétéros « hésitent encore aujourd’hui à s’aventurer sur ce terrain miné[5] ». L’une des raisons qui a sûrement joué un rôle important pour ma prise de position en faveur d’une critique de l’hétérosexualité, c’est que la norme de l’hétérosexualité n’est pas dommageable pour les lesbiennes uniquement, même si ce sont elles qui la subissent de la façon la plus violente, mais aussi pour les bisexuelles, les hétérosexuelles et les célibataires. L’hétérosexualité opprime toutes les femmes ; même si cette oppression semble croître à la mesure de l’indépendance des femmes envers les hommes, d’où la double oppression des lesbiennes. Défendre le lesbianisme doit faire partie intégrante du féminisme, qui lutte pour l’autonomie des femmes, donc pour l’autodétermination de soi, le choix de sa vie et de ses propres buts. On n’a pas besoin d’être lesbienne pour lutter contre l’oppression spécifique des lesbiennes.

Théoriquement, il suffit d’être pour l’autonomie des femmes et de combattre les définitions des femmes données par les hommes. Malheureusement, dans la réalité, ça semble beaucoup plus compliqué vu le poids de l’intériorisation de la lesbophobie.

Nombre de codes et normes de conduite sont dictés par l’institution hétérosexuelle. Il est assez facile de s’en rendre compte quand on ne rentre pas dans le moule hétéro prévu… Car ne pas se conformer aux attentes genrées montre toujours à quel point elles existent et doivent être entretenues. Sans ces normes, aurais-je mis tant d’années à déconstruire en moi tout ce qu’avait construit l’amour et la monogamie ? Aurais-je dû fournir tant d’efforts pour arriver à ne plus désirer la cohabitation avec mes amants ? Aurais-je payé si cher le fait de lutter contre mon objectification dans mes relations aux hommes ? Aurais-je eu besoin de reconstruire une sexualité fondée sur le plaisir et l’affirmation plutôt que le pouvoir et la passivité ? Je ne sais pas si c’est le fait d’avoir une pratique hétéro non conforme qui m’a permis de comprendre combien l’hétérosexualité est normative et oppressive, combien elle maintient et renforce le pouvoir des hommes. Mais force a été de constater que, malgré des dérogations à l’institution hétérosexuelle, il me restait encore des points à interroger sérieusement. J’ai vécu alors une période de culpabilisation, suivie d’un vécu franchement déchirant et douloureux. Ma question principale portait évidemment sur la contradiction (qui m’a tout d’abord semblé assez évidente) entre mon féminisme et mon hétérosexualité.

J’avais à ce moment de fortes relations amicales, affectives et sexuelles suivies avec deux hommes. Une partie du travail nécessaire à mon autonomisation était déjà faite grâce à mon éthique anarchiste : indépendante économiquement, affectivement, je ne cohabitais pas avec eux et ne leur dispensais ni services domestiques, ni services sexuels. J’avais mes propres activités, mes propres amitiés, qui, les unes comme les autres, concernaient de plus en plus exclusivement des femmes, lesbiennes, bies et hétéros. Mais malgré cette position privilégiée (qui m’a tout de même certainement permis d’aller encore plus loin), il m’a fallu du temps pour comprendre et analyser profondément la question, et la confronter à mon vécu. Cheminement que je ne peux retracer ici, mais si je suis à peu près claire avec moi-même aujourd’hui sur mes relations hétéros et mon féminisme, il n’en a pas toujours été ainsi, d’où ce sentiment de déchirure. J’ai donc réfléchi aux arguments que j’avais pu lire chez les lesbiennes féministes, allant des privilèges hétérosexuels[6] à la question de la pénétration, les prenant tous d’emblée comme intéressants, même ceux qu’aujourd’hui je rejette vivement (mais il me fallait bien me mettre au clair sur le pourquoi de ce rejet). Les rares textes que j’avais alors d’hétérosexuelles féministes défendant leur pratique me semblaient bien légers et inconsistants, et ne faisaient finalement que renforcer mon profond doute sur la possibilité d’une compatibilité honnête et intègre entre mon féminisme et mes relations hétéros.

À titre d’exemple, je pourrais donner le domaine du plaisir. Si je n’avais pas de problèmes vis-à-vis des arguments portant sur le manque de plaisir pour les femmes dans les relations hétéros, car j’éprouvais bien des plaisirs, la question de la nature de ce plaisir était bien moins facile. Non contente de m’être déjà attaquée à la problématisation de la construction de nos désirs dans une société hétéropatriarcale, me voilà embarquée sur la question du plaisir lui-même. Autre exemple, le domaine des services émotionnels que je pouvais encore dispenser à mes partenaires. Eh bien, terminé. Le terme de service est assez éloquent, qu’on le comprenne comme l’obligation de servir une autorité ou comme le fait de se mettre à la disposition de quelqu’un.

Susan Sturdivant cite une analyse de divers aspects de la relation entre groupe dominant et groupe subordonné. Un des caractères se trouve dans le fait qu’« en désignant un ou plusieurs rôles ‘‘acceptables’’, les dominants tentent de dénier d’autres domaines de développement aux groupes moins puissants. Les rôles acceptables fournissent généralement un ‘‘service’’ que le groupe dominant ne choisit pas de se rendre à lui-même, ou n’est pas capable de se rendre à lui-même ». Je pense ne pas avoir besoin d’expliciter plus en quoi cette caractéristique convient parfaitement aux rapports sociaux de sexe.

Mon énergie ne passera pas dans les services traditionnels réclamés par les hommes aux femmes, quels qu’ils soient. Je ne les maternerai pas ni ne leur octroierai tout ce soutien qui leur paraît tant aller de soi et qu’ils reconnaissent si peu. Je suis égoïste ? Indifférente ? Je l’ai trop entendu celle-là… ça ne marche plus. Non, seulement et simplement, je sais mieux que les hommes ce qui me convient, et « je vis ma propre vie, non la vie de quelque homme que j’aiderais à s’en sortir[7] ».

Ne supportant pas la contradiction entre mes idées et mon comportement, il fallait bien que je trouve des solutions. Préférant toujours dans ces moments-là assortir mon comportement à mes idées plutôt que l’inverse, je me suis préparée à l’éventualité d’arrêter les relations hétéros si elles ne pouvaient pas s’assortir à mon féminisme. Vu mon fonctionnement, tout le plaisir et la joie que je pouvais ressortir de ces relations auraient été gâchés par ce ressenti de contradiction. D’où la perspective de devenir exclusivement lesbienne qui m’apparaissait alors tout à fait envisageable et souhaitable. Suis-je esclave de mes idées, comme on a pu me le suggérer ? Encore faut-il croire à la dichotomie idées/comportement comme pouvant être viable à long terme. Pour ce que j’ai pu en voir en moi et autour de moi, si l’on ne parvient pas à changer son comportement, ce sont les idées qui changeront… Quant au pire, je préfère être esclave de mes propres idées et valeurs qu’esclave de celles des hommes !

J’aurais pu aussi gérer le problème grâce à un comportement « schizophrène » qui m’aurait fait me découper en vie sociale féministe et vie personnelle non féministe, mais étant donné ce que je pense du personnel, ça m’aurait été encore bien plus difficile à vivre. Je sais que des féministes bisexuelles ou hétérosexuelles le gèrent ainsi, trouvant trop difficile ou impossible de modifier ce niveau. Ce que je peux facilement comprendre, en regard de mon expérience.

Je suis donc finalement arrivée à considérer que, s’agissant de ma pratique hétéro, elle n’avait plus grand-chose à voir avec une hétérosexualité patriarcale. Ce qui ne signifie absolument pas que la critique de l’hétérosexualité ne soit plus juste pour moi puisque, bien au contraire, c’est elle qui me permet d’accéder à des relations hétéros volontaires et féministes. Car voilà, vivre une relation hétéro affective et sexuelle, fondée sur l’échange, l’amitié, le désir, la réciprocité, l’encouragement mutuel, la tendresse, l’autonomie, l’affirmation et l’estime mutuelle ne peut pas être le fruit du hasard. Elle demande du travail, travail effectué par les deux personnes, même si l’initiative en revient plus aux femmes. Mais les hommes doivent assumer leur part de responsabilité dans les relations affectives, je me hâte de leur rappeler car je ne le ferai pas à leur place. De plus, on ne peut pas se reposer sur ses lauriers, arriver à un point où l’on pourrait se dire « c’est bon, maintenant on peut se laisser aller », sinon, je pense que l’on peut retomber très vite dans un schéma plus classique de couple et de domination.

Mais n’est-ce pas le propre de tout travail effectué sur soi ? C’est ainsi que pour ma part je le considère toujours : malgré les avancées certaines qu’il m’a permises, les nombreuses joies et libertés qu’il m’a apportées, j’ai coutume de penser qu’en la matière, rien n’est jamais acquis. La vigilance et la prudence s’imposent car la garantie à ce sujet n’existe pas. Humilité à laquelle mon expérience m’a conduite… Je peux étendre cela à tout ce que je considère comme précieux d’ailleurs, que ce soit mon autonomie, mon anarchaféminisme ou une relation d’amitié sexuelle. Parce qu’il ne faut pas sous-estimer la force des normes et attentes culturelles, des intériorisations diverses de l’oppression et du pouvoir, ainsi que la difficulté de vivre à leur encontre, quand il est tellement plus simple et facile de ne pas les remettre en question.

Si je crois à la possibilité d’une pratique hétérosexuelle non oppressive, ce que j’appelle une pratique féministe hétérosexuelle, différant donc de l’hétérosexualité patriarcale, ce n’est qu’une fois fait le procès de l’institution hétérosexuelle. Cette condition n’est certainement pas suffisante, mais elle est nécessaire. Je me sens responsable de mon versant hétérosexuel, même dans une société à contrainte hétérosexuelle.

Si, dans une société où la contrainte à l’hétérosexualité sévit si fortement, c’est franchement difficile de penser choisir réellement une pratique hétérosexuelle, c’est pourtant ce que j’ose aujourd’hui affirmer. Attention toutefois à ne pas me faire dire ce que je ne dis pas : je le différencie bien entendu du choix lesbien. Et je crois d’ailleurs que politiser la catégorie « hétérosexuelles » pourrait permettre que les hétérosexuelles s’interrogent plus sur leur pratique (plutôt que de la considérer si évidente qu’elles ne la nomment même pas) et éviter bien des écueils lesbophobes, en particulier celui de dépolitiser la catégorie « lesbiennes » en la considérant comme simple préférence sexuelle.

Quel plaisir de lire le texte de Stevi Jackson Récents débats sur l’hétérosexualité : une approche féministe matérialiste[8]. Si j’avais pu en avoir la connaissance à l’époque de mon expérience déchirante, ça m’aurait évité quelques affres. Je renvoie donc à ce texte celles qui voudraient une approche plus poussée et plus théorique sur ce sujet. Stevi Jackson, bien que développant une perspective féministe matérialiste critique sur l’hétérosexualité, estime qu’elle doit « être analysée comme une institution patriarcale mais qu’il faut éviter d’associer l’institution avec la pratique et l’expérience de l’hétérosexualité ». Elle part du concept de genre « en tant que construction sociale produite par un système hiérarchique patriarcal » et le pose comme fondamental pour toute analyse de la sexualité. L’hétérosexualité est conçue comme hiérarchie des genres, et non seulement comme construction normative du désir d’un sexe pour l’autre, « elle n’est pas uniquement fondée sur un lien entre genre et sexualité, mais sur l’appropriation du corps et du travail des femmes ». Mais Stevi Jackson ne nie pas aux hétérosexuelles la possibilité d’une autonomie d’action à l’intérieur d’un cadre patriarcal. Ce qui lui évite de considérer les femmes hétéros en termes de victimes ou de complices, comme bien d’autres l’ont fait. Si la structure de l’hétérosexualité est oppressive, les relations à l’intérieur peuvent varier. Stevi Jackson conclut son article sur la vigilance à accorder au fait que « l’hétérosexualité et le lesbianisme sont des notions dont l’existence dépend directement de la hiérarchie du genre » et elle me semble aussi remettre les choses à leur place en disant que la sexualité n’est pas le seul « terrain de lutte contre cette hiérarchie (…) de même que la sexualité n’est pas la seule base de la subordination des femmes ». Bon, c’est bien beau tout ça, mais il y a le revers de la médaille qui n’est pas des moindres. C’est que pour vivre cette pratique féministe de l’hétérosexualité, il nous faut trouver des hommes non seulement prêts à s’embarquer pour des contrées si dangereuses pour eux mais prêts aussi à participer activement à la création de cette relation où nous avons tant à déconstruire et à inventer. Quand, de surcroît, on pense que la non-monogamie responsable et l’amitié sexuelle font partie intégrante de cette pratique hétérosexuelle féministe, ça ne simplifie rien. Mais je laisse la simplicité, la facilité et la sécurité à ces scénarios fixés et à ces chemins tout tracés par le patriarcat. La rareté de ces hommes peut poser à nouveau un problème de dépendance. Même si je reste prudente à ce propos, mon expérience m’a montré que si l’on est sortie de la dépendance générale des hommes, que si nous sommes matériellement et psychiquement indépendantes d’eux, il me semble difficile de tomber dans cette dépendance particulière, pour peu qu’on ne s’en défende pas trop a priori, et qu’on y fasse attention.

Il est malheureusement plus facile de rencontrer des hommes qui se disent antisexistes ou pro-féministes que des hommes avec qui on peut vivre une relation de sujet à sujet. Parce que cela nécessite, et que nous puissions l’être, et qu’ils le soient aussi, à la lumière des redéfinitions de l’autonomie et de l’indépendance que j’ai pu esquisser dans ce texte.

Par rapport à cette rareté donc, c’est là aussi qu’être bisexuelle peut être un atout majeur ! J’ai peu parlé de l’intérêt de la bisexualité dans une perspective féministe, mais j’ai tendance à la penser aussi comme importante dans la revendication du choix volontaire et féministe d’une pratique hétérosexuelle. Si le choix signifie qu’il y ait plusieurs options valables pour pouvoir en choisir une, il faut bien voir que ces autres options sont soit le célibat, soit les relations lesbiennes. Et comme le dit Mariana Valverde[9], « parmi les femmes hétérosexuelles que je connais, les plus heureuses semblent être celles qui ont une attitude ouverte par rapport aux partenaires sexuels et au plaisir sexuel en général, sans trop compter sur leur partenaire ou les hommes dans l’ensemble ».

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Comme tout écrit, mon témoignage est le reflet de mes réflexions et de mon vécu qui ne cesseront d’évoluer au fil des rencontres et des expériences. Aussi, je vous invite à me faire partager vos critiques, idées ou témoignages de vos propres pratiques de résistance contre la domination masculine en m’écrivant à l’adresse de l’Atelier de Création Libertaire (contact@atelierdecreationlibertaire.com).

Corinne Monnet

[1] Alison M. Jaggar, « Féminisme ? : l’éthique de la sollicitude » dans Magazine littéraire, « Le souci. Ethique de l’individualiste », été 1996.

[2] Susan Sturdivant, Les femmes et la psychothérapie. Une philosophie féministe du traitement, Pierre Mardaga éditeur, 1992.

[3] François De Singly, Le soi, le couple et la famille, Nathan, 1996.

[4] Pascale Noizet, L’idée moderne d’amour. Entre sexe et genre : vers une théorie du sexologème, Editions Kimé, Paris, 1996.

[5] « Éditorial », Nouvelles Questions Féministes, 1996, Vol 17, n° 3. Les NQF ont toujours réservé un intérêt à ce sujet épineux.

[6] Voir à ce sujet l’article « Femmes bisexuelles, politique féministe » dans l’ouvrage Au-delà du personnel.

[7] Ellen Burstyn, lors d’une interview citée par Susan Sturdivant.

[8] NQF, vol. 17, 1996, n° 3.

[9] Mariana Valverde, Sexe, pouvoir et plaisir, Les éd. du Remue-Ménage. 1989.