A propos d’autonomie, d’amitié sexuelle et d’hétérosexualité, partie 1 – Corinne Monnet

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Texte de la brochure :

 

« La société dans laquelle nous vivons est un processus, et cela est vrai de toutes les sociétés, même de celles qui essayent de résister au changement. Une partie importante de la fonction du gouvernement consiste à tenter d’inhiber le processus de changement dans notre société. Mais le changement est possible et nécessaire (il est, en effet, inévitable), quelle qu’en soit l’étendue que nous puissions présentement réaliser. Nous accroissons la viabilité de la révolution en vivant maintenant en accord avec les principes anarchistes et féministes, quelle que soit notre situation environnante.
Vivre la révolution est, je crois, la phrase clef. »

Lisa Bendall,
« Anarchism and Feminism »
dans Feminism, Anarchism, Women. The Raven 21, janvier/mars 1993, Londres, Freedom Press.

En guise d’introduction à ce texte, je souhaite éclaircir quelques points afin de ne pas avoir à revenir dessus tout au long. Ce texte est un texte personnel dans le sens que j’y parle de ma façon de vivre mon féminisme et mon anarchisme dans la sphère relationnelle et affective. Ce n’est heureusement pas la seule façon de les vivre.

Ce texte doit donc être lu dans sa juste mesure, que je définirais comme un témoignage d’un vécu et d’une expérience de femme anarcha-féministe, de 30 ans, blanche, RMIste et bisexuelle (à long passé strictement hétérosexuel). D’autre part, ce texte ne portant que sur mon expérience dans le domaine du « privé », il ne faudrait pas en déduire, de manière abusive, que ma lutte contre cette société se résumerait à cela. Combattre à ce niveau n’abolira malheureusement ni le pouvoir dans sa globalité, ni la domination, qu’elle soit celle de l’État ou celle de la classe sexuelle des hommes. Particulièrement au niveau du patriarcat, nous savons qu’il n’y a pas de solution individuelle des femmes à l’oppression, et je ne cesserai de rappeler l’importance de lutter, comme bien des féministes, pour un mouvement collectif autonome de femmes, même si je n’en parlerai pas ici, ceci n’étant pas le sujet.

Aussi, je ne confonds pas le pouvoir individuel que j’ai pu acquérir à mon niveau personnel et le pouvoir des femmes en tant que groupe social, comme le font nombre d’anarchistes, femmes et hommes, ce qui leur permet de nier la domination masculine dans son ampleur et de rendre les femmes seules responsables de leur situation, comme si elles la choisissaient. Qu’il soit possible d’avoir une marge de manœuvre individuelle est une chose, nier le patriarcat en est une autre. S’il y a des changements que je peux faire moi-même, il en reste une bien plus grande partie sur laquelle je ne peux rien faire.

Finalement, je pourrais dire que ce texte porte sur ma marge personnelle de manœuvre, qui, si elle peut paraître assez étendue, me semble à moi-même bien limitée.

Mais lorsque je considère que le personnel est politique, je dis d’une part que ce personnel est susceptible de changement puisque non déterminé biologiquement, et d’autre part que le comportement affectif et sexuel est bien un comportement social. Autrement dit, le personnel fait partie de l’ordre politique que je souhaite changer. Dire que le personnel est politique n’est pas pour moi seulement dire que le politique influence le personnel mais bien plutôt que les choix et pratiques dans notre vie « privée » ont des significations politiques.

Les rapports femmes/hommes sont politiques, qu’ils se déroulent dans la rue ou dans un lit, puisque d’une part ce sont les rapports sociaux de sexe structurés par la domination masculine qui construisent les humains en « femmes » et « hommes » et que, d’autre part, le pouvoir des uns ne disparaît pas à l’antre de l’affectif et du « privé ». Alors que ma lutte pour un changement dans les rapports sociaux de sexe est multidimensionnelle, il ne sera donc question ici que de la dimension personnelle et interactive. Dimension, faut-il le rappeler, nettement reléguée aux oubliettes par la plupart des anarchistes, pour ne pas parler des autres courants politiques. Le changement doit prendre place aussi bien au niveau des structures sociales que des interactions sociales et de l’individue. Ainsi, si ma façon de vivre (et quelle qu’elle soit) ne sera jamais une solution à l’oppression patriarcale, je la considère comme faisant toutefois partie du combat. De mon point de vue, ce n’est qu’une déduction pratique du désir de vouloir agir sur la réalité sociale : la réalité « privée » étant essentiellement sociale, il va de soi que je désire aussi agir sur cette réalité-là.

Je dois aussi rajouter que bien que parlant toujours de féminisme tout court, ma perspective est clairement celle du courant féministe radical, dans sa tendance la plus anti-naturaliste, visant l’abolition même de la catégorisation sexuelle, afin que la distinction entre les sexes n’ait plus aucune pertinence sociale, afin que le sexe ne donne plus lieu à aucune classification.[1]

Les choix de vie relationnels, une histoire de goût ?

Nombre de personnes reconnaissent que l’éducation dicte la façon de penser, mais bien peu élargissent cette idée au domaine émotionnel et sentimental. L’utopique sphère privée des sentiments et de la sexualité, qui serait située au-delà de toute influence du pouvoir, en a pris un bon coup depuis le mouvement féministe des années 1970 et sa fameuse découverte que le personnel est politique.

Je choisis, depuis plusieurs années, de vivre mes relations affectives sur le mode non-exclusif. Je parle de choix pour bien le différencier d’un goût ou d’une tendance que j’aurais développé au hasard d’une rencontre ou d’une situation. Ce mode d’amour est pour moi le résultat d’une longue réflexion et d’un non moins long travail fait sur moi-même afin de pouvoir vivre aussi dans mes amours mes exigences d’autonomie, de liberté, de qualité et d’épanouissement.

Si la pratique elle-même est déjà cible de nombreuses critiques, le fait de donner les raisons de ce choix n’a fait qu’en rajouter. Si j’avais présenté cette pratique comme un non-choix individuel et privé, en disant par exemple que j’avais plusieurs relations simplement parce que je ne pouvais choisir entre elles, je crois que personne ne se serait réellement senti attaqué. Régulièrement, on m’a donc renvoyé que, bien que je critique la norme actuelle sévissant à ce propos, je n’avais finalement qu’une seule envie : celle de lui en restituer d’autres. Bizarre de voir à quel point, lorsque l’on propose des alternatives à un mode de vie dominant (que ce soit la monogamie ou l’hétérosexualité par exemple), celles/ceux qui vivent pourtant selon ces normes dominantes (sans trop se poser de questions) crient alors à la norme.

Ici resurgit le bon vieux démon de l’intouchabilité du privé. Pourquoi, lorsque je dis que mon choix est politique et qu’il se situe dans une optique globale, on me rétorque que je veux imposer de nouvelles normes ? Pourquoi, dès que l’on ne se retire pas derrière la sphère du privé, apparaît toujours le problème de la norme ? Il me semble que la division opérée entre le personnel et le politique arrange bien en ce qu’elle permet d’éviter de problématiser, en l’occurrence ses propres comportements.

Je vais donc être claire : je ne souhaite imposer d’aucune façon la non-exclusivité, je souhaite seulement essayer de montrer, en me servant de mon expérience, que l’on peut vivre hors la norme du couple et de la monogamie.

Que l’on peut créer un contre-pouvoir face à la réglementation sociale des sentiments et de la sexualité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans cette société patriarcale et autoritaire, les rapports affectifs sont normalisés. La sexualité, les rapports d’un corps à un autre sont régulés comme le sont les formes relationnelles. Nous savons que le domaine sexuel est celui où la dimension socioculturelle domine le plus complètement le biologique. La forme de relation, de sexualité, le choix de l’objet sexuel sont soumis et esclaves des attentes et autres normes sociales. Le contrôle social sévit et gare à la répression si tu t’avises de déroger à ces lois. La société pèse de façon considérable sur nos relations affectives/sexuelles.

Et pas besoin d’être féministe pour voir qu’à l’intérieur de ce schéma subsistent d’importantes dissymétries selon la catégorie de sexe. Il me faut dire ici que je ne crois à aucune opposition de nature entre la sexualité féminine et masculine ; ce sont des constructions sociales qui, comme les catégories « femmes » et « hommes », sont produites par des rapports de domination, d’inégalité et d’exploitation. Contrairement à la vision libertaire de la sexualité, je ne pense donc pas par exemple la sexualité féminine en seul terme de répression, mais bien d’oppression. Aussi, les libertaires posent le consentement comme la seule valeur morale pertinente à propos de la sexualité. Ceci découlant bien sûr de leur négation de la domination masculine. Des féministes ont montré la relativité du consentement. Pour que cette valeur soit suffisante, encore faudrait-il que les personnes impliquées aient les mêmes informations et le même pouvoir.

D’énormes efforts ont été et sont toujours déployés pour contrôler et policer la sexualité des femmes, pour la construire toujours à l’avantage des hommes. En tant qu’éternels objets du désir mâle, nous ne pouvons que difficilement développer une sexualité libre, active et épanouissante d’où nous puissions retirer énergie et puissance. Celles qui seront parvenues à échapper à cette régulation seront gravement sanctionnées, que ces sanctions dérivent directement des hommes ou de la culpabilité que l’on se renvoie alors (du « je ne suis pas nor-mâle » jusqu’au fait de se considérer soi-même, lorsque l’on aime le sexe, comme malade et dépendante du sexe. Je n’ai jamais vu d’hommes se tracasser sur une éventuelle dépendance sexuelle…). Le double standard est toujours en vigueur sur la moralité sexuelle : si la sexualité est bonne pour les hommes, elle reste mauvaise pour les femmes, et une femme qui prend son pied comme elle l’entend n’est qu’une salope (ce qui reste une des pires insultes concernant les femmes) et non un être à la recherche de son propre plaisir, défini par elle-même.

Dans ce contexte décrit très succinctement, que dire de nos comportements si l’on ne questionne pas nos « goûts » affectifs et sexuels ? Comment ne pas renforcer les normes et la morale ambiantes si l’on s’arrête à considérer comme authentiques et libres des émotions qui ne sont en fait la plupart du temps que des résultats d’intériorisation des normes sociales ? Et ceci est bien pris en compte quand il s’agit par exemple d’une femme qui dit aimer faire la vaisselle. Je le pense donc aussi en matière relationnelle. Les ressentis et sentiments « spontanés » sont pour moi produits par l’intégration et l’intériorisation des valeurs générales dominantes et du rôle sexuel en particulier. Les écouter ne me semble donc pas pouvoir participer au développement de soi, surtout chez les femmes, pour lesquelles le rôle social féminin est des plus restrictifs et limitatifs, et des plus antagonistes à l’autonomie individuelle et à la réalisation de soi. Nul doute d’ailleurs que, dans une société patriarcale, ce sont bien les hommes qui tireront profits et bénéfices du fait de nous laisser aller à nos intériorisations, ce qui en soi donne déjà une bonne raison pour les interroger.

Je suis donc pour l’analyse et la discussion des goûts et des couleurs. Car si certaines pratiques contribuent à maintenir la domination masculine par exemple et participent même à la construction d’une réalité patriarcale, d’autres peuvent la miner et œuvrer à sa déconstruction.

Autonomie et rapport à l’autre

Il me semble important de développer ma conception de l’autonomie, étant donné sa présence continue dans ce texte. On y trouvera en creux, toujours au niveau individuel, une illustration de mon cheminement de l’anarchisme à l’anarcha-féminisme.

En partant du postulat que l’anarchisme a un réel projet d’émancipation et de développement de l’individue, le fait est qu’il s’est malheureusement cantonné à une définition masculine de l’individue. Face à ce projet d’épanouissement individuel, femmes et hommes ne sont pas à la même place. Si l’individu mâle ne peut pleinement se développer dans une société autoritaire et capitaliste, que dire de l’individue femelle dans une société patriarcale, autoritaire et capitaliste ?

Or, c’est bien la forme patriarcale du pouvoir qui me rend femme et non individue à part entière. Ce n’est pas par hasard que nous parlons d’oppression spécifique des femmes. Mais les anarchistes, comme tous les autres politiques, sont majoritairement des hommes. Arrêter de nier cette oppression spécifique signifierait pour eux devoir se reconnaître de la classe dominante des hommes, du groupe oppresseur et de ceux qui profitent de la hiérarchie des genres. Que les anarchistes en profitent aussi ne fait aucun doute, ce que démontre bien leur attitude générale envers les féministes qui représentent une véritable menace contre leurs privilèges masculins. En dehors du fait qu’ils ne remettent guère en cause la dichotomie personnel/politique, même sur leurs sujets (si l’on prend le racisme par exemple, ils s’attachent beaucoup plus à le combattre chez les autres ou dans la société que celui qu’ils pourraient avoir intériorisé), comment expliquer qu’ils n’aient jamais considéré comme aussi important de lutter contre l’oppression patriarcale que contre l’oppression classiste ou raciste ?

Ce qui fait souvent sourire dans l’idée d’autonomie, c’est qu’on l’associe (et pour cause !) à l’idéal masculin d’auto-suffisance et de toute-puissance. En monopolisant cette potentialité humaine, ils l’ont défini en fonction de leurs intérêts, de leur réalité et de leurs fantasmes de dominants. Or, ne serait-ce que pour lutter contre la polarisation sexuée, il est hors de question de leur laisser ce monopole. L’autonomie, comme la rationalité, sont des potentialités humaines, elles ne sont pas masculines par essence. Nous avons besoin de les redéfinir, de les modifier ; non parce que en tant que femmes nous serions différentes, mais parce que les hommes en ont corrompu le sens afin qu’elles servent leur domination. Ou comment le « pouvoir de », quand on est dominant, se transforme bien vite en « pouvoir sur »… Surtout que l’indépendance masculine repose la plupart du temps sur la négation pure et simple d’autrui, ou sur son esclavage, au moins au niveau des affections et des besoins. Ce qui n’est pas sans rappeler que leur présence dans la sphère publique, ce sont les femmes qui la payent par le confinement dans la sphère privée. Ce sont rarement eux qui s’occupent de leurs propres besoins (domestiques, corporels, humains, affectifs…) mais ce sont bien eux dont les besoins sont pris en charge par d’autres, des femmes en l’occurrence. Comme il est alors facile de se concevoir indépendant et sans besoins quand ce sont les femmes qui y pensent et s’en occupent à leur place ! Mais comment peut-on parler d’indépendance et d’autonomie quand on construit sa liberté sur l’esclavage d’autrui ? Pour moi, ça ne fait que les invalider. La conception de la liberté qui repose sur une domination, comme celle de la rationalité qui repose sur l’étouffement des sentiments ne sont pas les miennes.

Que peut signifier sur le plan de la construction de soi la revendication d’autonomie pour les femmes ? Au-delà de la stratégie, j’utilise assez peu le mot d’égalité, n’étant pas très au clair sur sa compatibilité profonde avec l’autonomie. L’égalité suppose deux termes où l’un va nécessairement fonctionner comme modèle ou référant. Que les hommes soient le référant ne peut évidemment m’enchanter… puisque mon but politique final n’est pas l’amélioration du statut social des femmes mais bien la destruction des catégories « femmes » et « hommes ». Alors, seulement, on pourra parler de réelle égalité.

En tout cas, revendiquer l’autonomie, c’est revendiquer le fait de pouvoir se définir soi-même dans les termes que l’on choisit. C’est revendiquer l’autodétermination complète dans toutes les sphères de notre existence : politique, sociale, économique, sentimentale, intellectuelle et sexuelle. L’autonomie, c’est la liberté de se déterminer soi-même, de vivre sa propre vie et de fixer ses propres buts.

Ce qui a toujours défini les femmes, c’est d’avoir une identité subordonnée à leurs relations à autrui. Fille de, femme de, mère de… sont toujours là pour rappeler que les femmes sans hommes ne sont pas des poissons sans bicyclettes. On sait qu’un des effets de structure sur le soi induit par le rapport dominé/dominant se trouve dans la difficulté d’accès à une identité propre pour les dominé-e-s, puisqu’elles et ils sont enfermées dans une définition catégorielle d’elles/d’eux-mêmes.

Se définir en fonction des besoins des hommes, chercher le sens de sa vie dans l’adaptation aux désirs masculins ne peut pas permettre la réalisation de soi. C’est ce que des féministes psychologues ont bien étudié. Ainsi, comme l’écrit Susan Sturdivant[2] : « une comparaison du rôle sexuel féminin et de notre description de la réalisation de soi montre qu’ils sont logiquement incompatibles, pour ne pas dire mutuellement exclusifs. » Ceci n’est guère surprenant quand on ne croit à aucune essence féminine, mais que l’on pense au contraire que les caractéristiques dites féminines (comme la dépendance, le sur-développement de l’affection, de la sensibilité émotionnelle, du soin des autres…) sont des conséquences de l’oppression et de la subordination.

Il est nécessaire d’apprendre « à s’accorder à soi-même la tendresse que les femmes ont traditionnellement nourrie pour les autres » (Susan Sturdivant, 1992). Ce qui est extrêmement difficile étant donné que les actes de confiance en soi, d’affirmation de soi, d’autonomie et d’indépendance ne signifient plus qu’arrogance, agressivité, égoïsme et indifférence quand ce sont des femmes qui les posent. C’est encore le double standard qui sévit ici. Le même comportement est perçu et interprété différemment selon le sexe de la personne et les assignations qu’on y rapporte. Évaluation différentielle qui permet le maintien de la domination des hommes dans tous les domaines.

Les femmes doivent donc se prendre comme objets de leurs préoccupations et se rediriger vers elles-mêmes. L’existence d’une identité indépendante, c’est-à-dire distincte des relations à autrui, est la base nécessaire pour avoir conscience de son propre moi afin d’attribuer du sens à ses propres expériences (Susan Sturdivant, 1992). Ainsi seulement les femmes pourront se créer comme sujets et devenir créatrices actives de leur propre existence. Quand la conscience de soi est noyée par la conscience excessive des autres, on ne peut se créer sujet. Ceci, évidemment, est bien une conséquence de l’appropriation des femmes par les hommes. Colette Guillaumin[3], dans son analyse de l’expression concrète de l’appropriation des femmes, nous parle aussi des effets de l’appropriation sur l’individualité. On exige de la classe des femmes « qu’elle se dilue, matériellement et concrètement, dans d’autres individualités. Contrainte centrale dans les rapports de classes de sexe, la privation d’individualité est la séquelle ou la face cachée de l’appropriation matérielle de l’individualité ». La constante proximité et charge physique des autres dévolue aux femmes « est un puissant frein à l’indépendance, à l’autonomie ; c’est la source d’une impossibilité à discerner, et a fortiori à mettre en œuvre, des choix et des pratiques propres ». Et puisque « quand on est approprié matériellement on est dépossédé mentalement de soi-même », l’appropriation matérielle nous dépossède de notre autonomie.

La psychologie féministe, contrairement à la psychologie classique, dont Susan Sturdivant nous donne un très bon exemple, rejette « les buts de conformité sociale adoptés par les modèles de santé mentale qui mettent l’accent sur l’adaptation » et leur préfère « des buts représentant la définition personnelle de soi et la détermination de soi ». Et Sturdivant tient toujours compte de l’adversité des réalités sociales pour les femmes (ce qui lui évite de croire par exemple aux solutions individuelles pour les femmes et lui fait prendre clairement position en faveur d’une lutte collective autonome des femmes). C’est que l’on ne manquera pas de se faire traiter d’anticonformiste (pour le moins), ce qui n’est pas évident à gérer quand la crainte de la marginalité est forte. J’ai dû, pour ma part, me rendre à l’évidence que je craignais bien moins la marginalité que de renoncer à mes désirs, valeurs et choix de vie. Même lorsque ces choix me coûtent de l’exclusion, de l’isolement et de la stigmatisation (ce qui ne manque pas d’arriver…), je veux bien assumer ces conséquences puisqu’elles me semblent être aujourd’hui malheureusement inévitables pour une existence qui essaie de vivre d’une façon non dominante. Depuis mes jeunes années de punk jusqu’au féminisme, je n’ai cessé de me retrouver à la marge (quand ce n’a pas été à la marge de la marge…). Mais tant que je trouverai toute cette puissance et liberté, estime et confiance en moi-même dans le fait de me définir comme je le choisis et de vivre ma propre vie, nul doute que je continuerai.

Cette peur de la marginalité et de l’isolement me semble être un des grands freins à la pratique féministe, même dans les milieux anarchistes. On peut ne pas avoir envie d’en rajouter quand on est déjà par ailleurs dans une situation marginale. Mais, comme le souligne Sturdivant, il semble pire de ne pas avoir de sens de soi-même que de supporter les conséquences de l’étiquette « anticonformiste ». Car si les souffrances peuvent coûter aussi cher dans les deux cas, on gagnera tout de même un bénéfice infiniment plus grand sur le plan de l’estime de soi, de la liberté et du potentiel de signification personnelle.

Susan Sturdivant, s’appuyant sur d’autres psychologues, explore les conséquences psychologiques qu’entraîne pour les femmes le fait d’avoir été définies par leurs relations à d’autres et donc d’être dirigées par les autres plutôt que par elles-mêmes. Non seulement cette « direction par autrui » engendre le doute de soi, alimente le besoin d’approbation des autres mais, en « investissant la plus grande partie de son identité dans les autres, on leur donne aussi le pouvoir de définir la réalité ». Comme ces autres sont souvent des hommes, on peut leur faire confiance là-dessus, la réalité ne manquera pas d’être patriarcale.

J’espère avoir suffisamment explicité ce que je mets dans le processus d’autonomisation. Ce n’est pas le même pour les femmes que pour les hommes. Qu’en l’état actuel, l’autonomie ne peut pas signifier la même chose et qu’elles et ils n’en payent pas le même prix. Que les femmes deviennent autonomes nécessite qu’elles prennent conscience de leur oppression, que la différence dans laquelle on les enferme est la source de leur piètre estime de soi et de leur manque de confiance en soi ; qu’elles aient la force et l’énergie pour travailler à leur autonomisation, à une définition de soi plus autonome, quand les obstacles sont nombreux et puissants, et que tout est fait pour que nous restions à notre place. S’identifier à la classe des femmes, à un groupe opprimé n’est pas facile. Mais si l’on veut élargir ses choix et créer sa vie, il me semble bien nécessaire d’en passer un minimum par là, afin de contrôler et d’espérer changer l’influence que les attentes sociales et l’appropriation exercent sur nous. L’isolement classique des femmes entre elles fait bien entendu partie de l’oppression, et il est donc une cible importante du féminisme. En même temps que j’ai développé cette indépendance psychique des hommes, le féminisme m’a permis de déconstruire une grande partie de la misogynie que j’avais intégrée (je ne dis pas toute, parce qu’étant donné l’ampleur et la force de celle-ci, je travaille toujours à en détruire des traces). Même en dehors du fait que c’est bien le féminisme qui m’a réellement permis de désirer et d’éprouver de forts sentiments pour des femmes, ou qui m’a permis de développer des relations qualitatives et affectives avec elles, de mon point de vue, le féminisme développe aussi l’importance de la qualité des relations entre femmes. Il ne se contente pas de critiquer les rapports femmes/hommes mais donne aussi les moyens d’apprendre à rechercher et à valoriser les relations avec des femmes. Ceci pour dire que depuis que je suis féministe, ces relations ont joué et jouent toujours un rôle très important pour la qualité de ma vie, pour la joie et le plaisir que j’en retire, mais aussi pour mon autonomie. Jamais je ne serais parvenue où j’en suis, sans tous ces échanges dans les groupes non-mixtes, sans tous ces partages avec des copines, rajoutés aux discussions, au soutien et à l’affection de mes amies. Les groupes féministes ainsi que certaines relations m’ont réparée de bien des souffrances et m’ont permis d’accroître la confiance et l’assurance dans mes projets et dans moi-même. En résumé, je dois énormément à cette resocialisation et sans elle, je n’aurais jamais pu me développer telle que je suis. Je pense avoir assez parlé (et ce n’est pas fini…) des effets négatifs et inhibants que peut avoir sur soi le fait de se référer prioritairement aux hommes, de compter principalement sur eux, ainsi que d’en attendre beaucoup.

Enfin donc, c’est d’abord dans le rapport à l’autre que se construit l’autonomie, ce qui peut permettre justement de goûter à l’utopie d’une interaction à l’autre existant au-delà de l’exploitation, du besoin, du pouvoir, de l’aliénation, et de la peur de la solitude. Cette nouvelle autonomie repose aussi sur l’idée d’un moi qui serait fondamentalement structuré socialement. Si le patriarcat permet difficilement de concevoir ainsi l’autonomie, c’est parce que nous devons faire un effort d’imagination pour pouvoir penser certaines potentialités humaines qui ne seraient pas construites par la domination, le pouvoir ou la hiérarchie.

L’autonomie n’est pas donnée. Elle est à construire et à créer.

[1] Si vous désirez en savoir plus sur le féminisme radical, je vous conseille vivement la revue Nouvelles Questions Féministes, qui est la plus ancienne et principale revue d’études féministes en langue française, et qui se consacre à la diffusion et au développement de la réflexion née des mouvements féministes – http://www2.unil.ch/liege/nqf/.

[2] Susan Sturdivant, Les femmes et la psychothérapie. Une philosophie féministe du traitement, Pierre Mardaga éditeur, 1992.

[3] Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Côté-femmes éditions, 1992.

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