Splendeurs et misères de la collapsologie – Pierre Charbonnier

Lien vers la brochure en pdf : Splendeurs et miseres

Texte de la brochure :

Les thèses sur l’effondrement prochain de la civilisation industrielle connaissent actuellement une spectaculaire audience. De succès éditoriaux en conférences publiques bondées, leurs promoteurs ont imposé dans le débat un argumentaire choc relayé par d’efficaces vidéos virales diffusées sur les réseaux sociaux. S’appuyant sur des peurs bien réelles et légitimes, ils instillent innocemment un discours survivaliste d’où la politique est absente. Et qui postule que celles et ceux qui s’en sortiront seront les plus adaptés à la condition post-technologique. Une promotion de l’effondrement purificateur à l’attention de communautés averties.

*

Au cœur de la « campagne » en faveur de la prise de conscience de l’effondrement en cours, dont Pablo Servigne est, en France, le principal représentant, se loge un argument simple : l’accumulation des crises écologiques et la pression sur les ressources induite par nos modes de vie conduiront tôt ou tard à l’écroulement des systèmes d’approvisionnement énergétiques et alimentaires, et avec eux, des structures politiques (relativement) stables et pacifiques dont nous jouissons pour l’instant. Une convergence d’indices scientifiques dont les « collapsologues[1] »  prétendent dresser le bilan permet ainsi de confronter la civilisation industrielle à sa fin imminente, laissant derrière elle une nature exsangue et une population traumatisée.

Il est vrai que la rapidité des mutations provoquées par l’activité humaine sur le climat, sur les océans, sur les sols, sur les populations animales, est en train de nous priver de la Terre que l’on avait connue. On ne peut désormais plus compter sur un milieu stable et prévisible, les coordonnées matérielles qui ont longtemps porté nos pratiques et nos aspirations sociales sont en train de se dérober sous nos pieds. Et une confrontation sérieuse avec les faits nous indique que le pacte noué avec la Terre lors de la révolution industrielle doit être intégralement transformé. S’en remettre à la croissance si l’on veut construire des sociétés justes n’est pas illusoire : c’est simplement impossible. Mais accepter cela ne fait pas de vous – ne fait pas de moi – un collapsologue. Car pour beaucoup, ce constat vient à l’appui d’une réorientation des luttes sociales vers un rapport de forces avec les intérêts attachés au règne de l’accumulation et de la production. Du point de vue de ceux-là, dont je suis, c’est la préservation et l’enrichissement de l’espace démocratique qui se jouent dans le freinage de l’économie.

Non, ce qui vous fait entrer dans cette communauté de croyance, c’est au contraire l’idée selon laquelle il faut lâcher prise, abandonner tout espoir et « apprendre à mourir[2] ». Comme tout dispositif révolutionnaire, la pensée de l’effondrement exige de faire du passé table rase, à la différence que cette fois, c’est la catastrophe écologique qui s’en chargera à notre place. Le volontarisme millénariste des grands mouvements émancipateurs n’a jamais rien changé ? Tant pis, car cette fois le jugement viendra de lui-même, dans un fracas qui annonce une nouvelle vie. La collapsologie, comme dispositif de résilience post-traumatique emprunté à la gestion psychologique du deuil[3], ne doit donc pas être confondue avec deux démarches voisines, dont elle tente d’adopter les codes sans en avoir la rigueur ou la profondeur. D’une part, l’étude historique et anthropologique des effondrements culturels, mise en avant par les travaux de Jared Diamond[4], et qui ne comporte pas de diagnostic arrêté sur notre propre civilisation (et encore moins sur le « monde » en général) ; d’autre part, la méditation religieuse ou séculière sur la fin des temps qui, des tapisseries de l’Apocalypse à la pensée de Walter Benjamin, a livré à la culture occidentale certaines de ses œuvres majeures.

La raison catastrophiste de Pablo Servigne et de ses pairs entend nous préparer à des adieux déchirants : le confort fourni par la technosphère et l’abondance matérielle peut rapidement se retourner en cauchemar suite à une réaction en chaîne d’événements qui nous laisseront dépourvus. À moins bien sûr que l’on ne se range parmi les « lucides », parmi ceux qui savent et qui sont en mesure d’anticiper, de s’adapter. Dans leurs grandes lignes, cet argument et ce scénario sont assez anciens : dans les années 1970 déjà, la perspective de la guerre nucléaire et les prévisions du Club de Rome sur l’épuisement des ressources naturelles avaient déclenché ce que Jean-Pierre Dupuy appelait l’« heuristique de la peur[5] ». Comme le note Geoff Mann dans un texte récent, « c’est loin d’être la première fois que le monde est sur le point de s’arrêter[6] ». Il faut dire que la peur est un affect éminemment politique, et que la production de scénarios de fin du monde touche au plus profond de nos systèmes de croyance et de notre attitude à l’égard de l’avenir, du bien et du mal. Les alertes millénaristes ont dans le passé très souvent su obtenir un puissant mélange de ferveur et de soumission, et c’est cette effervescence que les penseurs de l’effondrement veulent reconstituer.

C’est du reste l’une des raisons de leur succès : les collapsologues tirent un profit maximal de la sidération provoquée par le changement climatique et son cortège de catastrophes. Ils se proposent d’écouter et d’accueillir les naufragés de la surconsommation, tous ceux qui subitement regardent leur vie passée comme un mensonge et comme un crime contre la planète. De ce point de vue, la collapsologie se trouve au croisement du développement personnel et de la promotion de la vie simple : entre Boris Cyrulnik et Pierre Rabhi. À moitié marchands du temple, à moitié prophètes, les nouvelles personnalités charismatiques qui s’illustrent dans l’argumentaire de l’effondrement veulent offrir aux âmes errantes de l’âge climatique révélation et lucidité. Mais s’il s’agit d’ouvrir enfin les yeux, qu’y a-t-il exactement de nouveau à voir ? S’agit-il simplement de bénéficier du prestige symbolique d’avoir admis l’inévitable avant les autres, d’avoir accepté l’inacceptable ? Évidemment non, et, comme dans toute bonne prophétie, tout se joue après la fin annoncée.

Plusieurs critiques de la collapsologie se sont déjà formulées : l’affirmation fataliste d’un scénario d’apocalypse est démissionnaire, dépolitisante, elle ferme les yeux sur les multiples effondrements déjà en cours et qui ne suscitent aucune compassion ni réaction, elle ne peut au mieux que faire émerger une figure providentielle autoritaire[7]. Toutes ces objections sont justes, elles sont même essentielles afin d’éviter que les théories de l’effondrement ne monopolisent l’attention et ne parasitent le nécessaire débat sur les rapports entre écologie et justice sociale. Mais puisque ces idées sont là, puisqu’elles ont déjà colonisé l’imaginaire et les affects d’un grand nombre de personnes, voyons de plus près non pas ce sur quoi elles s’appuient, mais ce qu’elles proposent. Prenons au sérieux cet après qu’elles tentent d’investir, prenons au pied de la lettre cette transposition naturaliste des structures archaïques du péché et de la chute.

Le premier volume publié par Pablo Servigne et ses collègues est écrit sur un ton impérieux et menaçant visant à attiser et à collecter les angoisses, quand le second, lui, se charge d’orienter ses lecteurs vers la renaissance, vers l’autre monde. Tels ces born again pétris de culpabilité qui se réconcilient sur le tard avec le Christ, les lecteurs sont menés de la stupeur à la consolation ou, plus prosaïquement, de l’univers de Mad Max à celui de La Petite Maison dans la prairie. Les marchands d’apocalypse investissent donc la trop célèbre (et un peu usée…) crise du progressisme de façon astucieuse. Au lieu de simplement déplorer l’horizon catastrophique que constituerait l’effondrement civilisationnel, ils renversent l’heuristique du pessimisme en affirmant que dans les ruines de nos infrastructures et de nos idéaux se trouve l’opportunité d’un redémarrage radical, d’un salutaire rafraîchissement de nos modes de vie. Reset civilization.

Le choc climatique et les bouleversements écologiques apparaissent ainsi in fine comme une justice immanente : l’effondrement du système industriel va nous débarrasser, brutalement certes, du superflu pour nous forcer à reconnaître l’essentiel. Mais les nouveaux élus ne seront évidemment pas les laissés-pour-compte des dominations politiques et économiques actuelles. Leur portrait transparaît assez bien dans les textes, et l’on y reconnaît les communautés de cultivateurs capables d’autosubsistance qui se mettent en place aujourd’hui à distance raisonnable des lieux de perversion consommatrice. L’effondrement a donc ses gagnants et ses perdants et, sur ce point, ses avocats ont le mérite d’être absolument clairs. Si tout le monde est susceptible de craindre pour son avenir et celui des siens, seuls ceux qui, par héritage ou après avoir « tout plaqué », ont accès à un domaine agricole et aux savoirs permettant de le mettre à profit, pourront s’ajuster aux nouvelles conditions. Car la vie dans les ruines n’a pas la même saveur pour tous : quand elle se manifeste à la plupart sous la forme de la précarité énergétique et de l’exclusion des biens communs (eau, air sain, transports), seule une petite minorité peut convertir cette précarité et ces exclusions en opportunités.

Là encore, il s’agit de ne pas se tromper de cible. Le redéploiement territorial des activités économiques, la conception non productive des liens à la terre, l’émergence de réseaux d’échange locaux – tout cela participe de la réinvention démocratique postcroissance. Des institutions comme Terre de liens, qui facilite l’accès à la terre des jeunes agriculteurs, le syndicalisme agricole et de multiples initiatives agroécologiques, œuvrent à préparer un atterrissage démocratique, irréductible à l’alternative dans laquelle la collaspologie entend nous acculer : la conversion ou la mort. L’enjeu de ces mutations est d’inventer une forme politique susceptible d’épouser les possibilités matérielles du sol, sans les réduire au repli autarcique ni à une cause identitaire. A contrario, la rhétorique de la résilience et de l’entraide développée dans Une autre fin du monde est possible cache mal une conception naturaliste et apolitique des liens de solidarité.

La nouvelle mystique collapsologique n’est peut-être à cet égard que le miroir déformant d’un enjeu historique et politique bien réel. Celui-ci nous reconduit en un sens à Rousseau et à son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Le problème que le philosophe posait alors est troublant par les affinités qu’il entretient encore, par-delà l’histoire, avec notre problème, avec cette purge écologique salutaire vouée à liquider en même temps l’hybris technologique et les idéaux sociaux. En effet, il nous mettait face à un tournant anthropologique, celui que provoquent l’appropriation des terres et la domestication du vivant – en termes contemporains : la « néolithisation des humains ». D’un côté, une humanité généreuse par nature, qui entretient avec son milieu des relations immédiates et équilibrées, et avec son prochain des liens horizontaux de sympathie. De l’autre, la genèse technique et juridique du tien et du mien, qui lui apparaissait à la fois comme une malédiction, notre condition moderne étant marquée par la nostalgie d’un bonheur primitif perdu, et comme le socle de nouvelles nécessités organisatrices. Le tournant anthropologique de la propriété nous condamnait à aménager notre déchéance, afin de ne pas se borner à la regretter, et à nous protéger contre nos propres tendances. La pensée politique moderne, nous dit Rousseau, a consisté à rendre supportable et égalitaire un mode de relation à la nature fondamentalement violent (parce qu’extractif) et inégalitaire (car reposant sur l’exclusion). Dans une république libre, il s’agissait donc d’inventer et de consolider par le droit les règles de la coexistence, qui auparavant découlaient spontanément de la morale.

La collapsologie se glisse sans le dire dans cette mythologie moderne en envisageant astucieusement que le tournant anthropologique décrit par Rousseau pourrait être parcouru à rebours. La catastrophe climatique, dans le dispositif de l’effondrement, c’est d’abord cela : l’opportunité à ne pas manquer d’abolir gaiement l’ensemble des médiations techniques, juridiques, économiques qui alourdissaient notre mode de vie pendant la parenthèse moderne, et de reconquérir la liberté primitive, la seule liberté authentique. Rousseau, dans une intuition grandiose, nous disait : quand change votre relation à la nature, tout change. C’est ce qui nous est arrivé lorsque a été prononcé le « Ceci est à moi » inaugural du Discours, et c’est ce qui nous a obligés à envisager notre coexistence de façon politique. À cela, les collapsologues répondent : puisque la catastrophe va détruire toutes les médiations modernes avec la nature, nous allons enfin pouvoir tout recommencer et reconquérir notre liberté prépolitique.

Fin de l’abondance, de la propriété, de la domination – les ruines n’ont jamais semblé aussi attirantes. Mais ce reboot du système moderne n’est rousseauiste qu’en apparence, puisque la thèse centrale du philosophe consistait à affirmer que les adieux à l’état premier étaient définitifs. L’institution d’une justice sociale conçue comme compensation des tendances violentes et inégalitaires de l’économie était absolument irréversible. Quoi qu’il en soit des modifications ultérieures des rapports au monde, l’apprentissage de la justice constitue le legs de la modernité parce que nous ne reviendrons jamais à un stade où la rareté et la compétition seront éliminées à la racine. Or nous savons déjà que les crises écologiques ne font qu’accroître la rareté, la compétition, les inégalités. Aux bouleversements climatiques doit donc répondre une réflexion sur les instruments de protection contre ces phénomènes, sur nos moyens de faire aboutir de nouvelles demandes de justice dans une nouvelle conflictualité sociale.

La question qu’il s’agit en définitive d’adresser aux avocats de l’effondrement est celle de leur engagement à l’égard de l’avenir. Le débat avec eux ne doit pas concerner la gravité et l’ampleur des bouleversements écologiques et sociaux en cours, car pour l’essentiel, nous sommes d’accord sur le fait que l’agencement des humains et des choses que nous avons connu est en bout de course, ainsi que les formes politiques dominantes qui l’ont accompagné. Ce débat doit concerner la promesse qu’ils font à leurs lecteurs, et qui les engage : que disent-ils aux millions de personnes prises au piège de l’extension urbaine, à celles qui ne peuvent accéder au luxe que constitue trop souvent un mode de vie écologique ? Que disent-ils, surtout, à ceux et celles qui, par exemple, ont été frappés par le cyclone Idai au Mozambique au printemps dernier ? Peuvent-ils se contenter de leur dire que faire face à une catastrophe est une affaire de « cheminement intérieur[8] »? Autrement dit : vont-ils se montrer à la hauteur des affects qu’ils soulèvent et mobilisent, vont-ils assumer la responsabilité qui découle de leurs annonces ?

[1] Le terme est introduit par P. Servigne et R. Stevens dans Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, Paris, 2015.

[2] J’emprunte la formule à R. Scranton, Learning to Die in the Anthropocene, City Lights, San Francisco, 2015.

[3] Cette fois on se réfère à P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Seuil, Paris, 2018.

[4] J. Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, Paris, 2006.

[5] J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Paris, 2002.

[6] G. Mann, « Doom », Keywords in Radical Geography. Antipode at 50, Wiley, 2019, p. 93.

[7] Voir notamment le texte de B. Zitouni et F. Thoreau, <www.entonnoir.org/2018/12/13/contre-leffondrement>, et celui de J.-B. Fressoz, <www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologieun-discours-reactionnaire_1690596>.

[8] P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, op. cit., p. 272.