Les sorcières comme figures écoféministes contemporaines – Camille Ducellier

Lien vers la brochure en pdf : Les sorcières comme figures écofémininistes contemporaines

Texte de la brochure :

Interview de Camille Ducellier sur le site Deuxième Page
10 novembre 2017

Rencontre avec la réalisatrice et plasticienne Camille Ducellier, dont l’œuvre s’intéresse aux corps, aux sorcières contemporaines, mais aussi à la sensibilisation de chacun·e à d’autres réalités. À d’autres vies, d’autres voix.

Au centre de la création de Camille Ducellier, il y a les corps. Elle les envisage sous l’œil de sa caméra – étrange prolongement du sien – dans toute leur diversité. Pour elle, au-delà de sa fascination même de la chair, il s’agit d’« échapper à cette standardisation qui gagne nos existences ». Dans ce qu’elle présente, mais aussi dans la manière dont elle le présente, il y a chez l’artiste une multiplicité et une connectivité qui dépassent parfois le médium. Croiser les formes concrètes (la peinture, l’art interactif, le documentaire) lui permet de croiser les voix. D’enrichir le sens.

Féministe ascendant écoféministe, queer, militante, et vouant une passion toute singulière à la figure de la sorcière d’antan et d’aujourd’hui, Camille Ducellier est une créatrice composite. Bien que le documentaire soit son format de prédilection, elle ne peut s’empêcher de lui faire dépasser sa propre définition. Ce franchissement permanent – des limites, des identités, des formats – donne à son travail une singularité devant laquelle il est impossible de rester indifférent-e-s.

En ce moment, elle autoproduit une série intitulée SALVIA (« comme la sauge », m’a-t-elle précisé). Une fois de plus, elle se fascine pour les croisements complexes des existences et décide de nous immerger pour une nuit et un jour dans la vie d’une sorcière contemporaine. Si les deux premiers épisodes sont actuellement diffusés dans des festivals (Sorcière queer et Sorcière wicca), elle ne dispose pas pour l’instant de l’argent nécessaire pour réaliser les quatre autres. Cette dure recherche de financement fait aussi partie de sa réalité, en tant que réalisatrice engagée. En tant que femme.

 

 

Peux-tu te présenter rapidement, nous dire d’où tu viens, ce que tu fais ?

Je suis plasticienne et réalisatrice. Les deux métiers sont liés. J’aime tisser des liens entre la matière et la lumière. Bien que mon travail ait pris racine dans les arts, je me suis peu à peu orientée vers une approche hybride, entre arts plastiques et cinéma. J’ai progressivement favorisé l’art documentaire qui est le noyau de ma démarche. J’en réalise depuis dix ans, qu’ils soient linéaires, interactifs ou transmédias. Peu importe les formes, c’est avant tout le corps, ses mutations, ses hésitations, ses frontières qui sont au centre de tous mes projets.

L’évolution de mes démarches ces dernières années est plus orientée vers le Web documentaire, l’art interactif et la réalité virtuelle. À la suite de mon passage au Fresnoy (studio national des arts contemporains) en 2010-2011, j’ai pu poursuivre dans le domaine des hybridations formelles en m’appuyant sur de nouveaux médias et de nouvelles technologies.

La sorcière contemporaine concentre aussi beaucoup ton attention.

Oui ! Depuis 2009, je réfléchis en effet autour de cette figure singulière, ce qui s’avère finalement assez logique. Mon intérêt personnel et artistique pour les sorcières modernes découle de mon travail autour des corps, des genres et des féminismes. Les films Sorcières, mes sœurs (2010) et Reboot ME (2016), la série Salvia (2016), les docus sonores Le Guide du voyageur astral (2015) et La Lune noire (2016) participent d’un même cycle thématique autour de cette figure.

Pourquoi cet attachement tout particulier au format documentaire ?

Personnellement, je suis toujours profondément bouleversée lorsque j’en vois un bon, comme si une histoire réelle me troublait davantage qu’un récit incarné par des acteurs-rices. Mais sans tomber dans cette binarité absurde docu/fiction, avant tout, il y a le film. Et la façon dont il est élaboré varie : l’enquête menée, l’importance des rencontres, la place à l’improvisation, le travail avec des acteurs-rices ou des non professionnel-le-s, l’utilisation de décors naturels ou construits, etc. Disons que j’aime partir des rencontres et de mes propres expériences pour créer une fiction du réel. J’ai plus de mal à construire une narration à partir de mon imaginaire. C’est juste ça, je pense.

Tu l’as mentionné précédemment : peux-tu m’en dire plus sur Reboot ME et sa genèse ?

Reboot ME est un « Web art divinatoire documentaire ». Vaste concept ! Plus concrètement, il s’agit d’un site Internet sur lequel on peut vivre une expérience divinatoire et documentaire basée sur un tirage de cartomancie. Les cartes choisies sont remplacées par de courtes vidéos. Et le résultat est un film aléatoire, qui fait office de réponse à toutes les questions.

C’est un projet né d’une envie de créer un art divinatoire, qui croise à la fois une perspective féministe queer, une approche documentaire et une dimension technologique.

Il était nécessaire pour moi de repenser la terminologie de la divination, parce que j’aime explorer les formes documentaires, parce qu’il n’y a pas de raison que les sorcières ne soient pas à la pointe de la technologie, parce que j’aime créer des liens entre des choses apparemment séparées. Reboot ME représente beaucoup de travail. Il résiste constamment à sa propre fin, en traversant continuellement des phases de renaissance. [Le projet est accessible en ligne.]

Peux-tu expliciter la  perspective féministe queer ? Est-ce lié à cette volonté de « créer des liens entre des choses apparemment séparées » ?

Absolument. Cela signifie que j’ai porté une attention particulière à penser les oracles de Reboot ME comme des supports d’identifications variés : plusieurs formes de féminité et de masculinité circulent entre les quatre oracles.

Comme le jour devient nuit peu à peu, le féminin et le masculin ne sont envisageables pour moi que lorsque l’on observe les dégradés successifs, les nuances, les mouvements. Pourtant, ces polarités sont des catégories socialement hiérarchisées, et c’est important également d’avoir cette conscience politique pour lutter contre cette réalité patriarcale au sein d’une pratique artistique.

Peux-tu me parler de l’influence de la sorcière américaine Starhawk sur ton travail, et expliquer un peu qui elle est pour celles et ceux qui ne la connaîtraient pas ?

Starhawk est une autrice, activiste, organisatrice de rituels, prêtresse et sorcière. Elle est fascinante. Ses écrits et la nature de sa démarche de reclaiming (« réappropriation » ou « revalorisation », ndlr) de la figure de la sorcière ont compté dans l’évolution de mon travail ces dernières années.

Dans son livre Rêver l’obscur, elle a particulièrement bien articulé la possibilité de relier le spirituel au politique à travers la pratique de rituels notamment. Son œuvre m’a certainement poussée sur un chemin artistique que j’avais plutôt emprunté intuitivement qu’intellectuellement. Non seulement ses écrits sont incroyables, mais sa personnalité aussi, et la manière dont elle envisage le « pouvoir » est passionnante. Elle parle d’un « pouvoir-du-dedans » par opposition à un « pouvoir-sur », celui que l’on subit malheureusement trop souvent.

Tu expliques que tu envisages « la figure de la sorcière comme une alliée politique ».

Oui, parce que la sorcière est une figure historique représentant des femmes affranchies, indépendantes, subversives, dangereuses, brûlées sur les bûchés des inquisiteurs. C’est donc un symbole pour beaucoup. C’est un trauma culturel dans notre histoire qui demande à être soigné. Et puis, cette figure nous rappelle les liens invisibles entre les mondes, nos connexions possibles à la nature et aux pratiques païennes et préchrétiennes, ainsi que notre capacité à sortir d’une rationalité de principe. Elle permet un trait d’union entre les mondes et entre les âges, donc, à maints égards, c’est une ressource, une alliée pour repenser notre histoire.

Tu as rencontré cinq sorcières contemporaines pour Sorcières, mes sœurs. Pourquoi ce choix ?

Il s’est fait progressivement, au fur et à mesure de mes recherches et rencontres, mais l’équilibre entre elles au sein du film a aussi été important dans cette décision. J’ai cherché avec ces femmes − que je connaissais déjà ou que j’avais sollicitées au préalable − une mise en scène adéquate correspondant à leur geste de sorcière, la manière dont cette figure s’incarne dans leur vie.

Et pourquoi la pellicule ?

L’un de mes rêves, sur le plan artistique, était de tourner en 16mm. Les documentaires féministes, militants, politiques sont souvent peu valorisés, et financièrement fragiles. Ils sont parfois limités formellement, ou alors, au contraire, transcendent ces restrictions. Apporter un soin formel pour ce projet était l’une de mes motivations.

La pellicule est charnelle, le bruit du moteur au tournage est impressionnant, la découverte de ce que tu as tourné est magique, la projection peut être dangereuse, et le format carré 16mm convient bien aux visages. Pour toutes ces raisons, et bien plus encore, il me paraissait évident d’utiliser un support inflammable pour révéler le visage de ces cinq sorcières.

As-tu un souvenir marquant qui se détache de ces rencontres ?

Ma rencontre avec Thérèse Clerc a été particulièrement touchante. Je l’ai contactée sur une intuition. Je connaissais déjà la maison des Babayagas, qui est une maison de retraite autogérée par les résidentes. En la rencontrant, nous avons longuement discuté de mon projet, de la figure de la sorcière, de son parcours de féministe, et c’est ainsi qu’elle m’a proposé de parler de la sexualité des vieilles, et notamment de la masturbation. Je n’aurais jamais pensé à filmer une scène de masturbation si, au gré de nos réflexions, nous ne l’avions pas imaginée comme un acte politique. J’étais seule durant le tournage, avec le son défilant dans mes oreilles. C’était extrêmement émouvant.

La sorcière est-elle la figure ultime de l’intersectionnalité : anticapitaliste, antipatriarcale, indépendante, etc. ?

Ultime, je ne sais pas, mais elle canalise en effet diverses transgressions possibles. C’est pour cela qu’elle doit garder sa puissance et sa charge politique. Je fais justement attention, dans mon travail, à ne pas édulcorer ou folkloriser cette figure.

Dans tes créations, tu mêles enjeux sociaux, économiques, écologiques et politiques. Quel est ton processus créatif ? Qu’est-ce qui motive l’aboutissement de tes projets ?

Dans chacun d’eux, il y a des motivations conscientes qui sont souvent liées à l’envie de donner un espace de parole à des individu-e-s en marge, d’une manière ou d’une autre. Plus largement, ma démarche s’inscrit dans la perspective de transmettre la variété des corps, des sexualités et des genres que chacun-e peut endosser en toute liberté. Il y a certainement des enjeux inconscients qui traversent également chaque projet que j’aurais du mal à rendre lisible ici, mais je ne crois pas échapper au besoin de sublimer mes propres démons à travers une pratique artistique.

Les enjeux sociaux, féministes et écologiques sont présents dans mon filtre de lecture et d’analyse, donc ils imprègnent nécessairement mes projets, mais ce sont avant tout les rencontres qui les font naître.

Te définis-tu comme écoféministe ? 

J’ai trop de respect pour les pratiques écoféministes pour me désigner ainsi, mais je suis très attentive aux croisements entre féminisme, écologie et utopie, et le mouvement écoféministe m’inspire beaucoup.

Est-ce compliqué de faire un travail engagé dans ton milieu en France ?

À partir du moment où l’on s’engage dans un travail artistique sans vouloir s’adapter aux tendances, en suivant son propre rythme, il y a des possibilités d’être confronté à divers freins, personnels et institutionnels. En tant que réalisatrice féministe queer, je ne suis pas aidée, et j’ai souvent du mal à financer mes projets. Je dois parfois renoncer à certains projets qui ne trouvent pas écho, dans leur propos comme dans leur forme, auprès de commissions. Mais j’essaie de ne pas trop me focaliser là-dessus pour rester concentrée, optimiste, et ruser du mieux que je peux pour concrétiser mes projets en devenir.

Penses-tu que les choses dans le secteur du cinéma vont en s’arrangeant ou qu’elles n’ont finalement pas trop bougé ?

Cela a certainement changé, mais il reste énormément de boulot. Il suffit de voir la proportion de films réalisés par une femme chaque année pour constater le chemin qu’il reste à parcourir. Et je n’ose pas imaginer pour les réalisatrices et actrices racisées, pour lesquelles les opportunités restent extrêmement rares et circonscrites à de la figuration ou des seconds rôles.

Il y a un pan pédagogique dans tes œuvres (les films d’atelier S comme sexisme, Bachi-Bouzouk et Parlez vous avec les plantes ?, ndlr). Est-ce une part importante de ta démarche ?

Le travail artistique que je mène en milieu scolaire est vraiment très important et politique. C’est probablement l’endroit où je suis le plus sûre de la nécessité de ma présence. Ils arrivent toujours à me surprendre par leur terrible homophobie comme par leur étonnante souplesse, et c’est un challenge palpitant de mener une classe vers ces questionnements. En plus du côté humain, la relation apporte souvent des résultats plastiques surprenants comme le docu Bachi-Bouzouk avec des jeunes marins ou bien le film expé Parlez-vous avec les plantes ?, réalisé par grattage sur pellicule.

Que retiens-tu de ces rencontres ? Au-delà de la nécessité, sens-tu que les choses évoluent grâce à ce genre d’initiative ? 

Oui, heureusement. Il y a toujours quelques jeunes qui sont bousculé-e-s et remis-e-s en question par ma présence, et surtout par les films que l’on regarde ensemble. L’analyse de films, de séries, de pubs et de clips fonctionne très bien pour comprendre et arriver à décrypter les stéréotypes de genre. J’adore bosser avec les ados, et je suis convaincue que le travail de sensibilisation aux diverses discriminations – sexisme, racisme, homophobie… – sous la forme artistique est capital.