Récits de soi à la télévision témoignages intimes de « filles-mères » dans les années 1960 et 1970 – Clara Gautier

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Texte de la brochure :

Pour beaucoup, elles ont longtemps illustré celles que l’on appelait couramment « les mauvaises filles » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Véronique Blanchard et David Niget, Mauvaises filles : incorrigibles et rebelles[1].

Les jeunes mères célibataires, autrement dit les « filles-mères » représentaient pour la société française les coupables idéales qui devaient affronter, seules, le poids de « la faute », celle d’avoir couché avant le mariage. Dans les années 1960 et 1970, ce sujet restait un tabou, on ne souhaitait pas se marier avec une fille-mère, que l’on préférait ignorer et éviter. Isolées et rejetées par leur entourage, elles ont pourtant accepté de se confier à la télévision au sein d’émissions-documentaires questionnant leurs parcours, leurs regrets et leurs espoirs.

A cette période, l’intime à la télévision était devenu peu à peu un sujet courant. Véritable fenêtre sur le monde, l’objet télévisé semblait être, plus que n’importe quel autre outil, en mesure de « filmer le vrai », autrement dit les vies des gens ordinaires. La sexualité des jeunes se développait, on revendiquait le droit à disposer de son corps et l’accès à la contraception. Cependant le nombre de mères célibataires ne cessait d’augmenter. Cette contraception, qui n’était pas encore suffisamment bien contrôlée ni accessible à l’ensemble des jeunes femmes, entraîna une augmentation des cas de jeunes filles enceintes sans avoir été préparées ni informées des dangers. L’avortement, s’il était envisagé, restait à la portée de celles qui avaient pris conscience suffisamment tôt de leur grossesse et qui disposaient des moyens financiers pour organiser un déplacement à l’étranger.

La majorité des jeunes femmes représentées dans ces émissions-documentaires se sont ainsi retrouvées seules et isolées pendant leur grossesse. Elles illustrent le cas de 60% des jeunes femmes de 18 et 19 ans devenues enceintes dans les années 1960 en étant célibataires au moment de la conception[2]. Si la majorité d’entre elles se mariaient avant la naissance, d’autres se retrouvaient seules à élever leur enfant, ne disposant même pas du statut de cheffe de famille[3]. Cette situation alarmante a éveillé l’intérêt des programmateur.rice.s d’émissions télévisées. Voici donc trois histoires, trois témoignages de vie de jeunes femmes devenues mères trop tôt dans les années 1960 et 1970. Dans le cadre de ces entretiens menés avec ces mères célibataires à la télévision, ces femmes interrogées sont des anonymes issues de milieux sociaux différents, partageant en commun l’isolement, la précarité et très souvent l’abandon de l’entourage familial. Si elles acceptent finalement de se confier, c’est pour se soulager d’un poids et pour représenter publiquement ces femmes trop peu entendues à la télévision.

L’expérience de l’hôtel maternel

En 1968, l’émission Zoom est la première dans l’histoire de la télévision à consacrer un sujet entier à l’éducation sexuelle[4]. La première interview filmée est celle d’une jeune femme, une mère célibataire qui a souhaité garder l’anonymat. Elle est ainsi filmée de profil derrière un voile, presqu’immobile, les spectateur.rice.s ne connaîtront d’elle que sa voix. Elle raconte être devenue enceinte accidentellement, inconsciente des dangers : « on ne m’avait pas prévenue ». Au moment des premiers symptômes, elle songe à une crise de cœur et c’est lors d’une consultation chez son médecin qu’elle apprit sa grossesse à l’âge de 19 ans. A partir de cet instant, elle se retrouva seule, isolée dans Paris : « Tout ce que je sais, tout ce que j’ai appris, je l’ai appris par moi-même, à partir de ce moment-là ». La jeune femme sortait tout juste de la pension religieuse, où elle avait suivi le collège, et au sein de laquelle personne n’abordait ces sujets-là, « même pas les règles ». Elle entra donc dans ce qu’elle nomme une « maison maternelle » qui était un établissement généralement privé où l’on accueillait des jeunes filles enceintes et isolées qui participaient à la vie de la maison et travaillaient jusqu’à terme. Une fois l’enfant né, ce-dernier était gardé par des gynécologues ou des infirmières présentes sur place le temps que la jeune mère parvienne à trouver un travail et à subvenir seule aux besoins du nouveau-né. C’est ainsi qu’on définit ces « maisons maternelles » ou « hôtel maternel ». En réalité le confort et le soutien apportés aux jeunes femmes dépendaient des établissements, le téléfilm Elles… Les filles du Plessis diffusé en 2016, dont l’histoire est tirée de faits réels, dépeint ainsi une toute autre image de ces maisons[5].

La jeune fille raconte avoir mené une « vie très triste ». En tant que mère célibataire sans emploi elle ressentit le poids de la faute et la honte : « on y est mal reçu, on a toujours l’impression d’être un numéro, d’être encore une […] certaines maisons étaient religieuses, alors il a fallu dire des chapelets le soir à genoux, réparation pour demander pardon, c’est toujours le côté de la faute qui apparaissait ». Cependant, au sein de ces établissements, elle connut des filles bien plus jeunes : « je vivais l’attente de cet enfant, tandis que j’ai vu des filles de 12, 13 ans absolument inconscientes, qui jouaient à la marelle, qui sautaient à la corde, qui ne réalisaient absolument pas qu’elles attendaient un enfant. »

L’incapacité à élever seule son enfant

Le 13 mai 1970, l’émission Les femmes… aussi produite par Eliane Victor s’intéressa aussi au sujet des mères célibataires et présenta le cas de « Marie et Bernadette, deux mères comme les autres »[6]. Dans le cadre de cet article, j’ai choisi de m’intéresser davantage à Marie, qui par son expérience de la solitude et de l’isolement n’a pu subvenir au besoin de son enfant et en perdit la garde.

L’émission débute par les mots de la journaliste : « Cette jeune femme est une mère célibataire, l’une de celles que l’on appelait il n’y a pas si longtemps des « filles mères », une évolution s’est faite, on a essayé de mieux les comprendre, de mieux les aider, mais en 1970, les préjugés ont-ils vraiment disparu ? »

Marie apparaît à l’écran seule, dans un plan d’ensemble en extérieur, presqu’imperceptible elle évolue dans un paysage enneigé, entourée de colonnes noires, qui placées symétriquement à la verticale, lui dessine un chemin. Marie s’approche peu à peu de la caméra, on la présente ainsi : « Marie, 32 ans, un garçon de 12 ans, Jean-Michel, qui depuis près de 2 ans ne vit plus avec elle, il a été confié à une maison d’enfants. Motif : l’amour trop exclusif de sa mère. Marie est ouvrière dans une usine électronique de la banlieue de Grenoble. » Le réalisateur Francis Bouchet la filme chez elle, dans sa cuisine, elle effectue devant lui des gestes qui semblent être quotidiens, presque mécaniques. On la suit dans les différents lieux qui constituent ses journées habituelles ; Marie se lève très tôt pour se rendre à l’usine, il n’y avait pas de place dans sa vie pour un enfant : « Quand Jean-Michel était avec moi, c’était toute une histoire. Il attendait au moins une heure avant de partir à l’école, il ne faisait rien. »

Elle aussi raconte qu’à 19 ans, lorsqu’elle commença à sortir, elle était « naïve », « fleur bleue ». Elle ne peut affirmer avoir aimé le père de Jean-Michel, « je manquais certainement d’affection et de soutien chez mes parents, alors il me fallait quelqu’un qui me console ou je ne sais pas… ». Lorsqu’elle lui envoya une lettre ainsi qu’une photo du nouveau-né pour le prévenir de sa grossesse, elle ne reçut aucune réponse de sa part. Filmée en très gros plan, assise dans sa cuisine, elle se livre, pleurant parfois, sur la dépression qu’elle vécut pendant sa grossesse : « ça a été atroce. Mon père, évidemment, ne voulait pas de cet enfant pour ce qu’il représentait et puis moi au contraire, je n’avais plus que lui […] la vie était vraiment un trou noir et très profond, je pensais ne jamais en sortir ».

Une fois Jean-Michel né, lorsqu’elle réussit finalement à habiter avec lui et à travailler, elle raconte s’être « consolée avec lui », et cet enfant « ne jouait pas, n’allait pas avec d’autres garçons, [il] restait à la maison, [il] m’aidait toujours à faire la moindre petite chose ». Du fait de cet amour trop fort et de cet étouffement, Jean-Michel fut confié à une maison d’enfants.

Affronter les préjugés et le regard d’autrui

En 1974, le programme Arguments consacre son sujet d’émission à l’ « Histoire d’une faute » et interroge ainsi plusieurs mères célibataires[7]. Le reportage commence par des images successives de petits villages de province, en voix off le journaliste prononce ces mots : « Il faut que votre vie soit droite, droite comme les rues, ordonnées comme les maisons. »

Marie-Françoise est l’une d’entre elles, venant d’une famille bourgeoise, il fut difficile pour elle d’annoncer sa grossesse à seulement 18 ans. Elle tenta de la cacher pendant plusieurs mois, serrant très fort son ventre avec de « grandes bandes élastiques qui […] faisaient très mal ». Elle raconte avoir prévenu ses parents au téléphone, et être restée ensuite enfermée chez eux pendant quelques mois. Lorsqu’ils ont cherché à se rendre en Suisse pour avorter, il était trop tard. Il ne fallait surtout pas que « les gens du pays » soient au courant de la situation de Marie-Françoise, d’autant plus qu’elle ne souhaitait pas se marier avec le père de son enfant, déjà engagé dans d’autres fiançailles. Elle affirme à son propos : « c’était un ami d’enfance, mais je n’avais pas d’idée de mariage ».

Au-delà de la grossesse prématurée, ce qui gênait terriblement ses parents était bien sûr son refus catégorique de se marier, « je n’étais pas une femme pour eux tant que je n’aurai pas été mariée ». C’est pour cette raison qu’ils la renvoyèrent à Rennes travailler, une fois né, l’enfant fut placé en nourrice : « ce n’était plus mon gosse, c’était un inconnu ». Cette période fut, pour elle, éprouvante ; Marie-Françoise raconte sa fermeture au monde, son isolement, sa solitude. Face caméra, en plan rapproché, elle avoue avoir été traitée à plusieurs reprises de « putain ».

Lorsque Marie-Françoise se confie à la télévision, plusieurs années sont passées, elle se livre avec détachement sur cette période. Elle a peu à peu fini par ne plus sentir aucune trace de culpabilité, et ce grâce à un homme qu’elle rencontra et qui accepta sans jugement son enfant. A la fin de la séquence, Marie-Françoise est convaincue de l’utilité de son témoignage, fait pour soulager le poids de la honte et de la solitude trop souvent ressenti, et permettre à d’autres jeunes femmes d’affronter la culpabilité et l’isolement en se confiant plus librement.

Edgar Morin définissait, dans son article « L’interview dans les sciences sociales et à la radio-télévision »[8], l’interview-confession comme une plongée intérieure, il ajoutait aussi que toute confession, si elle peut parfois être vue comme « un strip-tease de l’âme fait pour attirer la libido psychologique du spectateur », est aussi et avant tout « plus profonde que tous les rapports humains superficiels de la vie quotidienne ». C’est ainsi tout l’intérêt qu’ont représenté ces émissions-documentaires : se confier pour mieux se libérer, intervenir dans l’espace public par l’image et par l’intermédiaire de ce nouveau média télévisé pour être davantage reconnue.

Les récits de vie de ces mères célibataires furent essentiels puisqu’ils ont permis de mettre en avant les discriminations dont elles étaient victimes, ainsi que le manque de moyens et d’aides apportées par l’Etat vis-à-vis de ces familles monoparentales de plus en plus nombreuses dans la société française.

[1] Véronique Blanchard, David Niget, Mauvaises filles : incorrigibles et rebelles, Paris, Editions Textuel, 2016, p.191

[2] Desplanques Guy, de Saboulin. Première naissance et mariage de 1950 à nos jours. In: Espace, populations, sociétés, 1986-2. Visages de la population de la France – Faces of french population [Changements démographiques et géographiques de la population de la France. Poitiers novembre 1985.] pp. 47-55.

[3] Depuis 1956, l’article premier du Code de l’action sociale et de la famille définit la famille à travers le mariage.

[4] 13/02/1968, 2e chaîne, A propos de l’éducation sexuelle. Zoom. 59 min 53.

[5] Elles… Les filles du Plessis, téléfilm réalisé par Bénédicte Delmas, 2016.

[6] 13/05/1970, 1e chaîne, Marie et Bernadette deux mères comme les autres. . 45 min 26.

[7] 07/08/1974, 1e chaîne, Histoire d’une faute. Arguments. 47 min 24.

[8] Edgar Morin, « L’interview dans les sciences sociales et à la radio-télévision », Radio-télévision : réflexions et recherches, 1966, p. 59-73.