Genre et historiographie anarchiste – Judy Greenway

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Texte de la brochure :

En 1876, la féministe anarchiste américaine Angela Heywood, critique acharnée de ce qu’elle a par la suite appelé le “il-isme rampant”, écrit au sujet du potentiel de transformation sociale d’un courant politique qui prenne en compte les femmes :

La connaissance avouera son ignorance de nous ; des livres (simplement parce que ce sont ses livres à lui) s’avanceront de leurs étagères renfoncées et tomberont de honte […] d’être des livres […] Les guerres entre les yeux et les idées des hommes et des femmes deviendront uniques et vivifiantes[1]

Dans cet esprit de critique optimiste je souhaite poser des questions fondamentales pour toute personne qui essaie d’écrire sur l’histoire de l’anarchisme et/ou d’écrire de l’histoire en tant qu’anarchiste.

Je tirerai des exemples de mes recherches historiques sur l’anarchisme et le genre en Grande-Bretagne et de ma propre expérience en tant qu’anarchiste et féministe. Bien que l’histoire des politiques de genre anarchiste soit différente des politiques de genre de l’écriture de l’histoire anarchiste, j’espère montrer que les deux sont intimement liées.

Les meilleurs exemples d’histoires anarchistes sont capables de suggérer de nouvelles façons de comprendre les théories et pratiques anarchistes, remettre en cause les orthodoxies du moment, fournir des histoires qui nourrissent nos imaginations. Mais, comme la citation de Heywood implique, les histoires anarchistes peuvent reproduire l’ignorance et celle-ci, comme le fait remarquer la philosophe Marilyn Frye,

n’est pas un état passif [mais] le résultat complexe de nombreux actes et de nombreuses négligences […] Il faut entendre le fait d’“ignorer” activement quelqu’un dans le mot ignorance.[2]

Plutôt que de critiquer des auteurices ou des publications spécifiques, cependant, je souhaite dans cet article lancer un débat sur des principes généraux. Je vais définir quelques problèmes et questionnements puis m’atteler à imaginer comment de nouveaux genres d’histoire pourraient être produites.[3]

Écoutons des femmes parler de leur expérience de l’anarchisme en Angleterre :

  • Les hommes s’assoient et philosophent, pendant que les femmes font le travail.[4]
  • Je déteste faire la vaisselle pendant que les hommes restent assis à fumer et à régler les problèmes de l’univers.[5]
  • Au sein du groupe je me sentais spectatrice […] ce sentiment un peu étrange de n’être en quelque sorte pas là, pas de la façon dont les hommes sont là.[6]
  • Je suis entrée dans la pièce et il y avait huit hommes et j’étais la seule femme. […] J’ai demandé : “ Excusez-moi, où sont toutes les femmes ? ” Et ils ont dit : “ Elles sont dans le mouvement des femmes. ” Et les discussions ont repris là où elles s’étaient arrêtées […] rien ne change.[7]
  • Le mouvement anarchiste n’est pas neutre. Nous sommes fatiguées de nous entendre dire que les anarchistes n’ont pas besoin d’être féministes, parce que “ l’anarchisme présuppose le féminisme ”.[8]
  • Si l’on commence avec les choses immédiates et personnelles, de plus en plus d’opportunités se présenteront probablement […] Je souhaite exprimer [l’anarchisme] dans ma vie.[9]

L’auteure de cette dernière citation, de 1912, a été accusée d’individualisme. Ces voix s’étalent sur cent ans, jusqu’en 2009, et les thèmes récurrents sont frappants : le sentiment d’être en minorité ; la division sexuelle du travail ; le fait de se sentir invisible ; la volonté de changement des femmes et la réticence des hommes à prendre les problèmes des femmes au sérieux. Ce ne sont pas là des problèmes spécifiques à l’anarchisme, mais ils ont une résonance spéciale dans le cadre d’un mouvement politique censé s’opposer à toute forme d’oppression et de hiérarchie. Et, même si les comportements sexistes et machistes doivent être dénoncés, les problèmes structurels plus profonds doivent être pris en compte si l’anarchisme veut attirer davantage les femmes.

Lors de la Conférence du Mouvement Anarchiste de l’année dernière à Londres, un groupe de féministes anarchistes ont fait une intervention contre la domination des hommes sur le mouvement.[10] Leur colère et leur désillusion ne sont pas nouvelles. Au début du vingtième siècle, en Angleterre, de nombreuses femmes anarchistes trouvèrent que le féminisme insurgé de cette période leur offrait quelque chose dont elles avaient besoin : elles ne s’intéressaient peut-être pas au suffrage des femmes, mais elles s’intéressaient à la lutte pour l’émancipation des femmes. Pour elles, il n’y avait pas de choix à faire entre anarchisme et féminisme, elles avaient besoin des deux.[11] Durant les années 1970, des groupes et des journaux anarchistes féministes virent le jour au sein du mouvement de libération des femmes. Certaines femmes qui s’y impliquèrent découvraient l’anarchisme ; d’autres abandonnèrent les groupes anarchistes mixtes dans lesquelles elles s’étaient senties ignorées, réduites au silence et parfois exploitées. Quelques une d’entre nous, suivant notre optimisme plus que notre expérience, essayèrent de rester actives dans les deux types de groupes. Le féminisme nous a offert de nouvelles manières de penser nos expériences et la montée de l’histoire des femmes inspira certaines d’entre nous et nous poussa à étudier l’histoire des femmes dans le mouvement anarchiste, dans le but de mieux comprendre notre propre situation.[12]

Peut-être que l’anarchisme embrasse en théorie les femmes mais, en Angleterre du moins, les femmes n’embrassent généralement pas l’anarchisme. Dans tous les groupes et toutes les réunions anarchistes où je suis allée pendant plus de quarante-cinq ans, les femmes étaient une minorité, souvent une petite minorité. Les espaces textuels de l’écriture de l’histoire anarchiste sont la réplique des espaces physiques du mouvement anarchiste. À quelques heureuses exceptions près, là aussi, les femmes sont souvent mises en minorité, subissent une ségrégation, sont réduites au silence ou ignorées[13]. Alors que l’historiographie féministe s’est largement développée depuis les années 1970, l’histoire anarchiste a en général tardé à s’intéresser à ces nouveaux développements. Même avant de commencer à lire, regardez les listes d’auteurEs et d’intervenantEs dans les conférences, regardez les index, les intitulés de chapitres et de sous-parties, regardez les bibliographies :

Excusez-moi camarades, où sont toutes les femmes ?

La partie suivante de l’article décrit quelques différentes approches d’historiographie féministe, en notant particulièrement l’intérêt qu’elles représentent pour les historienNEs anarchistes.

 

 

Historiographies féministes

L’approche additive

L’approche additive est habituellement prise comme point de départ pour essayer de remédier aux exclusions de l’histoire. On perçoit des manquements d’éléments importants des histoires existantes, auxquels une nouvelle histoire viendrait ajouter ces éléments : il s’agit de “ redonner aux femmes leur place légitime dans l’histoire ” selon la formule consacrée. Au départ, l’accent est souvent mis sur des individus, souvent à la recherche, sinon d’héroïnes, tout du moins de femmes qui étaient les précurseures des questionnements féministes actuels. Dans l’histoire anarchiste, cette approche tente d’ajouter des personnages tels qu’Emma Goldman ou Voltairine de Cleyre au corpus des anarchistes importants. (Je reviendrai plus loin à la question de l’“ importance ”.) L’intérêt de cette approche est qu’en plus de (re)découvrir des personnalités jusqu’alors négligées, elle soulève la question du processus de création d’un corpus de classiques. Quand elle est bien menée elle peut également démontrer quelque chose au sujet des processus d’ignorance et d’oubli.

Le court-circuit Emma Goldman

Dans l’écriture de l’histoire anarchiste, la personnalité qui a le plus bénéficié de l’approche additive est Emma Goldman. Seule de ces femmes connue en dehors des cercles anarchistes, son travail a été largement réédité au début du mouvement de libération des femmes et de nombreux livres et articles lui ont été consacrés, depuis lors ; en fournir une analyse demanderait bien plus d’espace que ce que j’ai ici. Mais je souhaite souligner comment l’invocation du nom “ Emma Goldman ” est utilisé pour clore les débats sur le féminisme anarchiste – c’est ce que j’appelle le court-circuit Emma Goldman.

Plus d’une fois, j’ai entendu des commentaires tels que : “ Bien entendu, Emma Goldman avait déjà tout dit. ” De telles remarques ne sont pas faites par respect envers Emma Goldman, mais par manque de respect pour ce qui se dit aujourd’hui. Cela implique qu’après Emma Goldman, il n’y a plus rien à dire (ou à entendre) sur le féminisme. En effet, un livre récent prétend qu’avant Emma Goldman, le féminisme était sans intérêt pour les anarchistes car il ne s’occupait que du droit de vote. En réalité, les mouvements féministes multiples de l’époque et de la zone géographique d’Emma Goldman traitaient d’une gamme de problèmes très vaste et, comme mentionné ci-dessus, comptaient de nombreuses femmes anarchistes dans leurs rangs.

Les relations de Goldman elle-même avec les féministes et le féminisme étaient profondément ambivalentes. Sa critique du mouvement des femmes de l’époque ne reconnaît ni sa diversité ni sa complexité : en se projetant comme la pionnière de l’émancipation véritable, elle rend les autres féministes anarchistes invisibles. L’utiliser aujourd’hui pour attaquer le féminisme anarchiste renforce cette invisibilité. Le féminisme anarchiste n’a pas vu le jour et n’est pas mort avec Emma Goldman. Même si le fait même de pointer cela du doigt aide à garder son nom au premier plan, on s’interroge ici sur son rôle dans l’historiographie anarchiste (et l’argumentaire anti-féministe).

L’approche des questions de femmes

Si, décrite de façon réductrice, l’approche supplémentaire augmente le nombre de noms de femmes dans l’index d’un livre, l’approche des questions de femmes augmente le nombre de sujets abordés. Cette approche s’intéresse à des zones spécifiques de la vie qui ont été d’une importance particulière pour les femmes, en éclairant des pans jusqu’alors négligés de l’histoire telles que le travail domestique, la reproduction et la sexualité, révélant les aspects “ cachés ” de la vie. Bien qu’elle puisse être vue comme une variation de l’approche additive, quand elle est bien menée elle va plus loin dans sa remise en cause des histoires existantes, des idées sur ce qui est important ou pas, significatif historiquement ou même digne d’études et de recherches sérieuses. Elle facilite également une analyse qui se porte sur des groupes ou des mouvements plutôt que sur des individus.

Dans l’histoire anarchiste, cette approche est la plus évidente dans les écrits portant sur la sexualité et la liberté de reproduction ; qu’elles soient ou non caractérisées de “ questions de femmes ”, ce sont des domaines dans lesquels de nombreuses femmes anarchistes étaient impliquées activement et sont donc devenues plus visibles pour les chercheurEs. Malgré les efforts de certainEs historienNEs pour caractériser ces sujets d’activisme comme relevant de la question de la liberté d’expression ou comme étant neutre de genre, beaucoup de ces femmes ont en réalité développé des points de vue spécifiquement féministes et anarchistes.

Le danger d’une approche thématique est qu’elle facilite la ghettoïsation : par exemple, l’importance de la sexualité peut être reconnue en passant dans une histoire large de l’anarchisme, mais n’en fait toujours pas partie intégrante et n’y occupe pas une grande place : les réflexions approfondies sont gentiment laissées aux femmes et aux queer (et à quelques compagnons de route). Trop souvent, si déjà elles sont mentionnées, les “ questions de femmes ” occupent au mieux une place dans un chapitre ou une sous-partie du livre ou de l’article et, au pire, une mention en passant dans une phrase qui liste toutes les choses que l’anarchisme est censé inclure.

L’approche inclusive

L’approche inclusive est par certains aspects une variation plus complexe de l’approche additive. En général, elle s’intéresse à des événements historiques, des campagnes ou des mouvements particuliers qui ont parfois été déjà longuement étudiés, et étudie les rôles que les femmes y ont joué : elle cherche à remettre les femmes dans le paysage. Cette approche a fait d’importantes incursions dans l’histoire du syndicalisme, des mouvements contre la guerre et les mouvements socialistes. Un exemple intéressant dans l’histoire anarchiste se trouve dans les études sur le rôle des femmes dans la guerre civile espagnole. Des histoires qui étaient jusqu’alors dominées par les hommes deviennent plus complexes à mesure que les rôles des femmes sont reconnus. D’anciennes histoires sont rafraîchies et réévaluées. On se souvient des femmes (re‑membered) : elles deviennent membres de toutes les histoires. À ceuls qui défendent que l’anarchisme, dans certains lieux, à certaines époques, ne comptait pas de femmes ou très peu, je leur dis de regarder à nouveau, vous pourriez être surprisEs, comme je l’ai été dans mes propres recherches. Ce sont souvent les femmes qui s’occupent du soutien pratique, de la mise en place qui permet aux activités plus visibles de se dérouler.

Les hommes s’assoient et philosophent, alors que les femmes s’occupent du travail à faire.

Reconnaître le travail domestique politique modifie le paysage et soulève à nouveau des questions sur ce à quoi on accorde de l’attention et de la valeur dans les histoires anarchistes.

En remettant en cause les versions existantes de l’histoire, l’approche inclusive peut commencer à attirer l’attention sur le processus d’exclusion historique – depuis la misogynie ouverte jusqu’à ces angles morts qui sont inévitables dans toute histoire, nécessairement partielle. Elle est peut-être moins efficace que l’approche des questions de femmes pour remettre en cause la manière dont ces histoires sont structurées – qu’est-ce qui détermine une période historique, ou compte comme un événement significatif ? Pourquoi certaines histoires sont-elles perçues comme plus importantes, alors que d’autres ne sont jamais racontées ?

L’approche transformative

C’est en considérant de telles questions que certaines historiennes féministes ont commencé à repenser leur approche, à demander ce qui se passerait si l’accent était mis sur le genre plutôt que sur les femmes. Si, plutôt que d’être une catégorie naturelle ou sociale, “ la femme ” ne peut être comprise seulement comme un des termes d’une relation, alors les hommes et la masculinité doivent être étudiées pour comprendre ce qui arrive aux femmes. Si l’on doit se souvenir des femmes, les rendre visibles, les hommes sont déjà visibles, de façon aveuglante : en obscurcissant les autres présences. Mais si les hommes sont visibles, ce n’est pas en général le cas du genre. De nouveau, un regard rapide aux index et aux intitulés de chapitres est révélateur : le plus souvent, on y trouve une prolifération de noms d’hommes par rapport à ceux de femmes, les “ femmes ” ou le “ féminisme ” apparaissent parfois comme catégories alors que les “ hommes ” ou la “ masculinité ” pourraient aussi bien être des espèces en voie de disparition.

Excusez-moi, camarades, où sont tous les hommes ?

“ Replacer (re-minding) les hommes ” dans l’histoire signifie faire attention à ce que signifie le fait d’être un homme dans différents contextes historiques ; analyser les masculinités à mesure qu’elles émergent des événements, organisations et schémas d’interactions sociales et les affectent.

Ce sentiment de n’être quelque part pas là, de la manière dont les hommes sont là.

Si les femmes sont affectées par le sentiment d’être une minorité, qu’en est-il du sentiment souvent pris comme une évidence de faire partie d’une majorité dominante ? Ce n’est pas une simple question de nombres, mais une question de mise en relation dans la construction des identités et la distribution du pouvoir. En plus de poser des questions aussi fondamentales, cette approche permet d’explorer de nouvelles manières d’étudier et de comprendre des activités dominées par les hommes telles que la guerre. Récemment, une étude des constructions de la masculinité commence à être visible dans certaines histoires anarchistes de la sexualité, en particulier de l’homosexualité masculine, mais beaucoup reste à faire.

L’un des risques de l’approche de genre est le fait qu’elle puisse être utilisée pour suggérer que l’histoire des femmes est en quelque sorte démodée ou théoriquement déficiente. D’un autre côté, elle peut permettre aux historienNEs de continuer, avec une perspective nouvelle et “ améliorée ”, à s’adonner à leur fascination pour les sujets masculins, et donc de réitérer la place des hommes comme centre de l’intérêt historique. Mais quand elle est bien menée, une histoire genrée nous rappelle la construction des féminités et des masculinités dans et par l’écriture de l’histoire. En parlant de la “ place ” des hommes ainsi que de celle des femmes, elle peut commencer à déplacer non seulement ces catégories, mais les relations de pouvoir qui les sous-tendent.

 

 

Méthodologies

Je veux commencer par des choses immédiates et personnelles.

Le slogan féministe des années 1970 “ le personnel est politique ” fait écho à ce que beaucoup d’anarchistes, surtout des femmes, ont défendu depuis la conception de l’anarchisme. Jusqu’ici je me suis surtout intéressée aux approches des sujets mais je veux aussi parler très brièvement des méthodologies féministes. Alors que certainEs universitaires anarchistes méprisent les biographies et autobiographies perçues comme parfois sans intérêt ou détournant l’attention de l’analyse théorique et/ou historique, sans parler de la pratique révolutionnaire, les historienNEs féministes ont été les pionnierEs l’approche aujourd’hui courante qui consiste à mettre au premier plan l’acte de rechercher et produire l’histoire, ce qui met l’auteurE fermement dans le cadre de la recherche.[14] Cette attention portée aux procédés de recherche et à la construction narrative, cette démystification de l’expertise universitaire, s’accorde bien avec l’attention que les anarchistes portent aux processus, à la relation entre fins et moyens et à la subversion de l’autorité des professionnelLEs.

“ Ce n’est pas avec les outils du maître que l’on démontera la maison du maître ” écrit la féministe Africaine-Américaine Audre Lorde dans sa critique du féminisme universitaire blanc.[15] En plus de se lancer dans le processus fascinant bien que difficile d’invention de nouvelles méthodes de démolition et de reconstruction, nous pourrions également démonter les outils d’écrire l’histoire et voir s’ils pourraient être ré-assemblés de façon plus apte à ce que nous souhaitons en faire. Parmi les manières de faire cela, on trouve l’utilisation d’un ju-jitsu imaginatif pour subvertir et déséquilibrer les contraintes de la recherche universitaire ; reconnaître la partialité – dans tous les sens du terme – comme inévitable, dangereux mais potentiellement vivifiant ; chercher et reproduire des narrations multiples pour des publics multiples ; interagir avec les publics afin de développer de nouvelles pratiques.[16]

Re-faire les histoires anarchistes

[W]ars between men’s and women’s eyes and ideas will become unique and renovating.

Qu’est-ce que cela signifie si l’on veut re-faire les histoires anarchistes ? Selon moi, les types d’histoires les plus intéressantes parlent de nombreuses voix ; offrent plus de questions que de réponses ; donnent des histoires et des analyses qui nous mettent en garde et sont pour nous sources d’inspiration, qui nourrissent notre imaginaire, suggèrent de nouvelles possibilités. Faire de la place au sein des histoires anarchistes pour les femmes peut faire partie du processus d’ouverture de l’anarchisme – faire de la place non seulement en réorganisant un peu pour en faire contenir davantage ou en construisant une dépendance, mais en repensant la structure dans son ensemble.

Qui compte comme faisant partie de l’histoire ?

Toutes les approches que j’ai mentionnées (et d’autres que j’ai dû omettre) ont quelque chose à offrir à ce processus. La redécouverte d’individus “ égarés ” élargit notre compréhension des nombreuses manières de vivre en tant qu’anarchiste et en quoi elles peuvent différer selon le genre. Et prendre note des processus d’exclusion et d’oubli pose des questions sur la reproduction des hiérarchies d’importance sur lesquelles les anarchistes (et pas les seulEs historienNEs) doivent s’interroger.

Qu’est-ce qui compte comme faisant partie de l’histoire ?

Porter une plus grande attention aux questions soi-disant de femmes voudrait dire que la théorie et la pratique du travail domestique, de la sexualité, de la reproduction et de l’éducation des enfants (pour commencer) seraient reconnus non comme des “ sujets ” rajoutés mais comme des éléments essentiels qui permettent de comprendre l’organisation sociale, les relations de pouvoir et le potentiel de transformation de celles-ci.

L’inclusion signifierait de toujours regarder ce que les femmes faisaient par rapport à un mouvement ou un événement particulier, que ce soit par leur présence ou leur absence. Qu’est ce qui compte comme travail politique ? Comment les activistes, les mouvements, les communautés sont-elles soutenues économiquement, physiquement et émotionnellement et par qui ?[17]

Où chercher?

Lorsque j’ai commencé à donner des conférences sur l’histoire anarchiste féministe il y a de de nombreuses années, j’ai insisté sur les difficultés, le manque de sources ainsi que sur les effacements actifs de l’histoire. Il y a des difficultés. Mais si nous remettons en cause l’approche hiérarchique selon laquelle l’écriture et le combat se battent pour la place d’Activité Anarchiste la Plus Importante, nous pouvons commencer à investiguer d’autres sources, poser des questions différentes et gagner de nouvelles inspirations. Par exemple, étant donné les intersections entre anarchisme et féminisme, les archives et les souvenirs des mouvements féministes mérite de l’attention. Le mouvement pacifiste a attiré beaucoup de femmes (et d’hommes) anarchistes anxieux de lier la politique internationale aux problèmes de leur quotidien.[18] Il existe bien d’autres exemples où si l’on étudiait un milieu politique plus large plutôt que de rechercher un flux d’anarchisme pur, on peindrait un portrait très différent.[19]

Il serait bien utile d’avoir plus d’information empirique. Les femmes ont-elles été partout et de tout temps une minorité dans l’anarchisme ? Est-ce davantage le cas que dans d’autres mouvements de gauche/révolutionnaires comme il me semble ? Il est difficile de répondre à ce genre de questions dans un mouvement qui est essentiellement sans organisations ni listes de membres – mais les listes de souscriptions, les comptes-rendus, le courrier des lecteurs-trices plutôt que les éditoriaux, peuvent donner des indices. Et pour les périodes plus récentes, les récits oraux peuvent donner une voix aux femmes qui n’ont peut-être pas laissé de traces écrites. Regarder l’évolution dans le temps et les variations entre différents groupes et activités peut permettre d’aller plus loin qu’un décompte et commencer une analyse de la dynamique politique du genre.

Les débats animés dans l’historiographie féministe ont également beaucoup à offrir non seulement sur les questions de genre, mais – ce qui est également intéressant pour les anarchistes – sur comment envisager les processus de marginalisation et de dénaturation.

Changer de sujet

L’anarchisme n’est pas de genre neutre et les histoires anarchistes qui ne le voient pas vont continuer à reproduire les pratiques de la masculinité. Nous devons demander, dans des contextes spécifiques, si et comment l’expérience de l’anarchisme en théorie et en pratique diffèrent pour les hommes et les femmes. Le genre ne peut pas être transcendé s’il n’est même pas reconnu comme un facteur signifiant.

Poser les questions difficiles, amener de nouvelles perspectives, cela bénéficierait à l’histoire anarchiste dans son ensemble. Chaque livre, chaque article, lettre, entretien, fait partie d’une conversation continue entre le passé, le présent et le futur de l’anarchisme. Le plus de voix font partie de cette conversation, le mieux c’est pour nous toustes.

 

Bibliographie

Ackelsberg, Martha A., (1991) Free Women of Spain: anarchism and the struggle for the emancipation of women, Indiana University Press, Bloomington.

Anon, (June 2009): see http://nopretence.wordpress.com/ accessed March 2, 2010.

Blatt, Martin (1989) Free Love and Anarchism: the Biography of Ezra Heywood, University of Illinois, Chicago.

Cleminson, Richard (1998) ‘Anarchism and Feminism’, Women’s History Review, 7:1, pp. 135-138.

Frye, Marilyn (1983) ‘On Being White: thinking towards a feminist understanding of race and race supremacy’ in Marilyn Frye, The Politics of Reality: essays in feminist theory, The Crossing Press, Trumansburg, New York. pp.110-127.

Gemie, Sharif (1996) ‘Anarchism and feminism: a historical survey’, Women’s History Review, 5:3, pp. 417-444.

Greenway, Judy, (2008) ‘Desire, delight, regret: discovering Elizabeth Gibson’, Qualitative Research, 8, pp 317-324. Online at http://www.judygreenway.org.uk/wp/desire-delight-regret-discovering-elizabeth-gibson/

— (2009) Speaking Desire: anarchism and free love as utopian performance in fin de siècle Britain’, in Laurence Davis and Ruth Kinna (eds) Anarchism and Utopianism, Manchester University Press, Manchester and New York, pp.153-170. Online at http://www.judygreenway.org.uk/wp/speaking-desire-anarchism-and-free-love-as-utopian-performance-in-fin-de-siecle-britain/

Jose, Jim (2005) ‘Nowhere at Home’, not even in Theory: Emma Goldman, Anarchism and Political Theory, Anarchist Studies 13:1, pp. 23-46

Lorde, Audre (1979) ‘The master’s tools will never dismantle the master’s house’ in Cherrie Moraga and Gloria Anzaldua (eds), (1983) This Bridge Called my Back: writings by radical women of colour, Kitchen Table Press, New York.

Rowbotham, Sheila, (1973) Hidden From History: 300 years of women’s oppression and the fight against it, Pluto: London.

— (2008), Edward Carpenter: a life of liberty and love, Verso: London.

Stanley, Liz, (1992) The Auto/biographical I, Manchester University Press, Manchester and New York

[1] Heywood citée par Blatt (1989) p. 70 et 106.

[2] Frye (1983) 118-9.

[3] Note préventive:

En espérant éviter les rythmes assommants d’attaques et de défenses qui nous empêchent de voir les problèmes structurels plus larges en jeu, cet article ne critiquera pas de textes précisément désignés. Une version plus longue, avec une bibliographie plus complète, sera mise en ligne sur mon site www.judygreenway.org.uk après la conférence et autres discussions.

Et pour éviter toute confusion : en ce qui me concerne, toutes les femmes anarchistes ne sont pas féministes ; tous les féministes anarchistes ne sont pas des femmes ; il y a eu d’excellentes histoires féministes anarchistes, dont certaines écrites par des hommes ; l’histoire féministe anarchiste n’est pas la même chose que l’histoire du féminisme anarchiste, bien qu’il y ait aujourd’hui beaucoup d’espaces de recoupement entre les deux ; aucune histoire ne peut être impartiale, ou tout englober ; toutes les approches ont quelque chose à offrir.

[4] Jeanne Marin (1937) correspondance privée. Citation collectée grâce à Tessa Marin, juin 1988, entretien avec Judy Greenway.

[5] Lettre de Agnes Inglis à Thomas H. Keell, 8 février 1931, Collection Labadie, Université du Michigan.

[6] “ Louise ” (1977) entretien avec Judy Greenway.

[7] “ Emma ” (1977) entretien avec Judy Greenway.

[8] Anonyme (2009).

[9] Lily Gair Wilkinson (1912) lettre à The Anarchist, 27 décembre

[10] Voir http://nopretence.wordpress.com/ consulté le 2 mars 2010.

[11] Par exemple, Sophie et Sasha Kropotkine ont participé à des manifestations pour le suffrage des femmes et certaines suffragettes emprisonnées se sont inspirées des Mémoires d’un révolutionnaire de Kropotkine.

[12] Le livre de Sheila Rowbotham “ Hidden From History ” était une grande source d’inspiration pour beaucoup d’entre nous (Pluto Press, 1973).

[13] Je ne suggère pas qu’il s’agit là nécessairement d’un acte conscient des historienNEs, dont la plupart ont les meilleures intentions du monde. CertainEs historienNEs anarchistes, dont Sharif Gemie et Richard Cleminson, ont commencé à s’attaquer à ces questions.

[14] Voir en particulier le travail de Liz Stanley (1992).

[15] Lorde (1979).

[16] Je traite en partie de ces points dans mon ouvrage de 2008 en bibliographie Greenway.

[17] Je pense ici aux relations telles que celles entre Milly Witcop et Rudolf Rocker, Lillian Wolfe et Tom Keell, dans lesquelles, parmi toute une vie d’activité politique partagée, ce sont les activités des hommes qui ont été perçues comme le ‘vrai travail’.

[18] Voir, par exemple, les discussions fréquentes sur l’anarchisme, le féminisme et la sexualité dans Peace News dans les années 1960 et 1970.

[19] La biographie exemplaire d’Edward Carpenter par Sheila Rowbotham démontre comment tout un milieu politique, social et culturel complexe peut être rendu vivant.