Sorcières, sage-femmes et infirmières – B. Ehrenreich & D. English

Sorcières, sage-femmes et infirmières

Lien vers la brochure en pdf : Sorcieres, sage-femmes et infirmières, une histoire des femmes soignantes

Texte de la brochure :

Avant-propos

Le texte suivant a été publié pour la première fois en 1973, et le travail de traduction a été réalisé en 1978.

Nous avons repris quelques points de cette traduction – féminisation, correction de certains passages par rapport au texte original – mais nous avons sciemment conservé certains termes ou concepts datés dont le changement nous aurait semblé altérer le sens du texte original. Ainsi, la notion de séparation des sexes présente dans le texte n’a pas toujours été remplacée par la notion de genre, car cela aurait amené plus qu’un simple changement de vocabulaire. Nous sommes conscient·es de ces aspects problématiques du texte original, mais nous avons souhaité en proposer une traduction et non une adaptation, dans une optique historique.

Il existe une adaptation proposée par les éditions Cambourakis.

Introduction

Les femmes ont toujours été des guérisseuses. Elles furent les médecins sans titres et les anatomistes non reconnues de l’histoire occidentale. Elles étaient avorteuses, infirmières et conseillères. Elles étaient pharmaciennes, cultivant les simples et échangeant entre elles les secrets de leurs emplois. Elles étaient sages-femmes, circulant de maison en maison, de village en village. Pendant des siècles les femmes furent des médecins sans diplômes, interdites d’accès aux livres et aux cours, apprenant l’une de l’autre et transmettant l’expérience de voisine à voisine et de mère en fille. Le peuple les appelait « sages-femmes », les autorités, sorcières ou charlatans. La médecine fait partie de notre héritage en tant que femme, de notre histoire et de notre matrimoine.

Pourtant, aujourd’hui la santé est la propriété de professionnels masculins : 93 % des médecins aux USA, et presque tous les hauts directeurs et administrateurs des institutions de la santé publique sont des hommes. Les femmes y sont encore en grande majorité, 70 % des travailleur·euses de la sante sont des femmes, mais elles ont été incorporées comme ouvrières d’une industrie dont les hommes sont les patrons. Nous ne sommes plus des patriciennes indépendantes, connues par nos propres noms, pour notre travail. Nous sommes, pour la plupart, des meubles institutionnels bouchant les trous que sont les emplois anonymes tels qu’employée de bureau, aide-diététicienne, technicienne, fille de salle.

Lorsque nous sommes autorisées à participer au processus de guérison, nous ne pouvons le faire que comme infirmières. Et les infirmières de tout rang, de l’aide-soignante à celle de grade le plus élevé, ne sont par rapport au médecin que des « travailleuses ancillaires » (du latin ancilla, servante). De l’aide-soignante, dont les taches serviles sont spécifiées avec une précision industrielle, à l’infirmière en titre, qui traduit les ordres du médecin en travail pour l’aide-soignante, les infirmières partagent toutes le statut de domestiques en uniforme au service d’experts masculins qui dominent.

Notre soumission est renforcée par notre ignorance, ignorance qui nous est imposée. On apprend aux infirmières à ne pas poser de questions, à ne rien mettre en question : « Le docteur sait mieux ». Il est le Chaman, en contact avec le monde interdit, mystérieusement complexe de la science, qui, comme on nous l’a appris, est hors de notre portée. Les travailleuses de la sante sont étrangères a la substance scientifique de leur travail, limitées au travail « féminin » : ménage et nourriture – une majorité passive et silencieuse.

On nous dit que notre soumission est déterminée biologiquement : les femmes sont par nature infirmière et non médecin. Parfois, nous essayons même de nous consoler en acceptant la théorie qui veut que nous ayons été vaincues par l’anatomie avant de l’être par les hommes, que les femmes aient été si bien piégées par les cycles de la menstruation et la reproduction qu’elles n’ont jamais pu être des agents libres et créateurs en dehors de leur maison. Un autre mythe, entretenu par les histoires médicales conventionnelles, veut que les professionnels masculins aient gagné par la force de leur technologie supérieure.

Selon ces récits, la science (masculine) remplaça plus ou moins automatiquement la superstition (féminine) – qui, à partir de ce moment, fut qualifiée de « contes de bonnes femmes« .

Mais l’histoire dément ces théories. Les femmes ont été des soignantes autonomes, souvent les seules guérisseuses pour les femmes et les pauvres. Et nous avons trouvé dans les périodes que nous avons étudiées que c’était plutôt les professionnels masculins qui s’accrochaient aux doctrines non éprouvées et aux pratiques ritualistes et les femmes soignantes qui représentaient au contraire une approche plus empirique, plus humaine de la guérison.

Notre position dans le système sanitaire aujourd’hui n’est pas « naturelle ». C’est une condition qui doit être expliquée. Dans cette brochure, nous avons demandé : comment sommes-nous passées de notre position de pointe d’autrefois à la présente position de soumission ?

Nous avons appris ceci : que la suppression des travailleuses de la santé et l’arrivée au pouvoir des professionnels masculins n’ont pas été un processus « naturel », résultant automatiquement de changements survenus dans la science médicale, ni le résultat d’un échec des femmes à se charger du travail de guérison. Ce fut une conquête activement menée par les professionnels masculins. Et ce n’est pas la science qui permit aux hommes de vaincre ; les batailles décisives eurent lieu bien avant le développement de la technologie scientifique moderne.

L’enjeu de la lutte était élevé : la monopolisation politique et économique de la médecine signifiait le contrôle sur ses organisations institutionnelles, sur sa théorie et sa pratique, sur ses bénéfices et son prestige. Et l’enjeu est encore plus élevé aujourd’hui, où le contrôle total de la médecine signifie pouvoir potentiel de décider qui vivra ou mourra, qui est fécond et qui est stérile, qui est « folle » ou « fou » et qui est sain.

La suppression des soignantes par « l’establishment » médical fut une lutte politique : d’abord parce qu’elle fait partie de l’histoire de la lutte des sexes en général. Le statut des femmes soignantes a pris son essor et est tombé avec celui des femmes. Lorsque les soignantes étaient attaquées, elles étaient attaquées en tant que femmes ; lorsqu’elles résistaient, elles résistaient par solidarité avec toutes les femmes.

Ce fut ensuite une lutte politique en ce qu’elle faisait partie d’une lutte de classe. Les soignantes étaient les médecins du peuple, et leur médecine faisait partie d’une sous-culture populaire. Jusqu’à ce jour, la pratique médicale des femmes a prospéré parmi des mouvements de révolte des classes inférieures qui ont lutté pour se libérer des autorités établies. Les professionnels masculins, d’autre part, servaient la classe dirigeante, à la fois médicalement et politiquement. Leurs intérêts furent favorisés par les universités, par les fondations philanthropiques et la loi. Ils doivent leur victoire non pas tant à leurs efforts qu’à l’intervention de la classe dirigeante qu’ils servaient.

Cette brochure représente le point de départ d’une recherche qui devra être entreprise pour retrouver notre histoire de travailleuses de la santé. Il s’agit d’un récit fragmentaire, tiré de sources généralement imprécises et souvent partiales, écrit par des femmes qui ne sont en aucune façon des historiennes « professionnelles ». Nous nous sommes limitées à l’histoire occidentale, puisque les institutions auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui sont les produits de la civilisation occidentale. Nous sommes loin de pouvoir présenter une histoire chronologique complète. Au lieu de cette histoire, nous avons considéré deux phases importantes et distinctes dans la prise de possession de la santé par les hommes : l’extermination des sorcières en Europe médiévale et l’ascension de la profession médicale masculine dans l’Amérique du dix-neuvième siècle.

Connaitre notre histoire, c’est commencer à envisager comment reprendre la lutte.

 

 

Sorcellerie et médecine au moyen-âge

Les sorcières vécurent et furent brûlées bien avant le développement de la technologie médicale moderne. La grande majorité d’entre elles étaient des soignantes profanes au service de la population paysanne, et leur extermination marque une des premières luttes de l’histoire de l’élimination par l’homme de la femme comme soignante.

L’autre aspect de l’élimination des sorcières-soignantes fut la création d’une nouvelle profession médicale, masculine, sous la protection et le patronage des classes dirigeantes. Cette nouvelle profession médicale européenne joua un rôle important dans la chasse aux sorcières, soutenant les persécuteurs de sorcières à l’aide de leurs raisonnements « médicaux » :

« … parce que l’Eglise médiévale, avec le soutien des rois, des princes et autorités laïques, contrôlait l’enseignement et la pratique médicale, l’Inquisition (chasse aux sorcières) constitue, entre autres choses, un premier exemple du « professionnel » rejetant les talents et s’opposant aux droits du « non-professionnel » à subvenir aux besoins des pauvres »

(Thomas SZASZ, Fabriquer la folie).

Les chasses aux sorcières ont laissé un effet durable : un aspect de la femme a depuis lors été associé à la sorcière, et une aura de contamination en est restée – particulièrement autour des sages-femmes et d’autres femmes dispensant des soins. Cette exclusion précoce et dévastatrice des femmes de leurs rôles médicaux indépendants fut un précèdent violent et un avertissement, cela allait devenir un des thèmes de notre histoire. Le mouvement des soignantes d’aujourd’hui a des racines anciennes dans les réunions de sorcières au Moyen-Age, et ses opposants ont comme ancêtres ceux qui imposèrent impitoyablement l’élimination de ces sorcières.

Haro sur les sorcières

L’époque des chasses aux sorcières s’étend sur plus de quatre siècles (du quatorzième au dix-septième) de l’Allemagne à l’Angleterre. Il est né sous le féodalisme et s’est poursuivi – gagnant en virulence – pendant l’âge des « lumières ». Cette obsession de la sorcellerie prit différentes formes à différentes époques et en différents endroits, mais ne perdit jamais son caractère essentiel : celui d’une campagne de terreur menée par la classe dirigeante contre la population paysanne féminine. Les sorcières représentaient une menace politique religieuse et sexuelle pour les Eglises, aussi bien catholique que protestante, ainsi que pour l’Etat.

L’étendue de cette obsession est étonnante : à la fin du quinzième siècle et au début du seizième, il y eut des milliers et des milliers d’exécutions. Les sorcières étant en général brûlées vives – en Allemagne, en Italie et dans d’autres pays. Au milieu du seizième siècle, la terreur s’étendit à la France et puis enfin à l’Angleterre. Un auteur a estimé le nombre des exécutions a environ 600 par an pour certaines villes allemandes – soit deux par jour, « dimanche excepté ». 900 sorcières furent exécutées en une seule année dans la région de Wertzberg, et 1 000 dans et autour de Côme. A Toulouse, 400 furent mises à mort en un jour. Dans l’évêché de Trèves, en 1585, deux villages furent laissés chacun avec une seule habitante de sexe féminin. Beaucoup d’auteurs ont estimé le nombre total d’exécutions de l’ordre de plusieurs millions. Les femmes constituaient quelques 85 % des gens exécutés – vieilles femmes, jeunes femmes et enfants[1].

Leur étendue seule montre que les chasses aux sorcières représentent un phénomène social profondément enraciné, qui va bien au-delà de l’histoire de la médecine. En ce qui concerne le lieu et le temps, les chasses aux sorcières les plus virulentes sont associées à des périodes de grands bouleversements sociaux secouant le féodalisme jusque dans ses fondements – des conspirations et des soulèvements en masse de la paysannerie, les débuts du capitalisme et la montée du protestantisme. Il existe des preuves fragmentaires – des détails que les féministes doivent explorer – qui laissent supposer que, dans certaines régions, la sorcellerie représentait une rébellion paysanne conduite par des femmes. Nous ne pouvons explorer le contexte historique des chasses aux sorcières dans toute leur profondeur, mais nous devons absolument aller au-delà de certains mythes courants sur cette « obsession » de la sorcellerie, sur ces mythes qui enlèvent toute dignité à la « sorcière » et rejettent la faute sur elle et les paysans qu’elle aidait.

Malheureusement, la sorcière elle-même – pauvre et illettrée – ne nous a pas légué son histoire. Cette histoire fut enregistrée, comme toute histoire, par l’élite instruite, si bien qu’aujourd’hui nous ne la connaissons qu’à travers ses persécuteurs.

Deux des théories les plus courantes sur les chasses aux sorcières sont des interprétations d’origine médicale, attribuant cette obsession à d’inexplicables explosions d’hystérie collective. La première version prétend que les paysans devenaient fous. Suivant cette version, cette obsession était une épidémie de haine et de panique collectives, représentée par une imagerie montrant une foule de paysans assoiffés de sang, porteurs de torches enflammées. L’autre interprétation psychiatrique soutient que les sorcières elles-mêmes étaient folles. Un historien réputé de la psychiatrie, Gregory Zilboorg, écrit ceci :

« …des millions de sorcières, de sorciers, de possèdes et d’obsédés constituaient une foule énorme de névrotiques et psychotiques profonds… Pendant de nombreuses années le monde ressembla à un véritable asile d’aliénés… ».

En fait, ces manifestations n’étaient ni des séances de lynchage, ni un suicide collectif de femmes hystériques. Au contraire, elles suivaient des procédures juridiques méthodiques. Les chasses aux sorcières étaient des campagnes bien organisées, lancées, financées et réalisées par 1’Eglise et l’Etat. Pour les chasseurs de sorcières, aussi bien catholiques que protestants, l’ouvrage de référence incontesté pour savoir comment conduire une chasse aux sorcières était le Malleus Maleficarum, ou le Marteau des Sorcières, écrit en 1484 par les Révérends Kramer et Sprenger (les « fils chéris » du Pape Innocent VIII). Pendant trois siècles ce livre sadique resta sur la table de chaque juge, de chaque chasseur de sorcières. Dans un long exposé sur la démarche judiciaire, les instructions montrent clairement comment « l’hystérie » était déclenchée :

Engager un procès de sorcière appartenait au curé ou au juge du comté ; il devait afficher un avis

« dirigeant, commandant, réclamant et avertissant que dans l’intervalle de douze jours… devait être révélé par quiconque avait su, vu ou entendu dire qu’une personne pourrait être hérétique ou sorcière ou que quelqu’un est particulièrement suspecté de pratiques telles qu’elles causent des dommages aux gens, au bétail, aux fruits de la terre, ou des pertes à l’Etat. »

Quiconque manquait de dénoncer une sorcière, encourait à la fois l’excommunication et une longue liste de châtiments physiques.

Si cet avis menaçant démasquait au moins une sorcière, son procès pouvait servir à en dénicher plusieurs autres. Kramer et Sprenger donnaient des instructions détaillées sur l’emploi des tortures, pour forcer les confessions et d’autres accusations. En général, l’accusée était déshabillée et rasée sur tout le corps, puis soumise aux poucettes et au chevalet, aux pointes et aux brodequins, à la privation de nourriture et aux coups.

Une chose est sûre : l’obsession de la chasse aux sorcières n’est pas née spontanément dans la paysannerie. Ce fut une campagne de terreur menée par de la classe dirigeante.

Les crimes des sorcières

Qui étaient les sorcières et quels étaient donc leurs « crimes », provoquant une répression aussi féroce de la part des classes dirigeantes ? Sans aucun doute possible, tout au long des siècles de chasses aux sorcières, l’accusation de « sorcellerie » recouvrit une multitude de péchés allant de la subversion politique et de l’hérésie religieuse à la débauche et au blasphème. Mais trois accusations principales apparaissent de façon répétée dans l’histoire de la sorcellerie partout en Europe du nord : premièrement, les sorcières sont accusées de tous les crimes sexuels possibles contre les hommes. Tout simplement elles sont « coupables » de sexualité féminine. Deuxièmement, elles sont accusées d’être organisées. Troisièmement, elles sont accusées d’avoir des pouvoirs magiques affectant la sante – de lui nuire mais aussi de guérir. Elles furent souvent accusées, de façon spécifique, de posséder des talents médicaux et obstétricaux.

Considérons d’abord l’accusation de crimes sexuels. L’Eglise catholique médiévale fit du sexisme un point de principe : le Malleus déclare « Lorsqu’une femme pense seule, elle pense Mal ». La misogynie de l’Eglise, si elle n’est pas prouvée par les chasses aux sorcières elles-mêmes, est démontrée par son enseignement, qui veut que pendant le rapport sexuel le mâle dépose dans la femelle un homoncule (ou « petite personne ») complet, avec une âme, qui est simplement hébergé dans l’utérus pendant neuf mois, sans acquérir aucun des attributs de la mère. L’homoncule n’est vraiment en sûreté cependant que lorsqu’il revient entre les mains d’un homme, le prêtre qui le baptise, assurant le salut de son âme immortelle.

Un autre fantasme déprimant de certains penseurs religieux du Moyen-Age voulait qu’à la résurrection, tous les êtres humains renaitraient masculins !

1’Eglise associait la femme au sexe, et tout plaisir sexuel était condamné comme ne pouvant venir que du Diable. Les sorcières étaient supposées avoir trouvé du plaisir au cours d’une copulation avec le Diable (malgré l’organe glacé qu’il était réputé avoir) et à leur tour infectaient l’homme. La luxure chez l’homme ou la femme était donc la faute de la femme. D’un autre côté, les sorcières étaient accusées de rendre les hommes impuissants et de provoquer la disparition de leur pénis. Quant à la sexualité féminine, les sorcières étaient en fait accusées d’apporter une aide à la contraception et de pratiquer des avortements :

« Il y a, comme il est dit dans la Bulle Papale, sept méthodes par lesquelles elles infectent de sorcellerie, l’acte vénérien et la conception de l’utérus; premièrement, en poussant l’esprit des hommes a des passions désordonnées ; deuxièmement, en contrecarrant leur force génératrice ; troisièmement, en faisant disparaitre les membres adaptes à cet acte ; quatrièmement, en changeant les hommes en bêtes par leurs actions magiques ; cinquièmement, en détruisant la force d’engendrer chez les femmes ; sixièmement, en pratiquant l’avortement ; septièmement, en offrant des enfants en plus d’autres animaux et fruits de la terre aux démons, avec lesquels elles causent beaucoup de mal »…

Malleus Maleficarum

Aux yeux de l’Eglise, tous les pouvoirs de la sorcière découlaient en fin de compte de sa sexualité. Sa carrière commençait par un accouplement avec le Diable. Chaque sorcière était confirmée à un rassemblement général (le Sabbat) que présidait le Diable, souvent sous la forme d’un bouc et qui avait des relations sexuelles avec les néophytes. En échange de ses pouvoirs, la sorcière promettait de le servir fidèlement. (Dans l’imagination de l’Eglise, même le mal ne pouvait finalement être représenté que dirigé par un mâle !) Comme le dit clairement Malleus, le Diable agit presque toujours à travers la femme, tout comme dans l’Eden : « Toute sorcellerie vient de la luxure charnelle, qui est insatiable chez la femme… c’est pourquoi, pour satisfaire leur appétit de luxure, elles fréquentent les démons… il est clair qu’il n’y a pas à s’étonner du fait qu’il y ait plus de femmes que d’hommes infectés par l’hérésie de la sorcellerie… Beni soit le Très-Haut qui jusqu’à présent a préservé le sexe male d’un si grand crime… »

Non seulement les sorcières étaient des femmes – mais des femmes semblant être organisées en une énorme société secrète. Une sorcière reconnue membre du « parti du Diable » était plus redoutable qu’une qui avait agi seule et la littérature traitant des chasses aux sorcières est obsédée par la question de ce qui se passait au cours des « Sabbats » (enfants non baptisés mangés ? zoophilie et orgies ? ainsi allaient leurs sinistres spéculations…)

En fait, il est prouvé que les femmes accusées de sorcellerie se rencontraient localement, par petits groupes, et que ces groupes se rassemblaient par centaines, par milliers les jours de fête. Certains auteurs imaginent que ces rassemblements étaient l’occasion de fêtes religieuses païennes. Sans aucun doute les assemblées étaient aussi l’occasion d’échanger les connaissances et informations. Nous avons peu de preuves de la signification politique  des organisations de sorcières, mais il est difficile d’imaginer qu’elles n’aient pas été liées aux révoltes paysannes de l’époque. Toute organisation paysanne, par le simple fait d’être une organisation, attirait les dissident·es, augmentait la communication entre les villages et établissait un esprit de communauté et d’autonomie au sein de la classe paysanne.

Les sorcières comme guérisseuses

Nous arrivons maintenant à l’accusation la plus fantastique de toutes : la sorcière est accusée non seulement de meurtre et d’empoisonnement, de crimes sexuels et de conspiration – mais aussi d’aider et de soigner. Comme l’exprime un éminent chasseur de sorcières anglais :

« en conclusion, il faut toujours se souvenir que par sorcière nous entendons non seulement celles qui tuent et tourmentent mais aussi tous les devins, les enchanteurs, les prestidigitateurs, tous les sorciers, communément appelés, homme ou femme, « sages »… Nous comptons aussi toutes les bonnes sorcières qui ne font pas de mal mais le bien, qui n’abiment ni détruisent mais sauvent et délivrent… il vaudrait mille fois mieux pour la terre que toutes les sorcières, et particulièrement les sorcières bienveillantes, meurent. »

Les sorcières-soignantes étaient souvent les seuls « médecins » généralistes d’une population qui n’avait ni docteurs ni hôpitaux, et qui souffrait cruellement de la pauvreté et de la maladie. L’association entre sorcière et sage-femme était particulièrement forte : « personne ne cause plus de tort à l’Eglise catholique que les sages-femmes » écrivaient les chasseurs de sorcières Kramer et Sprenger.

L’Eglise elle-même avait peu à offrir aux paysans souffrants :

« Le dimanche, après la messe, les malades venaient par vingtaines, pleurant de l’aide et les mots étaient tout ce qu’ils recevaient : « vous avez péché, et Dieu vous afflige – remerciez-le ; vous souffrirez d’autant moins dans la vie à venir. Endurez, souffrez, mourrez. L’Eglise n’a-t’elle pas ses prières pour les morts? »

Jules Michelet, Sorcellerie et Satanisme.

Confrontée à la misère du pauvre, l’Eglise se tournait vers le Dogme affirmant que l’expérience de ce monde est éphémère et sans importance. Mais fonctionnait la règle des deux poids, deux mesures, car l’église n’était pas opposée aux soins médicaux pour la classe dirigeante. Rois et nobles avaient leurs médecins de cours, qui étaient des hommes, et parfois même des prêtres. Le problème véritable était le contrôle : les soins donnés à la classe dirigeante par des hommes, sous les auspices de l’Eglise, étaient acceptables ; les soins donnes par des femmes appartenant à une sous-culture paysanne, ne l’étaient pas.

L’Eglise considérait sa lutte contre les soignant·es de la paysannerie comme une lutte contre la magie, non contre la médecine. On croyait que le Diable avait un pouvoir réel sur la terre, et l’utilisation de ce pouvoir par des paysannes, pour le bien comme pour le mal, effrayait l’Eglise et l’Etat. Plus leurs pouvoirs sataniques de s’aider soi-même, de s’entraider, étaient grands, moins elles étaient dépendantes de Dieu et de l’Eglise et plus elles étaient potentiellement capables d’utiliser leurs pouvoirs contre l’ordre divin. On pensait que les sortilèges étaient au moins aussi efficaces que la prière pour guérir les malades, mais la prière était approuvée par l’Eglise et contrôlée, tandis que les incantations et les sortilèges ne l’étaient pas. Ainsi les remèdes magiques, même efficaces, constituaient-ils une interférence intolérable avec la volonté de Dieu, menée avec l’aide du Diable, et la guérison elle-même était mauvaise. Il n’y avait pas de problème de distinction entre les remèdes de Dieu et ceux du Diable, car sans aucun doute possible, le Seigneur se manifestait par les prêtres et les médecins plutôt que par des paysannes.

La femme sage, ou sorcière, avait une foule de remèdes éprouves par des années d’emploi. Beaucoup de remèdes à base de plantes développes par les sorcières ont encore leur place dans la pharmacologie moderne. Elles avaient des remèdes contre la douleur, pour faciliter la digestion, des agents anti-inflammatoires. Elles utilisaient l’ergot du seigle contre les douleurs de l’enfantement, à une époque où l’Eglise soutenait que ces douleurs du travail étaient le juste châtiment du Seigneur pour le péché originel d’Eve. Des dérivés de l’ergot du seigle sont les principaux médicaments utilises aujourd’hui pour hâter le travail dans l’accouchement et aider à la remise sur pied après l’enfantement. La belladone – encore employée aujourd’hui comme antispasmodique – était utilisée par les sorcières pour arrêter les contractions utérines lorsqu’une fausse couche menaçait. La digitale, médicament toujours important pour le traitement des maladies de cœur, aurait tee découverte par une sorcière anglaise. Sans doute, beaucoup d’autres remèdes des sorcières étaient purement magiques et devaient leur efficacité – si efficacité il y avait – à leur réputation.

Les méthodes des sorcières-soignantes étaient une menace aussi grande (pour l’Eglise catholique, sinon protestante) que leurs résultats, car la sorcière était empiriste : elle se fiait plus à ses sens qu’à la foi ou la doctrine, elle croyait à l’essai et à l’erreur, à la cause et à l’effet. Son attitude n’était pas religieuse et passive, mais de recherche active. Elle faisait confiance à sa capacité à trouver les moyens de faire face à la maladie, à la grossesse et à la naissance, ou par des remèdes, ou par des sortilèges. En bref, sa magie était la science de l’époque.

Par contraste, l’Eglise était profondément anti-empirique. Elle refusait toute valeur au monde matériel et avait une profonde méfiance des sens. Il était inutile de chercher les lois naturelles qui gouvernent les phénomènes physiques, car le monde est recréé par Dieu à chaque instant. Kramer et Sprenger dans le Malleus, citent St-Augustin sur le caractère trompeur des sens

« …Le moteur de la volonté est quelque chose perçu par les sens ou l’intellect, tous deux soumis au pouvoir du Diable. Car St-Augustin dit dans le livre 83 : ce mal qui vient du Diable s’infiltre par toutes les voies d’accès que sont les sens, il se place dans les chiffres, s’adapte aux couleurs, s’attache aux sons, se cache dans la conversation coléreuse ou erronée, loge dans les odeurs, imprègne de parfums et emplit d’exhalaison tous les canaux de l’entendement ».

Les sens sont le terrain de jeu du Diable, l’arène dans laquelle il essaiera de détourner les hommes de la foi, vers les vanités de l’intellect ou l’illusion de la sensualité.

Dans les persécutions des sorcières, les obsessions antisexuelles, misogynes et anti-empiristes de l’Eglise coïncident : empirisme et sexualité signifient tous deux s’abandonner aux sens ; une trahison de la foi. La sorcière représentait une triple menace pour l’Eglise : elle était femme et nullement honteuse de l’être. Elle s’avérait faire partie d’une organisation clandestine de paysannes. Et elle était une guérisseuse dont la pratique reposait sur l’étude empirique. Face au fatalisme répressif de la Chrétienté, elle offrait l’espoir d’un changement dans ce monde.

L’ascension de la profession médicale européenne

Tandis que les sorcières exerçaient dans le peuple, les classes dirigeantes cultivaient leur propre race de soignants laïques, les médecins de formation universitaire. Au treizième siècle, siècle précèdent les chasses aux sorcières, la médecine européenne s’établit fermement comme science laïque et comme profession, La profession médicale sera activement engagée dans l’élimination des femmes soignantes, par exemple par leur exclusion des universités, bien avant que commencent les chasses aux sorcières.

Pendant huit longs siècles, du cinquième au treizième, la position spiritualiste, antimatérialiste et anti-médicale de l’Eglise avait barré la route au développement de la médecine comme profession respectable. Puis, au treizième siècle, il y eut un regain d’intérêt pour l’étude et la recherche suscité par les contacts avec le monde arabe. Des écoles médicales apparurent dans les universités, et de plus en plus de jeunes gens aisés se lancèrent dans les études de médecine. L’Eglise impose de stricts contrôles sur la nouvelle profession, et ne lui permit de se développer que dans les limites définies par la doctrine catholique. Les médecins formés à l’université ne pouvaient exercer sans un prêtre pour les aider et les conseiller, ni traiter un malade refusant la confession. Au quatorzième siècle, leur pratique était recherchée chez les riches, aussi longtemps qu’ils continuaient à prendre la peine de montrer que leurs soins à l’égard du corps ne mettaient pas en péril l’âme. En fait, les récits de leur formation médicale font apparaitre comme plus vraisemblable que c’était le corps qu’ils mettaient en danger.

A la fin du moyen-âge, rien dans la formation médicale n’entrait en conflit avec la doctrine de l’Eglise, et bien peu de cet enseignement pouvait être considéré comme « science ». Les étudiants en médecine, comme les autres jeunes gentilshommes érudits, passaient des années à étudier Platon, Aristote et la théologie chrétienne. Leur théorie médicale se limitait aux œuvres de Galien, le médecin de la Rome antique, qui mettait l’accent sur la théorie des Humeurs ou Tempéraments de l’humain, « raisons pour lesquelles la personne bilieuse (produisant beaucoup de bile) est courroucée, la personne sanguine et douce, la personne atrabileuse (bile noire ou atrabile) envieuse, etc… » Au cours de ses études, un médecin voyait rarement un malade, et aucune pratique expérimentale n’était enseignée. La médecine se différenciait nettement de la chirurgie, qui était presque partout considérée comme une profession dégradante et servile ; les dissections étaient pratiquement inconnues.

Face à un malade, le médecin forme à l’université avait peu de choses sur lesquelles s’appuyer en dehors de la superstition. La saignée était pratique courante, en particulier dans les cas de blessures physiques. Les sangsues étaient appliquées suivant le moment, l’heure, la sécheresse de l’air et d’autres considérations du même genre. Les théories médicales reposaient souvent plus sur la « logique » que sur l’observation : « Certains aliments donnent de bonnes humeurs, et d’autres de mauvaises. Par exemple, la capucine, la moutarde, l’ail produisent une bile rougeâtre ; les lentilles, les choux et la viande de vieilles chèvres et de bœufs engendrent une bile noire ». Les incantations et des rites quasi-religieux étaient considères comme efficaces : le médecin d’Edouard II, qui avait un diplôme de bachelier en théologie et un doctorat en médecine d’Oxford, prescrivit pour un mal de dent, d’écrire sur les mâchoires du patient : « au nom du Père, du Fils et du St-Esprit, amen », ou d’appliquer une aiguille sur une chenille puis sur la dent. Un traitement courant de la lèpre consistait en un bouillon fait avec la chair d’un serpent noir pris dans un terrain sec et pierreux.

Tel était l’état de la « science » médicale à l’époque où les sorcières soignantes étaient persécutées pour pratiquer la « magie ». Ce sont les sorcières qui ont développé une vaste connaissance des os et des muscles, des herbes et des drogues, pendant que les médecins tiraient encore leurs diagnostics de l’astrologie et les alchimistes essayaient de faire de l’or avec du plomb. Le savoir des sorcières était si grand qu’en I527, Paracelse, considéré comme le père de la médecine moderne brûla son texte sur la pharmaceutique, confessant qu’il « avait appris tout ce qu’il savait des sorcières ».

L’extermination des femmes soignantes

L’établissement de la médecine comme profession demandant des études universitaires permit aisément d’écarter légalement les femmes de la pratique. A quelques exceptions près, les universités étaient fermées aux femmes (même aux femmes de classes supérieures qui auraient pu financièrement se le permettre), et des lois furent établies pour interdire la pratique à toustes celle·ux qui ne sortiraient pas de l’université. Il était impossible d’imposer ces lois de façon cohérente, puisqu’il n’y avait qu’une poignée de médecins formés par les universités par rapport à la masse des soignants non officiels, mais les lois pouvaient être utilisées de façon sélective. Leur première cible ne fut pas la paysanne, mais la soignante lettrée, aisée, qui faisait concurrence aux médecins « professionnels » pour la même clientèle urbaine.

Prenons par exemple, le cas de Jacoba Felicie, trainée en justice en 1322 par la faculté de médecine de l’université de Paris, sous l’accusation d’exercice illégal de la médecine. Jacoba était lettrée et avait reçu « un enseignement médical spécial » qui n’est pas spécifié.

Que ses patient·es soient venus d’un milieu aisé est mis en évidence par le fait qu’iels (comme iels en témoignèrent devant le tribunal) avaient consulté des médecins « professionnels » très connus avant de se tourner vers elle. Les principales accusations relevées contre elle étaient

« qu’elle soignait ses patients de maladies internes et de blessures ou d’abcès externes. Elle visitait les malades avec assiduité et continuait d’examiner l’urine à la manière des médecins, tâtait le pouls et palpait le corps et les membres. »

Six témoins affirmèrent que Jacoba les avait guéris, même après que de nombreux docteurs les aient abandonnés, et un des malades déclara qu’elle en savait plus sur l’art de la chirurgie et de la médecine que n’importe quel maitre médecin ou chirurgien de Paris. Mais ces témoignages furent utilises contre elle, car l’accusation ne touchait pas son incompétence, mais le fait qu’elle osât exercer la médecine malgré son genre.

Suivant le même schéma, les médecins anglais envoyèrent une pétition au Parlement se plaignant des « femmes présomptueuses et sans valeur qui usurpaient la profession » et demandant l’imposition d’amendes et de longues peines d’emprisonnement à l’encontre de toute femme qui essaierait d’exercer la médecine. Au quatorzième siècle, la campagne de la profession médicale contre les soignantes lettrées des villes était quasiment menée à terme en Europe. Les médecins masculins avaient gagné le monopole de l’exercice de la médecine parmi les classes supérieures (sauf en obstétrique qui resta le domaine des sages-femmes, même parmi les classes supérieures pendant encore trois autres siècles). Ils étaient prêts à jouer le rôle-clé dans l’élimination de la grande masse des soignantes : les sorcières.

L’association Eglise-Etat-profession médicale se révéla entièrement durant les procès de sorcières. Le médecin était « l’expert » médical, donnant à tout le procès une aura pseudo-scientifique. Il était seul juge de la nature de sorcière des accusées et de la nature de sorcellerie de certains faits dont elles étaient accusées. Le Malleus dit «  s’il est demandé les façons de savoir si une maladie est due à un sortilège ou à un dysfonctionnement physique naturel, la première manière de trancher est de suivre l’avis des docteurs ». Durant les chasses aux sorcières, l’Eglise a explicitement légitimé le professionnalisme des docteurs, condamnant tout exercice non professionnel de la médecine comme hérésie : « Si une femme ose soigner sans avoir étudié, c’est une sorcière, et elle doit mourir. » (N’oublions pas que les études de médecine étaient interdites aux femmes, cruelle ironie.)

Les sorcières et leurs agissements étaient aussi une excuse pour les échecs de la pratique des docteurs : tout ce qu’ils n’arrivaient pas à soigner était forcément lié à la sorcellerie. La séparation entre la superstition « féminine » et la médecine scientifique « masculine » a été entérinée par les rôles mêmes de la sorcière et du docteur durant le procès. Le procès mettait le médecin masculin bien au-dessus de la soignante qu’il était appelé à juger, tant sur le plan moral qu’intellectuel. Il élevait le médecin aux côtés de Dieu et de la Loi, professionnel au même titre que le juriste ou le théologien, et plaçait la sorcière-soignante du côté de la magie, du mal et des ténèbres. Le statut conquis par le docteur masculin n’était pas tant dû à ses capacités scientifiques ou médicales mais plutôt à sa servitude envers l’Etat et l’Eglise.

Conséquences et répercussions

Les chasses aux sorcières n’ont pas éliminé toutes les soignantes de la classe populaire, mais elles les ont marquées durablement comme superstitieuses et possiblement malveillantes.

Elles furent si décrédibilisées parmi la bourgeoisie naissante, qu’aux dix-septième et dix-huitième siècles, les praticiens masculins purent faire de sérieuses incursions dans le dernier bastion de l’activité soignante féminine : l’obstétrique. Des praticiens masculins non professionnels les barbiers-chirurgiens, menèrent l’offensive en Angleterre, proclamant leur supériorité technique qui reposait sur leur capacité d’employer les forceps. Les forceps étaient alors légalement classés comme instruments chirurgicaux, et les femmes interdites de pratique chirurgicale. Aux mains des barbiers-chirurgiens, la pratique obstétricale parmi la bourgeoisie, se transforma rapidement de service entre voisins en une activité lucrative, que les vrais médecins commencèrent à pratiquer massivement au dix-huitième siècle. Toujours en Angleterre, les sages-femmes s’organisèrent et accusèrent les intrus masculins de faire du commerce et d’utiliser dangereusement les forceps. Mais il était trop tard : les femmes furent aisément déboutées, considérées comme de « vieilles femmes » ignorantes, attachées aux superstitions du passé.

 

 

Les femmes et l’ascension de la profession médicale américaine

Aux Etats-Unis, la conquête des rôles médicaux par les hommes commença plus tard qu’en Angleterre ou en France, mais en fin de compte alla beaucoup plus loin. Probablement aucun pays industrialisé n’a un pourcentage plus faible de femmes-médecins que les Etats-Unis aujourd’hui : l’Angleterre en a 24 %; la Russie 75 %, les Etats-Unis que 7 %. Et tandis que l’obstétrique, pratiquée par des femmes, est toujours une occupation prospère en Scandinavie, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, etc., elle a été quasiment interdite ici dès les débuts du vingtième siècle. A partir du début du siècle, la médecine était une discipline fermée aux femmes, exceptée une minorité particulièrement tenace et nantie. Seul leur restait le rôle d’infirmière, qui en aucun cas n’était un substitut aux rôles autonomes dont elles avaient joui comme sages-femmes et soignantes en général.

La question n’est pas tant de savoir comment les femmes ont été écartées de la médecine et se sont vues reléguées au rôle d’infirmière, mais comment ces catégories sont nées. Autrement dit : comment un groupe particulier de soignants, qui se trouvaient être des hommes, blancs et appartenant à la bourgeoisie, réussit à évincer toustes les autres soignant·es populaires, concurrent·es, sages-femmes et autres praticien·nes, qui avaient dominé la scène médicale américaine au début du dix-neuvième siècle ?

La réponse conventionnelle donnée par les historiens médicaux est, bien sûr, qu’il y a toujours eu une profession médicale américaine véritable – un petit groupe d’hommes dont l’autorité scientifique et morale découle directement d’Hippocrate, de Galien et des grands maitres médicaux européens. Dans l’Ouest américain, ces médecins avaient à combattre, non seulement les problèmes routiniers de la maladie et de la mort, mais aussi les abus d’une foule de praticiens non diplômés – généralement décrite comme composée de femmes, d’anciens esclaves, d’indiens et de marchands de spécialités pharmaceutiques alcooliques. Heureusement pour la profession médicale, à la fin du dix-neuvième siècle, le public américain développa subitement un sain respect pour le savoir scientifique des médecins, perdit sa foi primitive dans les charlatans et accorda à la véritable profession médicale un monopole durable des arts médicaux.

Mais la vraie réponse n’est pas dans ce drame artificiel de la science opposée à l’ignorance et à la superstition. Elle fait partie de la longue histoire des luttes des classes et des sexes pour le pouvoir, dans tous les domaines de la vie du dix-neuvième siècle. Lorsque les femmes avaient une place dans la médecine, c’était dans une médecine populaire. Lorsque cette médecine populaire fut détruite, il n’y eut plus de place pour les femmes         , sauf dans le rôle subalterne d’infirmière. Le groupe de soignants qui devint la profession médicale se distinguait non pas tant par ses liens avec la science moderne que par ses liens avec les milieux d’affaires américains naissants. Sauf le respect dû à Pasteur, Koch et les autres grands chercheurs européens du dix-neuvième siècle, la victoire finale de la profession médicale américaine fut bel et bien assurée par l’intervention des Carnegie et des Rockefeller.

On aurait eu du mal à trouver un milieu moins prometteur pour le développement de la profession médicale, ou de n’importe quelle profession d’ailleurs, que les Etats-Unis en 1800. Peu de médecins « professionnels » avaient émigré d’Europe. Il y avait très peu d’écoles de médecine en Amérique, de même que très peu d’institutions d’enseignement supérieur. Le grand public, tout juste sorti d’une guerre de libération nationale, était hostile au professionnalisme et aux élitismes « étrangers » quels qu’ils soient.

En Europe occidentale, les médecins diplômés de l’université avaient déjà un monopole des soins vieux de plusieurs siècles, mais en Amérique, la pratique médicale était traditionnellement ouverte à tous ceux qui pouvaient prouver leur efficacité de soignant·e, sans s’occuper de la formation formelle, ni de la race ou du sexe. Ann Hutchinson, cheffe religieuse d’une secte protestante non conformiste des années 1600, était une praticienne de médecine générale, comme l’étaient nombre de pasteurs et leur femme. L’historien médical Joseph Kett rapporte que l’un des médecins les plus respectés de Windsor (Connecticut) à la fin du dix-huitième siècle était un Noir affranchi, docteur Primus. Dans le New Jersey, la pratique médicale, sauf cas extraordinaires, était essentiellement aux mains des femmes jusqu’en 1818…

Les femmes étaient fréquemment associées leur mari : le mari s’occupant de chirurgie, la femme d’obstétrique et de gynécologie, le reste étant partagé. Une femme pouvait commencer à exercer après avoir développé ses talents en s’occupant des membres de sa famille ou par apprentissage aux côtés d’un·e parent·e ou d’un·e autre soignant·e établi·e. Par exemple, Harriet Hunt, l’une des premières femmes-médecins diplômées, commença à s’intéresser à la médecine pendant la maladie de sa sœur, travailla quelque temps avec un couple de médecins mari et femme, puis simplement s’installa à son compte. Elle n’entreprit que plus tard sa formation formelle.

L’arrivée du docteur

Le début du dix-neuvième siècle voit l’arrivée grandissante de médecins formellement diplômés qui eurent toutes les peines du monde pour se distinguer de leurs confrères et consœurs non diplômé·es. La majeure différence était que ces praticiens à l’éducation formelle, ou docteurs « réguliers » comme ils se nommaient, étaient majoritairement des hommes blancs de classe moyenne, et facturaient quasiment toujours leurs services plus cher que leurs homologues informels. Ils soignaient majoritairement des gens issus des classes moyennes et supérieures, qui pouvaient se payer le luxe d’être soignés par de « gentlemen » de leur propre classe. Dans les années 1800, la mode pour les femmes de la bourgeoisie était de faire appel à un docteur diplômé masculin pour le suivi gynécologique et obstétrical, ce qui était considéré comme indécent par toute une partie de la population. En termes de capacité de soin et de théorie médicales, ces « professionnels » n’avaient pas l’avantage sur autres les praticien·nes. Leur formation « professionnelle » n’avait que peu de sens, même comparée aux pratiques européennes de l’époque : les formations médicales variaient en longueur de quelques mois à deux ans, la plupart des programmes ne proposaient pas de partie clinique, aucun diplôme n’était requis à l’admission dans les écoles médicales. Une formation académique en règle n’eut pas forcément été plus efficace, car aucun corps médical en activité n’aurait pu accueillir les étudiants. Sans éducation, les « professionnels » avaient pour consigne de traiter la plupart des maux par des remèdes spectaculaires : grandes saignées, grosses doses de laxatifs (au calomel, un laxatif contenant du mercure…) et par la suite en utilisant massivement l’opium (notons que la médecine européenne n’était pas forcément beaucoup plus en avance). On imagine facilement que ces « remèdes » étaient parfois plus dangereux que la maladie elle-même. Selon le jugement d’Oliver Wendell Holmes Sr, lui-même médecin distingué, « si tous les médicaments utilisés par les médecins « professionnels » des Etats-Unis étaient jetés à la mer, ce serait tant mieux pour l’humanité et tant pis pour les poissons. »

Les autres praticien·nes étaient incontestablement plus sûrs et plus efficaces que les « professionnels ». Iels préféraient utiliser des médications douces à base de plantes, les changements de régime alimentaire, voire tenir la main de la personne malade, aux interventions héroïques. Peut-être n’en savaient-iels pas plus que les « professionnels », mais au moins étaient-ils moins susceptibles de faire du mal au malade. Sans intervention extérieure, iels auraient bien pu remplacer les médecins « professionnels », même parmi les consommateurs bourgeois. Mais ils ne connaissaient pas les gens qu’il fallait. Les « professionnels », par leurs liens étroits avec les classes supérieures, avaient une couverture législative. En 1830, treize états avaient passé des lois réglementant la médecine, mettant hors la loi l’exercice informel et faisant des « professionnels » les seuls soignants légaux.

C’était un geste prématuré. Il n’y avait pas de soutien populaire à l’idée d’une professionnalisation de la médecine, encore moins par le groupe de médecins qui s’en réclamaient. Il fut impossible d’appliquer ces nouvelles lois : les soignant·es en qui les gens du peuple avaient confiance ne pouvaient être écartes de la pratique simplement par décret. Pire encore pour les médecins « professionnels », cette première tentative de saisie du monopole médical suscita une indignation massive qui prit la forme d’un mouvement radical en faveur de la santé populaire, qui faillit écraser une fois pour toutes l’élitisme médical en Amérique.

The Popular Health Movement

Le PHM des années 1830 et 1840 est généralement écarté, dans les histoires médicales conventionnelles, comme étant l’apogée du charlatanisme et du culte de la médecine. En réalité, il s’agissait du front médical d’un mouvement social généralisé, suscité par les mouvements féministes et ouvriers. Les femmes étaient l’âme du PHM. Les « Ladies Physiological Societies » (sociétés féminines de physiologie), l’équivalent des cours « Connaissez votre corps », naquirent partout, apportant à des publics ravis des notions simples d’anatomie et d’hygiène corporelle. L’accent était mis sur les soins préventifs par opposition aux « remèdes » meurtriers appliques par les médecins « professionnels ». Le mouvement mena campagne en faveur de bains fréquents (considérés comme un vice par beaucoup de médecins « professionnels » de l’époque), en faveur de vêtements féminins amples, pour la consommation de céréales complètes, pour la sobriété et un grand nombre d’autres questions auxquelles les femmes pouvaient se reconnaître. Et à peu près à l’époque où la mère de Margaret Sanger était encore une petite fille, certains éléments du mouvement avançaient déjà le mot d’ordre du contrôle des naissances.

Le mouvement constituait une attaque radicale contre l’élitisme médical et l’affirmation de la médecine populaire traditionnelle. « Tout homme est son propre médecin » était le slogan d’une aile du mouvement, qui affirmait très clairement l’entendre aussi pour toute femme. Les médecins « professionnels » se sont vus qualifiés de membres des classes improductives, survivant grâce au seul goût morbide de la bourgeoisie pour les laxatifs et les saignées. Les facultés de médecine formant ces docteurs ont été décrites comme des lieux où les étudiants apprenaient à considérer le travail comme servile et avilissant, tout en se reconnaissant comme membres des classes supérieures. Les membres radicaux de la classe ouvrière se sont ralliés à cette cause, déclarant la « création de rois, de prêtres, de juristes et de docteurs » les quatre plus grands maux de l’époque. Dans l’état de New-York, le mouvement était représenté par un membre du Parti des Travailleurs qui saisissait toute opportunité de dénoncer les privilèges des docteurs.

Les médecins « professionnels » se sont rapidement vus acculés. De l’aile gauche du P.H.M. est née une critique radicale de la médecine comme activité rémunérée, à plus forte raison comme « profession » fortement rémunérée. La partie la plus modérée du P.H.M. a vu fleurir de nombreuses nouvelles approches de la médecine, destinées à combattre les docteurs « professionnels » en sur leur propre terrain. Parmi ces « sectes » médicales on peut compter l’éclectisme, le grahamisme, l’homéopathie… Ces « sectes » ont mis en place leurs propres écoles et cursus, et ont commencé à diplômer leurs propres médecins. Dans cette effervescence, les anciens docteurs « professionnels » sont apparus comme faisant simplement partie d’encore un courant de la médecine, celui-ci plus incliné vers les saignées et les laxatifs que les cures à base de plantes. Cette prolifération a rendu impossible l’identification de « véritables » docteurs et l’établissement d’une législation médicale. De fait, vers 1840, les lois encadrant l’exercice de la médecine avaient été révoquées dans la majorité des états.

L’apogée du P.H.M. coïncida avec les débuts d’un mouvement féministe organisé, et les deux étaient si étroitement liés qu’il est difficile de dire où commençait l’un et où finissait l’autre. « Cette croisade pour la santé des femmes (le P.H.M.) était liée, à la fois dans ses causes et ses effets, à la demande des droits des femmes en général ; les mouvements féministes et pour la santé devinrent à ce stade indiscernables », selon Richard Shryock, l’historien médical. Le mouvement en faveur de la santé s’intéressait aux droits des femmes en général, et le mouvement féministe s’occupait particulièrement de la santé et de l’accès des femmes à l’enseignement médical.

Les dirigeant·es des deux groupes se servaient des stéréotypes de genre pour démontrer que les femmes étaient mieux disposées que les hommes pour exercer le métier de docteur. « Nous ne pouvons nier que les femmes possèdent des capacités supérieures en ce qui concerne la science médicale » écrivait Samuel Thompson, un dirigeant du mouvement de la santé, en 1834. Cependant, il pensait que la chirurgie et les soins concernant les hommes devaient être réservés à des praticiens masculins. Des féministes, comme Sarah Hale, allèrent plus loin, proclamant en 1852 : « parler de la médecine comme étant la sphère approprie de l’homme et de lui seul ?! avec dix fois plus de raison et de plausibilité, nous disons qu’elle est la sphère appropriée de la femme et d’elle seule ! »

Les écoles des nouvelles sectes médicales ouvrirent leurs portes aux femmes à une époque où l’enseignement médical formel leur était presque totalement fermé. Par exemple, Harriet Hunt s’est vue refuser son admission au collège médical d’Harvard, et alla suivre ses cours à l’école d’une secte. En fait, la faculté d’Harvard avait voté son admission – ainsi que celles de quelques étudiants noirs masculins, mais les étudiants menacèrent de se révolter s’ils y entraient. Les médecins « professionnels » pouvaient s’attribuer le mérite d’avoir formé Elisabeth Blackwell, la première femme-médecin diplômée d’Amérique, mais son Alma Mater (une petite école de l’état de New York) vota rapidement une résolution interdisant l’entrée à d’autres étudiantes. La première école de médecine entièrement mixte fut l’Eclectic Central Medical College informel de New York, à Syracuse. Enfin, les deux premiers collèges médicaux totalement féminins, l’un à Boston, l’autre à Philadelphie, étaient eux-mêmes informels.

Les chercheur·euses féministes devraient faire d’avantage de recherches sur le PHM Du point de vue de notre mouvement actuel, cela serait probablement plus cohérent que l’étude du mouvement pour le vote des femmes. Les aspects les plus radicaux du mouvement sont, pour nous :

  • Qu’il émane à la fois des luttes de classes et des luttes féministes : il est de bon ton aujourd’hui dans certains milieux d’écarter les questions féministes sous prétexte qu’elles sont des préoccupations bourgeoises. Le PHM est pourtant à l’intersection des combats des travailleur·euses et des énergies féministes. Serait-ce seulement dû au fait que le mouvement attirait tout type de révolutionnaires, ou d’une unité plus profonde du but commun poursuivi ?
  • LE PHM n’était pas seulement un mouvement demandant d’avantage et de meilleurs soins médicaux, mais une refonte radicale de la philosophie du soin : le mouvement était un réel défi au dogme médical dominant, tant au niveau de la pratique que de la théorie. Les critiques actuelles se réduisent souvent à l’application et l’organisation du soin, sans remettre en cause un fond scientifique prétendument inattaquable. Il serait intéressant de développer une capacité de critique de la « science » médicale, au moins en ce qui concerne les soins apportés aux femmes.

Les médecins passent à l’offensive

A son apogée, dans les années 1830-1840, le PHM avait mis en déroute les médecins « professionnels », ancêtres professionnels de nos médecins d’aujourd’hui. Plus tard au cours du I9e siècle, comme l’énergie de la base refluait et que le Mouvement dégénérait en groupes de sectes concurrentes, les « réguliers » revinrent a la charge. En 1848, ils constituèrent leur première organisation nationale, prétentieusement appelée American Medical Association (AMA). Des sociétés médicales de comtés et d’états, dont beaucoup s’étaient pratiquement dispersées au comble de l’anarchie médicale des années 1830-1840, commencèrent à se reformer.

Pendant toute la fin du I9e siècle, les « professionnels » formels attaquèrent implacablement les praticien·nes sans qualifications, les médecins appartenant aux différentes sectes, et les femmes-médecins en général. Ces attaques étaient liées : les femmes-médecins pouvaient être attaquées à cause de leurs penchants pour les sectes ; les sectes parce qu’ouvertes aux femmes. Les arguments contre les femmes-médecins allaient du paternalisme (comment une femme respectable pouvait-elle voyager la nuit pour répondre à une urgence ?), au sexisme le plus acharné. Dans son discours de président de l’AMA en 1871, le Dr Alfred Stille dit :

« Certaines femmes cherchent à rivaliser avec les hommes dans les sports virils… Et les fortes-tètes les singent en tout, même dans l’habillement. En agissant ainsi, elles peuvent recevoir une sorte d’admiration qu’inspire toute production monstrueuse, particulièrement quand elles visent un modèle qui leur est supérieur. »

La virulence de l’opposition sexiste américaine à l’égard des femmes dans le domaine médical n’a pas eu d’équivalent en Europe, probablement parce que, premièrement, moins de femmes européennes aspiraient à une carrière médicale à cette époque, et deuxièmement car, le mouvement féministe étant plus virulent aux Etats-Unis, l’entrée des femmes dans les professions médicales était associée par les médecins à un féminisme organisé, et troisièmement car la profession médicale européenne était mieux implantée et partant, moins exposée à la concurrence.

Les rares femmes qui parviennent à entrer dans une école de médecine formelle devaient faire face à une succession d’obstacles de nature sexiste, du harcèlement incessant et souvent grossier de la part des étudiants au refus des professeurs de discuter d’anatomie en présence d’une dame.

Un certain livre d’obstétrique, paru en 1848, affirmait : « elle (la femme) a une tête presque trop petite pour l’intelligence, mais juste assez grosse pour l’amour ». Certaines théories gynécologiques mettaient en garde contre les effets néfastes de l’activité intellectuelle sur les organes reproducteurs féminins.

Ayant terminé son travail académique, la candidate-médecin trouvait en général les étapes suivantes barrées. Les hôpitaux étaient généralement fermés aux femmes-médecins, et même s’ils ne l’étaient pas, les internats n’étaient pas ouverts aux femmes. Si elle réussissait finalement à entrer en pratique, ses collègues masculins « professionnels » refusaient de lui adresser leurs malades et s’opposaient absolument à sa participation à leurs sociétés médicales.

Aussi est-il d’autant plus étrange et d’autant plus triste que ce que nous pourrions appeler « le mouvement des femmes en faveur de la santé » commençât à la fin du dix-neuvième siècle à se dissocier du PHM et à lutter pour sa respectabilité. Des membres des sectes informelles furent exclues des collèges médicaux féminins. Des dirigeantes du mouvement médical telle qu’Elizabeth Blackwell rallièrent les médecins « professionnels » en demandant la suppression de la pratique de l’obstétrique sans diplôme et une « complète formation médicale » pour toustes celleux qui exercent en obstétrique. Tout ceci a une époque où les docteurs « professionnels » avaient encore peu voir aucun avantage “scientifique » sur les médecins appartenant aux sectes ou sur les soignant·es non-diplômé·es.

L’explication, nous supposons, en était que les femmes susceptibles de rechercher une formation médicale « normale » à cette époque faisaient partie de la bourgeoisie. Elles ont dû trouver plus facile de s’identifier aux médecins « professionnels » bourgeois qu’aux soignantes de classes inferieures ou aux sectes médicales (qui s’identifiaient aux mouvements radicaux). Le changement d’obédience fut probablement facilite par le fait que, dans les villes, les praticiennes non-officielles étaient de plus en plus immigrantes. Au même moment, les possibilités d’un mouvement féministe au-dessus des classes, en vue d’un quelconque résultat, disparaissaient avec l’entrée des femmes de la classe ouvrière dans les usines et 1’installation des femmes de la bourgeoisie dans la condition de « dame de l’époque victorienne ». Quelle que soit l’explication exacte, le résultat fut que les femmes de la bourgeoisie avaient abandonné les attaques réelles contre la médecine masculine, et accepté les termes établis par la profession médicale masculine naissante.

La victoire des professionnels

Les professionnels n’étaient pas encore en mesure d’essayer d’obtenir le monopole médical. En premier lieu, ils ne pouvaient toujours pas prétendre posséder les seules méthodes efficaces ou un ensemble bien défini de connaissances. D’ailleurs, un groupe professionnel n’obtient pas le monopole de la profession sur la seule base de sa supériorité technique. Une profession reconnue n’est pas simplement un groupe s’étant proclamé expert ; c’est un groupe qui tient son autorité de la loi, qui permet de sélectionner ses propres membres et de règlementer leur pratique, c’est à dire de monopoliser un certain champ d’action sans interférence extérieure. Comment un groupe particulier obtient-il son statut professionnel ? Selon les mots du sociologue Elliot Freidson :

« une profession atteint et maintient sa position grâce à la protection et au patronage d’une fraction de l’élite de la société, qui a été persuadée que son travail a quelque valeur particulière. »

En d’autres termes, les professions sont des créations d’une classe dirigeante. Pour devenir la profession médicale, les médecins « professionnels » avaient besoin avant toute chose du patronage de la classe dirigeante.

Par une heureuse coïncidence pour les « professionnels », et la science et le patronage furent disponibles ensemble à peu près à la même époque, vers la fin du siècle. Des savants français et surtout allemands avancèrent la théorie microbienne de la maladie, qui fournit, pour la première fois dans l’histoire humaine, une base rationnelle à la prévention et aux soins. Pendant que le médecin américain moyen marmottait encore sur les « humeurs » et soignait à coup de saignés et de laxatifs, une infime minorité partait vers les universités allemandes pour apprendre la nouvelle science. Ils revinrent aux Etats-Unis pleins de zèle réformiste. En 1893, des médecins formes en Allemagne (et finances par les philanthropes locaux) fondèrent la première école de médecine américaine, à l’allemande : l’école John Hopkins.

En ce qui concerne le programme d’études, la grande innovation d’Hopkins était l’intégration du travail de laboratoire en sciences fondamentales, ainsi qu’une formation clinique étendue. D’autres réformes comprenaient le recrutement d’enseignants à temps complet, le développement de la recherche, la liaison étroite entre l’école de médecine et tout le reste de l’université. John Hopkins introduisit aussi un type moderne d’enseignement médical, quatre ans d’école de médecine suivant quatre ans d’université, ce qui bien sûr retirait à toute personne pauvre et de la classe ouvrière, la possibilité d’une formation médicale.

Au même moment, les Etats-Unis devenaient la première nation industrielle du monde. Les fortunes bâties avec le pétrole, le charbon et l’exploitation impitoyable des travailleur·euses américain·es constituaient les empires financiers. Pour la première fois de l’histoire américaine, il y avait une concentration de richesses suffisante pour permettre une philanthropie massive et organisée, c’est à dire l’intervention organisée de la classe dirigeante dans la vie sociale, culturelle et politique de la nation. Les fondations furent créées pour être les instruments durables de cette intervention – les fondations Rockefeller et Carnegie apparurent dans la première décade du vingtième siècle. L’une des questions les plus urgentes et importantes à l’ordre du jour était la « reforme » médicale, la création d’une profession médicale américaine, scientifique, respectable.

Le groupe de médecins américains que les fondations choisirent de doter, fut assez naturellement, celui de l’Elite scientifique des médecins « professionnels ». Beaucoup de ces hommes faisaient partie de la classe dirigeante eux-mêmes, et tous étaient bien élevés et formés à l’université. A partir de 1903, l’argent des fondations commença à se déverser, par millions, dans les écoles médicales. Les conditions étaient claires : se conformer au modelé John Hopkins ou fermer. Pour faire passer la consigne, la Carnegie Corporation délégua un homme de confiance, Abraham FLEXNER, chargé de faire le tour des écoles médicales, d’Harvard à la dernière des écoles de troisième ordre.

Flexner décidait presque seul quelles écoles recevraient l’argent, et donc survivraient. Pour les meilleures et les plus importantes (c’est à dire celles qui avaient suffisamment d’argent pour commencer à introduire les reformes conseillées), il y avait la promesse de subventions importantes de la part de la fondation. Harvard fut l’une des heureuses élues et son président pouvait affirmer avec satisfaction en 1907 : « Messieurs, le moyen d’obtenir des subsides pour la médecine est d’améliorer l’enseignement médical ». Quant aux écoles plus pauvres, plus petites, dont faisaient partie la plupart des écoles de sectes et des écoles spéciales pour les Noirs et les femmes – Flexner ne les jugeait pas dignes d’être sauvées. Le choix était de fermer ou de rester ouvertes et affronter la dénonciation publique dans le rapport que préparait Flexner.

Le rapport Flexner, publié en 1910, était l’ultimatum des fondations adresse à la médecine américaine. Dans son sillage, les écoles médicales fermèrent par douzaines, parmi elles six des huit écoles noires et la majorité des écoles « irrégulières », qui avaient été le refuge des étudiantes. La médecine était une fois pour toute établie, comme faisant partie d’un savoir « supérieur », accessible seulement par une formation universitaire longue et coûteuse. Il est certainement vrai qu’avec l’accroissement des connaissances médicales, une formation plus longue devenait nécessaire. Mais Flexner et les fondations n’avaient pas du tout l’intention de permettre l’accès à cette formation, à la grande masse des soignant·es non-officiel·les et des médecins informels. Au contraire, les portes furent claquées au nez des Noirs, de la majorité des femmes et des Blancs pauvres. (Flexner dans son rapport, déplorait le fait que n’importe quel “garçon inculte ou employé surmené » avait pu chercher à obtenir une formation médicale). La médecine était devenue une occupation blanche, masculine et bourgeoise.

Mais elle était plus qu’une occupation. Elle était devenue enfin une profession. Pour être plus précis, un groupe particulier de soignants, les médecins « professionnels », étaient maintenant la profession médicale. Leur victoire ne reposait pas sur leur propre talent : le médecin « professionnel » moyen n’acquérait pas subitement la connaissance de la science médicale avec la publication du rapport Flexner. Mais il acquérait la mystique de la Science. Aussi qu’importe que sa propre Alma Mater ait été condamnée dans le rapport Flexner, n’était-il pas membre de l’A.M.A. et n’était-il pas au premier rang de la réforme scientifique ? Le médecin était devenu, grâce à quelques savants étrangers et aux fondations de l’Etat « l’homme de science » : au-dessus de la critique, des règlements, presque au-delà de la concurrence.

La mise hors-la-loi des sages-femmes

Etat après état, de nouvelles lois rigoureuses, règlementant l’exercice de la médecine consacrèrent le monopole des médecins. Tout ce qui restait à faire était de se débarrasser des derniers bastions de l’ancienne médecine : les sages-femmes. En 1910, environ 50 % des enfants étaient mis au monde par des sages-femmes, la plupart étant des Noires ou des immigrantes appartenant à la classe ouvrière. Il y avait là une situation intolérable pour la spécialité d’obstétrique naissante : en premier lieu, toute femme pauvre qui allait chez une sage-femme, était un cas de plus perdu pour la recherche et l’enseignement académique. Les vastes ressources en « matériel d’enseignement » que constituaient les classes inferieures américaines étaient gaspillées par des sages-femmes ignorantes. Et en plus de cela, les femmes pauvres dépensaient une somme estimée à cinq millions de dollars par an chez les sages-femmes – cinq millions qui auraient pu revenir aux « professionnels ».

Cependant pour le public, les obstétriciens lancèrent leurs attaques sur les sages-femmes au nom de la science et des reformes. Les sages-femmes étaient ridiculisées comme étant « incurablement sales, ignorantes et incompétentes ». En particulier, on les tenait pour responsables de la prédominance de l’infection puerpérale (infection utérine) et de l’ophtalmie postnatale (cécité due à une gonorrhée parentale). Ces deux affections étaient faciles à prévenir par des techniques à la portée de la sage-femme la moins instruite (simple lavage des mains pour l’infection puerpérale et gouttes dans les yeux pour l’ophtalmie). Aussi la solution la plus juste pour une obstétrique réellement attachée au bien être public, aurait dû être de faire connaitre et de procurer les techniques préventives appropriées à la masse des sages-femmes. C’est en fait ce qui s’est produit en Angleterre, en Allemagne et dans la plupart des nations européennes : le métier de sage-femme fut sanctionné par un diplôme et devint une profession établie, indépendante.

Mais les obstétriciens américains ne se souciaient pas vraiment d’améliorer les soins dans ce domaine. En fait, une étude faite par un professeur de l’école John Hopkins, en 1912, indiquait que la plupart des médecins américains étaient moins compétents que les sages-femmes. Non seulement on ne pouvait pas faire confiance aux médecins eux-mêmes pour prévenir l’infection et l’ophtalmie, mais ils avaient aussi trop tendance à utiliser les techniques chirurgicales qui mettaient en danger la mère et l’enfant. Si quelqu’un méritait alors le monopole légal des soins obstétricaux, c’étaient bien les sages-femmes et non les médecins. Mais les docteurs avaient le pouvoir, pas les sages-femmes. La forte pression de la profession médicale obligea les Etats les uns après les autres, à passer des lois supprimant le métier de sage-femme et limitant la pratique de l’obstétrique aux médecins. Pour les femmes pauvres de la classe ouvrière, cela signifiait : soins plus mauvais, voire même pas du tout. Par exemple, une étude sur les taux de mortalité infantile à Washington, indiquait un accroissement de cette mortalité dans les années suivant immédiatement le passage des lois interdisant les sages-femmes. Pour la nouvelle profession médicale male, l’interdiction du métier de sage-femme équivalait à la suppression d’une source de concurrence. Les femmes avaient été chassées de leur dernier bastion de praticiennes indépendantes.

La dame à la lampe

La seule occupation restant aux femmes dans le domaine de la sante était celle d’infirmière. Le métier d’infirmière n’avait pas toujours existé comme occupation rémunérée : il devait être invente. Au début du dix-neuvième siècle, une « infirmière » était simplement une femme qui, à l’occasion, donnait des soins à quelqu’un : un enfant malade ou un parent âgé. Il y avait aussi des hôpitaux, qui employaient des infirmières. Mais les hôpitaux de l’époque servaient surtout d’asile aux pauvres en train de mourir, ne recevant que des soins symboliques. Les infirmières d’hôpital, l’histoire le raconte, constituaient un lot de mauvaise réputation, porté à la boisson, à la prostitution, au vol. Les conditions de vie dans les hôpitaux étaient souvent scandaleuses. A la fin des années 1870, une commission enquêtant au Bellevue Hospital de New York ne put trouver un seul morceau de savon dans les locaux.

Si le métier d’infirmière n’était pas une occupation attirante pour les femmes, il constituait une arène ouverte à toutes les réformistes. Pour réformer les soins dans les hôpitaux, il fallait réformer le métier d’infirmière, et pour rendre ce métier acceptable aux médecins et aux femmes de « bonne réputation », il fallait en donner une image entièrement nouvelle. Florence Nightingale saisit sa chance dans les hôpitaux de campagne de la guerre de Crimée, où elle remplaça les anciennes « infirmières » par une troupe de dames d’âge mûr, disciplinées et efficaces. Dorothea Dix, une réformatrice des hôpitaux américains introduisit cette nouvelle espèce d’infirmière dans les hôpitaux de l’Union pendant la guerre civile.

La nouvelle infirmière (« la dame a la lampe ») assistant les blessés de façon désintéressée s’ancra dans l’imagination populaire. De véritables écoles d’infirmières commencèrent à apparaitre, en Angleterre, tout de suite après la guerre de Crimée, et aux Etats-Unis, tout de suite après la guerre civile. Dans le même temps, le nombre des hôpitaux commence à croitre, pour répondre aux besoins de l’enseignement médical. Les étudiants en médecine avaient besoin d’hôpitaux pour se faire la main ; de bons hôpitaux, puisque les médecins apprenaient, cela nécessitait de bonnes infirmières.

En fait les premières écoles d’infirmières américaines firent de leur mieux pour recruter comme étudiantes, des femmes des classes supérieures. Miss Euphemia Van Rensselear, d’une vieille famille aristocratique de New York, honora de sa présence la première classe de Bellevue. Et à l’école John Hopkins, où Isabel Hampton formait des infirmières à l’University Hospital, un médecin réputé admettait :

« Miss Hampton avait parfaitement réussi à recruter des étudiantes parmi les hautes couches de la société ; mais malheureusement les choisissait toutes sur leur belle apparence, et le personnel de la maison était pendant ce temps dans un triste état ».

Regardons d’un peu plus près les femmes qui inventèrent le métier d’infirmière, car, de façon très significative, ce métier tel que nous le connaissons aujourd’hui est le produit de leur oppression en tant que femme de l’aristocratie victorienne. Dorothea Dix était l’héritière d’une importante fortune. Florence Nightingale et Louisa Schuyler (moteur de la création des premières écoles d’infirmières américaines style Nightingale) étaient de véritables aristocrates. Elles étaient des refugiées de l’oisiveté forcée de la condition féminine victorienne. Dix et Nightingale ne commencèrent pas leur carrière réformiste avant la trentaine et avant d’être confrontées à la perspective d’un célibat long et inutile. Elles centrèrent leur énergie sur les soins aux malades parce que cela était un sujet d’intérêt « naturel » et acceptable pour les dames de leur classe.

Nightingale et ses disciples immédiat·es marquèrent le métier d’infirmière du sceau indélébile de leurs propres préjuges de classe. La formation mettait l’accent sur le caractère, non sur le savoir-faire. Le produit fini, l’infirmière Nightingale, était simplement la Dame idéale, transplantée de la maison à l’hôpital, et libérée des responsabilités de la reproduction. Au médecin, elle apportait la vertu féminine d’absolue obéissance. Au malade, elle apportait le dévouement désintéresse d’une mère. Aux employés subalternes de L’Hôpital, elle apportait la discipline ferme mais bienveillante d’une maitresse de maison habituée à diriger ses domestiques.

Mais en dépit de la magnifique image de « la dame a lampe », la plus grande partie du travail de consistait simplement en travaux ménagers épuisants et mal rémunères. Peu après, la plupart des écoles d’infirmières n’attirèrent plus que des femmes de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie dont les seules autres possibilités d’emploi étaient le travail en usine ou dans un bureau. Mais la philosophie de l’enseignement dispensé aux infirmières ne changea pas – après tout, les enseignantes étaient toujours des femmes de la bourgeoisie ou de l’aristocratie. Si quelque chose changea, ce fut qu’elles insistèrent davantage sur le développement du caractère mondain chez les élevés, et la socialisation des infirmières devint ce qu’elle a été pendant la majeure partie du vingtième siècle : l’imposition des valeurs culturelles de la bourgeoisie aux femmes de la classe ouvrière. Par exemple, jusqu’à récemment, la plupart des élèves-infirmières apprenaient les bonnes manières bourgeoises telles que verser le thé, apprécier les arts, etc… Les infirmières apprennent encore à porter des corsets, à utiliser le maquillage et de façon générale à singer le comportement des femmes de la classe supérieure.

Mais l’infirmière Nightingale n’était pas simplement la projection de la condition féminine de la bourgeoisie dans le monde du travail : elle incarnait l’esprit de féminité défini par la société victorienne sexiste. Elle était la Femme. Les inventeurs de l’infirmière voyaient cette occupation comme une vocation naturelle pour les femmes, inferieure seulement au métier de mère. Lorsqu’un groupe d’infirmières anglaises proposa que la profession d’infirmière prit exemple sur la profession médicale, avec examens et diplômes, Nightingale répondit que « les infirmières ne peuvent pas plus être diplômées et soumises aux examens que les mères ». Ou, comme l’écrivit un historien de la profession, presque un siècle plus tard : « la femme est une infirmière d’instinct formée par Mère Nature » (Victor Robinson, MD, White Caps, The story of Nursing).

Si les femmes étaient infirmières d’instinct, elles n’étaient pas, selon Nightingale, médecins d’instinct. Elle écrivait au sujet de quelques femmes-médecins de son époque : « elles ont seulement essayé d’être des hommes, et n’ont réussi qu’à être des hommes de troisième ordre ». En fait, alors que le nombre d’élèves-infirmières augmentait à la fin du dix-neuvième siècle, le nombre d’étudiantes en médecine commençait à décliner. La place de la femme dans le système de santé avait été trouvée.

Tout comme le mouvement féministe ne s’était pas opposée à l’ascension du professionnalisme médical, il ne s’opposa pas au métier d’infirmière en tant que rôle féminin oppressif. En fait, les féministes de la fin du dix-neuvième siècle commençaient elles aussi à célébrer « l’image infirmière/mère » de la féminité. Le mouvement féministe américain avait abandonné la lutte pour la totale égalité des sexes pour se concentrer exclusivement sur le droit de vote, et pour l’obtenir, était prêt à adopter les principes les plus sexistes de l’idéologie victorienne : les Femmes ont besoin de voter, disaient-elles, non parce         sont des êtres humains, mais parce qu’elles sont mères. « La femme est la mère de la race », proclamait la féministe de Boston Julia Ward Howe, « la gardienne de son enfance impuissante, son premier maître, son champion le plus zélé. La femme est aussi celle qui est et fait tout dans le foyer ; sur elle reposent les détails qui sanctifient et embellissent la vie familiale ». Et ainsi de suite, dans des louanges trop pénibles à citer.

Le mouvement des femmes cessa d’insister, comme à ses débuts, sur l’ouverture des professions aux femmes : pourquoi abandonner la maternité au profit d’insignifiantes préoccupations masculines ? Et bien sûr, l’impulsivité pour attaquer le professionnalisme lui-même comme sexiste et élitiste, était morte depuis longtemps. A la place, les féministes se tournèrent vers la professionnalisation des fonctions naturelles de la femme. Les travaux ménagers devinrent faussement prestigieux dans la nouvelle discipline appelée « science domestique ». La maternité fut présentée comme une vocation demandant autant de préparation et d’habileté que le métier d’infirmière ou d’enseignante.

Ainsi, pendant que certaines femmes « professionnalisaient » les rôles domestiques de la femme, d’autres « domestiquaient » les rôles professionnels comme le métier d’infirmière, d’enseignante et plus tard, d’assistante sociale.

Pour la femme qui choisissait d’exprimer ses élans féminins hors de la maison, ces occupations étaient présentées comme de simples extensions du rôle domestique « naturel » de la femme. Inversement, la femme qui restait à la maison, était encouragée à se considérer comme une sorte d’infirmière, d’enseignante et de conseillère exerçant dans les limites de la famille. Et ainsi les féministes bourgeoises de la fin du dix-neuvième masquèrent certaines des contradictions les plus aigües du sexisme.

Le médecin a besoin d’une infirmière

Bien sûr, le mouvement féministe n’était pas en position de décider de l’avenir de la profession d’infirmière. Seule la profession médicale l’était. Au début, les médecins étaient un peu sceptiques au sujet des nouvelles infirmières de Nightingale -les soupçonnant peut-être de représenter une nouvelle tentative féminine pour s’infiltrer dans la médecine. Mais ils furent bientôt conquis par l’obéissance sans faille des infirmières. Nightingale était très à cheval sur ce point. Lorsqu’elle arriva en Crimée avec ses infirmières fraichement formées, les médecins commencèrent par les ignorer. Nightingale refusa de les lever le petit doigt pour aider les milliers de soldats malades et blessés avant que les médecins en aient donné l’ordre. Impressionnés, ils changèrent finalement d’avis et les chargèrent du nettoyage de l’hôpital. Pour les médecins assiégés du dix-neuvième siècle, les infirmières étaient un don du ciel : enfin se présentait une espèce de travailleur de la Sante qui ne voulait pas concurrencer les « professionnels », qui n’avait pas de doctrine médicale à promouvoir et qui ne paraissait n’avoir d’autres missions dans la vie que servir.

Tandis que le médecin « professionnel » moyen faisait bon accueil aux infirmières, les nouveaux praticiens scientifiques des débuts du vingtième siècle les rendirent nécessaires. Le nouveau médecin, post-Flexner, était même moins disposé que ses prédécesseurs à surveiller les suites de ses « traitements ». Il faisait son diagnostic, l’ordonnance, et s’en allait. Il ne pouvait gaspiller ses talents ou sa formation académique coûteuse dans les fastidieux détails des soins au chevet des malades. Pour ce faire, il avait besoin d’une aide patiente, obéissante, quelqu’un qui ne soit pas au-dessus des taches les plus serviles, en bref une infirmière.

Le soin comporte deux versants, comme remède à la maladie (cure) et comme accompagnement de la personne malade (care). Les soignant·es non professionalisé·es combinaient ces deux fonctions de soin, et étaient reconnu·es pour ces deux compétences. On peut citer l’exemple des sages-femmes qui ne se contentaient pas d’être présentes à l’accouchement mais accompagnaient aussi la mère jusqu’à ce qu’elle puisse s’occuper en autonomie de son enfant. Avec le développement de la médecine scientifique et la professionnalisation de la médecine, ces deux fonctions ont été définitivement séparées. Le remède revenait au docteur, l’accompagnement à l’infirmière. Les honneurs de la guérison revenaient au docteur, car il était le seul représentant de la « Science ». Les activités de l’infirmière, en revanche, restaient proches de celles d’une servante. Elle était dépossédée de tout pouvoir, de toute magie, et de toute reconnaissance.

La place du docteur et de l’infirmière ont émergé comme fonctions complémentaires, et, dans une société associant le soin de l’autre (care) à la féminité, le soin médical (cure) était intrinsèquement relié à la masculinité. Si l’infirmière était un idéal de femme, le docteur devenait un homme idéal, réunissant l’intelligence et l’action, la théorie abstraite et le pragmatisme clinique. Les qualités mêmes qui destinaient la femme au rôle d’infirmière l’empêchaient de devenir docteure, et vice versa. Sa douceur et sa spiritualité innées n’avaient pas leur place dans le monde froid et dur de la science. La curiosité et le besoin d’action des hommes les éloigne de l’attention patiente requise pour l’accompagnement des malades.

Ces stéréotypes se sont révélés tenaces. L’accent est mis actuellement par l’American Nursing Association sur le fait que le rôle d’infirmière n’est plus une vocation féminine mais bien une « profession » mixte, et appelle à une augmentation du nombre d’infirmiers masculins afin de modifier « l’image » du métier, tout en insistant que les études d’infirmière demandent quasiment au moins de préparation académique que celles de médecine. Cependant, l’élan de « professionnalisation », au mieux, masque le sexisme du système de santé, au pire le renforce en accentuant le clivage entre les travailleurs et travailleuses du monde médical en renforçant une hiérarchie masculine.

Conclusion

Nous avons à mener nos propres luttes, celles de notre époque. Que pouvons-nous apprendre des combats passés pour un mouvement féminin pour la santé – et que pouvons-nous en tirer pour le mouvement actuel ? Voici quelques-unes de nos conclusions :

  • Nous n’avons pas été les spectateur·ices passif·ves de l’histoire de la médecine. Le système de santé actuel est le résultat d’un affrontement des visions masculine et féminine du soin. La profession médicale en particulier n’est pas une institution de plus à nous discriminer : c’est une place forte conçue et maintenue à la seule fin de notre exclusion. Cela signifie que le sexisme du système de santé n’est pas que la somme des sexismes individuels des docteurs. C’est un sexisme antérieur à la science médicale elle-même, profondément enraciné et institutionnalisé.
  • Notre ennemi n’est pas « l’homme » ou sa masculinité individuelle : c’est le système de classes qui permet la domination des soignants masculins et de classe supérieure et notre oppression dans des rôles subalternes.

Le sexisme institutionnel est permis et maintenu par un système de classes qui encourage la domination masculine.

  • Il n’y a pas d’explication historique convaincante de l’exclusion des femmes du système de santé. Les sorcières ont été attaquées pour avoir été pragmatiques, empiriques et immorales, mais au dix-neuvième siècle les rôles s’inversent : les femmes deviennent alors trop peu scientifiques, délicates et sentimentales. Les stéréotypes évoluent pour se plier à la domination masculine, contrairement à nous, et il n’y a rien dans notre prétendue nature féminine innée qui ne justifie notre oppression actuelle.
  • Les hommes conservent leur place de dominants dans le système actuel de santé par le monopole scientifique. Nous sommes floué·es par la science, éduqué·es à la croire irrémédiablement hors de notre portée. Cette frustration peut parfois mener à un rejet de la science, plutôt qu’à une confrontation avec les hommes qui se l’approprient jalousement. La science médicale peut devenir une réelle force de libération, nous donnant le plein contrôle sur nos corps et nos vies en tant que travailleur·euses de la santé. A ce jour, tout effort de réappropriation et de partage de la science médicale est un effort de lutte – ateliers d’auto-découverte du corps et littérature associée, projets d’auto-formation, groupes de parole, de soutien et d’information et cliniques libres et gratuites.
  • La professionnalisation de la médecine n’est rien d’autre que l’institutionnalisation de la domination masculine et de classe. Attention cependant à ne pas confondre professionnalisme et expertise : l’expertise est à construire et à partager, le professionnalisme est par définition élitiste, excluant, raciste, sexiste et classiste. Les femmes qui par le passé ont recherché une formation médicale ont été trop promptes à accepter le professionnalisme associé. Elles ont acquis leur statut de haute lutte, mais au détriment de leurs sœurs moins privilégiées : sages-femmes, infirmières et soignantes. Notre but aujourd’hui n’est pas de permettre à une minorité de femmes l’entrée dans le monde clos de la médecine professionnelle mais d’ouvrir la médecine à toustes.
  • Cela implique que nous devons renverser les barrières entres les pratiquant·es et les patient·es. Nous devons tendre vers un but commun : des patient·es informé·es des besoins des soignant·es en tant que travailleur·euses féminin·es, et des travailleur·euses en contact avec les besoins des patient·es féminin·es. Les soignant·es féminin·es ont un rôle primordial à jouer dans la remise en question des institutions médicales, dans les projets d’auto-formation et d’information, mais iels auront besoin du soutien des patient·es.
  • Notre oppression en tant que travailleur·euses féminin·es dans la santé est lié à l’oppression de genre. Le rôle de l’infirmière qui nous est dévolu dans le système de santé est une prolongation de notre rôle d’épouse et de mère. L’infirmière est formée à voire en la rébellion une négation de leur professionnalisme, mais aussi de leur féminité. Ceci signifie aussi que l’élite médicale masculine a un grand intérêt dans le maintien du sexisme de la société en général : ils sont les patrons d’une industrie où les travailleur·euses sont majoritairement féminin·es. Maintenir une société sexiste leur garantit une main d’œuvre passive et docile, en un mot parfaite. Supprimer le sexisme serait supprimer un des piliers de la hiérarchie du système de santé actuel.

Tout ceci signifie que pour nous, en pratique, il n’est pas possible dans le système de santé de séparer le féminisme de la lutte des travailleur·euses – considérer les soignant·es dans leur travail c’est aussi les considérer dans leur genre.

 

 

Bibliographie

—     The Manufacture of Madness, par Thomas Szasz, M.D., Delta Books, 1971. Szasz soutient que la psychiatrie institutionnelle est la version moderne de la chasse aux sorcières. Nous le saluons, car il est le premier à avoir resitué la sorcellerie dans le contexte de la lutte entre médecins professionnels et soignantes profanes. Lire plus particulièrement le chapitre sur «La sorcière-guérisseuse».

—     Satanism and Witchcraft, par Jules Michelet, The Citadel Press, 1939. (En France : La Sorcière – Garnier Flammarion). Ecrit, au milieu du 19e siècle, par un célèbre historien français. Un livre très vivant sur le Moyen Age, la superstition et l’Eglise, avec une reflexion sur le Diable-médecin».

—     The Malleus Maleficarum, par Heinrich Kramer et James Sprenger, traduit par le Reverend Montague Summers, The Pushkin Press, London, 1928. Cet ouvrage mediéval, d’un abord difficile, est de loin la meilleure source d’informations sur les actions menées quotidiennement au nom de la politique de chasses aux sorcières, et le meilleur dévoilement de la mentalite du chasseur de sorcieres.

—     The History of Witchcraft and Demonology, par le Reverend Montague Summers, University Books, New York, 1956. Ecrit dans les annees 20, par un prêtre catholique, defenseur acharné des chasseurs de sorcières. Attaques violentes contre les sorcières, qualifiées d’«hérétiques, d’anarchistes» et de «maquerelles».

—     Witchcraft, par Pennethrone Hughes, Penguin Books, 1952. Une introduction d’ordre général et un aperçu du problème.

—     Women Healers in Medieval Life and Literature, par Muriel Joy Hughes, Books for Libraries Press, New York, 1943. Un livre rédigé sur un ton modéré, recelant une bonne information sur la situation de la médecine académique et sur les femmes-docteurs non «diplômees» et les sages-femmes, au Moyen Age. Malheureusement, on y écarte complètement la question de la sorcellerie.

—     The Witch-Cult in Western Europe, par Margaret Alice Murray, Oxford University Press, 1921. Le Dr Murray a été la première personne a émettre un point de vue anthropologique, largement répandu depuis, selon lequel la chasse aux sorcières révélait, en partie, chez les gens du peuple, la survivance d’une religion «préchrétienne ».

—     A Mirror of Witchcraft, par Christina Hole, Chatto and Windus, London, 1957. Un ouvrage de référence, contenant des extraits de compte-rendu de procès, et d’autres textes, qui concernent surtout les procès de sorcellerie, en Angleterre, au 16e et au 17e siècles.

—     The Formation of the American Medical Profession : The Role of Institutions, 1780-1860, par Joseph Kett, Yale University Press, 1968. Un point de vue conservateur, qui distille cependant une quantité appréciable d’informations sur les soignantes profanes. La nature, radicale sur le plan politique, du « Mouvement Populaire en faveur de la Santé », est examinée au chapitre 4.

—     Medicine in America : Historical Essays, par Richard H. Shryock, John Hopkins Press, 1966. Un livre à lire, fécond, et d’inspiration nettement libérale. Lire surtout les chapitres sur les femmes à l’intérieur du monde médical américain» et le Mouvement Populaire en faveur de la Sante».

—     American Medicine and the Public Interest, par Rosemary Stevens, Yale University Press, 1971. Long et aride, mais utile pour ses premiers chapitres qui ont trait à la formation de la profession médicale en Amérique et au rôle des fondations philantropiques.

—     Medical Education in the US and Canada, par Abraham Flexner, Carnegie Foun¬dation, 1910. Le fameux « rapport Flexner », qui a changé la face de l’enseignement médical aux Etats-Unis. Des propositions valables, mais c’est d’un élitisme, d’un racisme et d’un sexisme stupéfiants.

—     The History of Nursing, par Richard Shryock, N.B. Saunders, 1959. Mieux que la plupart des histoires d’infirmières – qui sons généralement des glorifications du métier d’infirmière par ceux qui l’ont enseigné – mais beaucoup moins bien que les essais d’histoire de la médecine de Shryock.

—     Lonely Crusader : The Life of Florence Nightingale, par Cecil Woodham-Smith, McGraw Hill, 1951. Une biographie très détaillée qui situe la profession d’infirmière dans le contexte de l’oppression des femmes de la haute société, à l’époque victorienne.

—     Glances and Glimpses, par Harriet K. Hunt. Source Book Press, 1970. Biographie décousue d’une féministe, une doctoresse «irreguliere» du milieu du XIXe siècle. Utile pour sa description de la pratique médicale à cette époque.

—     The American Midwife Controversy : A Crisis of Pro fessionalization, par Frances E. Kobrin, «Bulletin of the History of Medicine», July-August 1966, p. 350. Un exposé sobre et érudit sur la mise hors-la-loi des sages-femmes en Amérique. A lire absolument.

[1] Nous ne mentionnons pas dans cette discussion les proces de sorcieres en Nouvelle Angleterre, dans les annees 1600. Ces proces se produisirent a une echelle relativement petite, tres tardivement dans l’histoire des chasses aux sorcieres et dans un contexte social entierement different de la folie europeenne a ses debuts.

 

Lien vers la brochure en pdf : Sorcieres, sage-femmes et infirmières